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vendredi 9 août 2019

Les colonies françaises à l'Exposition universelle.

Les colonies françaises à l'Exposition universelle.


Dans un précédent numéro, nous avons entretenu les lecteurs du Journal des Voyages de l'Exposition algérienne et de celle de l'Annam. Nous continuerons aujourd'hui notre promenade sur l'Esplanade des Invalides par une visite au Palais Central, dont nous avons donné la vue d'ensemble.
Cette Esplanade des Invalides est véritablement l'un des clous de l'Exposition. La Galerie des Machines et la Tour Eiffel sont, chacune de son côté, un objet d'étonnement pour qui les regarde de près, pour qui sait comprendre le secret de leur puissance et les énormes efforts de l'ingénieur, mais nous parlons ici à des géographes, et dès lors l'Esplanade est l'endroit le plus curieux à explorer. 
Avez-vous jamais vu rien d'attrayant, d'éblouissant comme les pavillons de nos possessions lointaines avec leurs multiples annexes? C'est un mélange d'architecture de tout ordre et de tous pays, de couleurs pâles, claires, vives, miroitantes, chatoyantes, de costumes imprévus de coupe et de tonalité. Au milieu de la foule grouillante qu'attirent les pavillons multicolores, des soldats émergent dont les uniformes ne ressemblent pas à ceux que nous avons l'habitude de voir. 



Il y a là vingt-quatre tirailleurs tonkinois, vingt-quatre tirailleurs saïgonnais avec deux sous-officiers indigènes, huit cipayes de l'Inde française avec leur sergent-major, six spahis africains, avec un maréchal des logis, huit sakalaves avec un caporal, plus trois officiers indigènes. Ces honnêtes militaires nous font assister à toute la gamme des colorations foncées. Leur visage varie du chocolat au noir d'ébène. Le regard, perçant chez les uns, a quelque chose de triste et de résigné chez les autres, les Annamites par exemple. 



Ces miliciens exotiques, qui montent la garde à la porte des pavillons, sont casernés à l'Ecole militaire. On a remarqué qu'ils ont presque tous un goût passionné pour la musique: l'accordéon et le flageolet ont toutes leurs sympathies, ainsi que celles des ouvriers indigènes, charpentiers ou décorateurs.
On a groupé dans le Palais central des Colonies tous les produits des colonies qui n'ont pas d'exposition spéciale. C'est un bâtiment de style composite, dû à M. Sauvestre, architecte en chef de l'Exposition coloniale, et à M. des Tournelles, ingénieur commissaire-adjoint. Les soubassements sont en briques et mortier. Sauf son ossature, le dôme central est tout en bois, et s'étend sur une longueur de 75 mètres. La largeur est de 18 mètres. Le dôme, haut de 50 mètres et flanqué de deux campaniles, surmonte une salle centrale, de chaque côté de laquelle sont deux longues salles latérales. Aux angles, des tourelles contenant des escaliers, qui mènent au premier étage. A l'entrée, à droite et à gauche, on a ménagé deux corps de garde pour les miliciens qui stationnent devant les portes du Palais. L'ensemble de l'édifice est léger, spacieux. M. Sauvestre a voulu en quelque sorte confondre les styles des diverses colonies sans qu'aucun d'eux pût dominer et effacer les autres. Les baies et les toitures sont originales. Les teintes adoptées pour la décoration sont garnies et d'un bel effet: rouge éclatant pour le bois et la surface murale, quelques lignes jaunes, du rouge foncé et du vert émeraude pour le toit.
Le seuil franchi, le visiteur se trouve en face d'une pyramide de bouddhas abrités par des palmiers et des bambous gigantesques. Tout autour, des trophées, des laques, des incrustations merveilleuses, des sièges, des habits, des tentures. Un fronton annamite très original surmonte la porte qui conduit au bureau des commissaires de l'Exposition coloniale. Les produits que l'on trouvera exposés dans les salles latérales viennent de l'Inde française, de la Nouvelle-Calédonie, de la Réunion, des dépendances de Madagascar, de la Guyane française, de la Martinique.
Lorsqu'il prend, au pied de la Tour Eiffel, le petit chemin de fer qui conduit à l'Exposition des Colonies, le voyageur débarque à l'Esplanade des Invalides, en pleine Algérie. La variété et l'étrangeté des costumes, le frappent tout d'abord.
Le Maure et le Turc portent la calotte rouge (chachia) autour de laquelle s'enroule un turban de couleur claire, la double veste et le séroual, culotte bouffante descendant jusqu'au genou et maintenu aux hanches par une ceinture rouge.
Les juifs se font remarquer par la blancheur générale de leur teint, et forment avec les nègres un double contraste.
La chachia violette, le turban noir, la veste et le pantalon de couleur terne les font reconnaître. Tandis que l'israélite porte sur sa peau blanche un vêtement de couleur sombre, monument de son ancien ilotisme, le nègre, cet autre ilote, montre une prédilection marquée pour les couleurs claires. Il porte invariablement le turban et le séroual blancs, et presque toujours une veste blanche.
A côté des classes citadines, le peuple des campagnes et des tribus représente la plus grande partie de la population de notre colonie africaine.
Au milieu des Algériens et des Berbères, se distingue l'Arabe pur sang, grand, mince, élancé, musculeux, cavalier et piéton incomparable, dont les membres souples et forts, offrent un mélange d'élégance et de vigueur.
"La figure ovale, est un peu tirée, avec des traits réguliers, le nez aquilin, l’œil vif, les dents éclatantes; seul le front, étroit et fuyant, manque de noblesse. Le grand air, la poussière, le soleil tannent la peau et lui donne cette belle teinte bronzée qui se marie si bien au dessin énergique du visage."
C'est surtout auprès du village kabyle, parmi les nomades, véritable aristocratie saharienne, que ce type se retrouve dans toute sa beauté. Ici, un berbère sortant de sa tente, aussi basse que spacieuse, apparaît drapé dans un burnous dont les larges plis enveloppent ses mouvements d'une ampleur majestueuse; son haïk blanc, serré par la corde en poil de chameau, encadre le visage dont il fait ressortir la chaude coloration. 



Plus loin, absorbé dans une indifférence contemplative, c'est un spécimen de type sémite; sa personne est maigre et allongée, le nez droit, les narines sont ouvertes, les yeux d'une profondeur saisissante et très rapprochés; les lèvres minces laissent apercevoir une bouche cruelle qui effraie; une barbe noire, assez rare, encadre le visage ovale, émacié et qui respire une intelligence très subtile et très attentive; une sorte de noblesse biblique se retrouve dans les attitudes et dans tous les gestes.
Le village est composé de maisonnettes, assez semblables aux hangars blanchis à la chaux où, dans nos fermes françaises, on renferme les instruments horticoles, les chèvres et les lapins. Ces modestes demeures, construites en terre battue, en bois et en tuiles et où l'on pénètre par une porte basse et étroite, ne renferment guère qu'une pièce, divisée en deux, obscure et mal aérée. Les visiteurs peuvent circuler sans encombre, dans ces gourbis, où sont jetés pèle-mêle des outils pour travailler le bois, tisser les burnous, broder les selles; des caisses défoncées, des pots en terre, des coffres, des tapisseries et des armes.
Il ne faudrait pas juger, par cette insouciance des habitants du village kabyle, que cette race laisse pénétrer dans sa vie privée et dans le foyer de la famille. Comme dans tout l'Orient, la vie privée est protégée en Kabylie contre l'indiscrétion des curieux. Les portes massives des maisons ne s'ouvrent jamais qu'à demi et retombent d'elles-même par leur propre poids. Les fenêtres ont des barreaux, les femmes ne sortent que rarement, et voilées, de ces sorte de prisons dont le maître a la clef. Mais l'élément nomade est le plus nombreux, autant par disposition héréditaire que parce que la nature impose ce genre d'existence aux Kabyles. La plus grande partie du Sahara et de la région des plateaux n'est pas susceptible d'une culture régulière et forme des pâturages intermittents, des terrains de parcours. La richesse des nomades consistant en troupeau, force est de recourir, pour trouver de la nourriture et de l'eau, à des migrations régulières, du sud au nord et du nord au sud, concordant avec le mouvement des saisons.
A l'approche de l'été, les caravanes vont vers le Tell, où elles arrivent après la moisson; à l'automne, elles reviennent sur les hauts plateaux et dans le Sahara.
La tente, si confortable qu'elle soit, est un médiocre abri; mais elle est portative et légère, et elle suffit au nomade, qui la préfère aux maisons de pierre dont il a horreur.
L'ameublement de la tente est d'une simplicité excessive: deux pierres pour former le foyer, des treillis (besaces pour mulets), où sont les provisions, des peaux de bouc goudronnées pour l'eau, une marmite en terre, quelques vases en bois ou en alfa, des nattes grossières et parfois un tapis rudimentaire. Certains caïds ont pu s'offrir le luxe des couverts de table; nous avons vu, chez les Kabyles de l'Esplanade des Invalides, que quelques couteaux auprès d'assiettes grossières. La nourriture ordinaire est le couscous, sorte de gruau que les femmes fabriquent elles-mêmes avec de la farine d'orge ou de froment; des galettes légères assez semblables à nos "crêpes" tiennent lieu de pain. Le lait, le miel et les dattes figurent pour une grande part dans l'alimentation.
Dans le fond de sa cabane, nous avons entrevu une femme kabyle procédant à la confection de ces galettes, pendant que son enfant, âgé de trois ans au plus, se glissait entre les jambes des visiteurs, avide de sortir de cette case obscure.
Partout, d'ailleurs, grouillent les enfants au visage bronzé: en voici un, revêtu d'un burnous blanc et coiffé d'un fez rouge dont la calotte est recouverte de broderies d'or; il peut à peine se tenir sur ses jambes et déjà il écarte bravement de ses petits bras ceux qui lui barrent le passage; deux fillettes dont l'aîné n'a pas douze ans, les mains, les sourcils et les joues couverts de fards rouges, noirs et bruns; un foulard blanc sur la tête, une robe légère retenue sur l'épaule par une agrafe en chrysocale, arrêtent audacieusement au passage tous les visiteurs, leur réclamant une aumône avec une assistance plus impérieuse qu'obséquieuse. Puis, c'est un bambin de sept à huit ans qui veut faire payer un sou aux visiteuses le droit de l'embrasser; comme il est fort gentil, elles ne se font pas prier et il les remercie par un gracieux salam Aleikoum.
On arrive dans la cour du village et l'on peut jeter un regard dans l'intérieur des maisonnettes, dont les murs blancs sont peinturlurés de caractères arabes et de dessins primitifs représentant des armes. Du plafond descendent des lustres, assez semblables à ceux de nos chapelles. Sur le sol, quelques tapis, sur lesquels les Kabyles s'accroupissent pour prendre leur repas; des vases en terre, un marteau, une hache, une petite casserole sur un réchaud. Contre la muraille, de loin en loin, des tentures d'un blanc terne, encadrées de bordures d'un rouge brun.
Mais, dans les maisonnettes, comme sous les tentes, la partie réservée aux femmes est défendue contre l'indiscrétion des profanes, et, lorsque l'un d'eux, trop effronté, fait mine de vouloir franchir cette barrière de la vie privée, le chef de la maison se redresse brusquement et par ses gestes et par ses objurgations essaie de faire comprendre que la curiosité doit avoir des bornes sinon pour les visiteuses, du moins pour les visiteurs.
Aussi n'est-ce point dans le village kabyle que doivent aller ceux qui veulent contempler les femmes algériennes. En dehors des tisseuses et d'une fileuse, dont le travail, patient et presque automatique, démontre le vrai caractère de cette race laborieuse et infatigable, on ne peut voir des femmes arabes qu'au café maure. 



Les Soudanaises et les Kabyles ne sortent de leur apathie que pour danser au son d'une mélodie monotone, exécutée par des instruments exotiques, à la fois lourds et bruyants. Saluons, toutefois, la Kabyle avec son voile gracieux, ses mains et ses ongles teints, ses sourcils ne formant, grâce au fard, qu'une seule ligne; ses traits fins mais un peu durs, et exprimant à la fois l'énergie et la défiance. Fromentin en disait avec raison: "Elles ont quelque chose de gauche et de magnifique dans les habitudes du corps qui leur permet de prendre, accroupies, des postures de singe, et, debout, des attitudes de statue."

Journal des voyages, dimanche 30 juin 1889.

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