Le masque.
To be or not to be, a dit Shakespeare. Les mœurs modernes ont légèrement modifié le cri fatidique d'Hamlet. Nous disons aujourd'hui: paraître ou ne pas être.
Paraître: être ce qu'on n'est pas. Voilà le point de mire général. L'enfant veut paraître grand, il fume et discute les performances des chevaux de course; le jeune homme veut paraître vieux et, pour cela, il nie et blesse; l'homme mûr veut paraître jeune, il court au plaisir et déraisonne, et le vieillard se fait naïf, reniant son expérience qui le date.
La femme se poudre à frimas vers la vingtième année; elle se teint en roux, blond ou noir entre la quarantième et la cinquantième.
Si l'affection est vraie, elle se cache souvent sous la rudesse et se protège presque toujours par l'ironie.
Si elle est fausse, elle se crée une réalité apparente par le mensonge enveloppant et la câlinerie intéressée.
Quand la science est profonde, elle n'a qu'une toute petite surface; lorsqu'elle n'est que faconde, elle présente une abusante façade...
Paraître ou ne pas être, me criait railleusement le petit carton rose que je venais de tirer de son enveloppe "homespum" disent les dames. Il paraît que ce genre de papier d'emballage est le dernier mot de la mode épistolaire.
On a beau dire que "l'habit ne fait pas le moine", j'objecterai, moi, que "le plumage refait bien l'oiseau". Si ce carton rose n'avait pas eu cette physionomie à la fois avenante et distinguée, je n'aurai point accepté l'invitation qu'on "avait l'honneur de me faire", et si je ne m'étais point rendu à la "matinée dramatique" de Mme "Une Telle", je ne serais point amené à vous dire que Buffon était certainement distrait par ses manchettes le jour où il écrivit que l'homme est un animal raisonnable.
N'allez pas croire, cependant, qu'en braquant ma lanterne sur le salon mondain qui m'ouvrit ses portes, je manque, en quoi que ce soit, à cette obligation amicale, et chrétienne, qui nous enjoint à respecter le logis où nous avons mangé le pain et le sel. J'ai mangé d'excellents sandwiches sur lesquels une aimable voisine mettait le sel de son esprit et je me croirais, de ce fait, incité à la discrétion la plus tombale si je n'avais précisément été invité pour faire ensuite imprimer mon opinion sur la "matinée dramatique" en question. En l'imprimant, j'acquitte une dette, je fais une visite de digestion. Ce n'est pas pour ma mince valeur, moins encore pour mes charmes négatifs que l'on m'adresse ce joli carton rose. Non! C'est pour que je fisse mon devoir de journaliste, comme le tapissier et le fleuriste avaient, au préalable, fait le leur. Ce n'est pas flatteur pour moi, j'en conviens; mais on a le destin qu'on peut.
Ce modus vivendi de notre société parisienne vous étonne, charmantes provinciales, qui vivez dans vos cercles fermés et dignes; qui partagez vos réceptions entre les amis de l'esprit et les relations obligées du rang: c'est pourtant ainsi.
A Paris, maintenant que les jeunes filles les plus select font de la peinture à l'atelier, de la médecine à la Faculté, de la philosophie à la Sorbonne, on ne danse plus guère. Les jeunes esthètes inspirés et distingués qui compose la société masculine cultivent également très peu ce genre de sport qu'illustra le grave menuet et qui mourut au pas de quatre. Tout au plus, consent-on à faire un tour de boston, sorte de roulis mêlé de coup de tangage et qui symbolise, je pense, le voyage de la vie. On préfère de beaucoup le lawn-tennis ou coup de point aristocratique, la bicyclette plus démocratique et, surtout, l'automobile ou art d'écraser immédiatement, sinon sans douleur.
Cependant, comme il faut, coûte que coûte, remplir les heures traînantes qui constituent la réunion mondaine, on s'est ingénié à remplacer les sauteries de jeunes filles, remous de jeunes espérances et de jolis rythmes, par des exercices plus "modern-style". Et nous avons eu d'abord les transitoires kermesses, garden-parties, rallye-paper, pour aboutir à la "chambrée symphonique", aux auditions, conférence et théâtre de salon.
En ce moment, c'est ce dernier microbe qui tient la corde. Jouer la comédie est devenu le dernier mot de l'existence mondaine; le masque et la batte forment les armoiries parlantes de notre aristocratie moderne faite d'or et aussi d'intelligence, ce qui la rend inexcusable. Et ne croyez pas qu'on laisse uniquement les tréteaux de salons aux professionnels. Non pas. On engage bien quelques artistes pour augmenter l'attrait de la réunion de numéros coûteux, mais les numéros sensationnels sont généralement les hôtes de la maison. De sorte qu'après une ballerine aux brillants entrechats, aux pirouettes savantes, apparaissent la maîtresse de la maison, sa fille, sa mère, ses amies.
C'est ainsi que Mme Une Telle, qui va franchir la soixantaine, costumée en églogue, mime une idylle ou un symbole, tandis que Mlle Une Telle, qui tout juste tient ses jolis quinze ans, récite un poème enflammé dont son costume de Druidesse sage, doit être considérablement gêné; C'est ainsi que la "troupe mondaine" menée par l'élégant impresario, le marquis Un Tel, enlève "talentueusement" la dernière idylle croustillante de l'académicien chéri de ses dames, ou la "tranche de vie" du dramaturge à la mode, "avec la plus parfaite maestria", disent les journalistes, conviés à cette petite fête, à la condition, vous dis-je, qu'ils feront part au public de leurs impressions.
C'est une condition qui fait d'ailleurs coup double, car elle répond, à la fois, aux exigences de l'amour-propre et du budget. Elle sert, en pas mal de maisons mondaines, à payer les cachets aux artistes. Ces derniers ne reçoivent point de rémunération pour avoir l'honneur de donner la réplique à la spirituelle marquise ou au très séduisant baron, mais on leur apprend discrètement que l'assistance contient des journalistes "en vue" qui parleront d'eux. La maîtresse de maison s'acquitte devant les plumitifs avec de très parfaits sandwiches et des voisines très spirituelles.
Et aussi avec des spectacles philosophiques dont la conclusion ramène l'esprit à contredire Buffon. Non certes, l'homme n'est pas un animal raisonnable, et la femme encore moins, pensai-je (sans le dire, bien entendu) en regardant voltiger, sur ce joli théâtre de salon, une grand'mère de soixante ans, évoluant en poses extatiques et alanguies...
Une grand'mère... Mais que dis-je? On ne doit plus, aujourd'hui, frapper une femme avec cette fleur de neige que nos mères, à nous, portèrent en couronne. L'aïeule d'autrefois est morte, ensevelie, dans le linceul qu'avait tissé son rouet d'ivoire aux fuseaux parfumés de lavande et chargé de fil souple moins soyeux que ses cheveux d'argent.
Elle est morte, la douce "actrice" qui, après avoir joué noblement le grand rôle de sa vie utile et sacrifiée, réunissait autour d'elle le naïf auditoire des petits issus de sa lignée et donnait aussi des "matinées dramatiques": "Il était une fois un bon bûcheron qui avait sept petits garçons et un méchant ogre qui avait sept petites filles..."
Morte, bien morte, dans le Paris mondain, du moins.
Les mères et les grand'mères jouent d'autres comédies maintenant. Paraître... pour ne pas être. Les femmes ne veulent plus de cheveux blancs, et c'est peut-être pourquoi les hommes ont oublié le respect?
Nemo.
Les Veillées des chaumières, 7 juin 1902.
Ce modus vivendi de notre société parisienne vous étonne, charmantes provinciales, qui vivez dans vos cercles fermés et dignes; qui partagez vos réceptions entre les amis de l'esprit et les relations obligées du rang: c'est pourtant ainsi.
A Paris, maintenant que les jeunes filles les plus select font de la peinture à l'atelier, de la médecine à la Faculté, de la philosophie à la Sorbonne, on ne danse plus guère. Les jeunes esthètes inspirés et distingués qui compose la société masculine cultivent également très peu ce genre de sport qu'illustra le grave menuet et qui mourut au pas de quatre. Tout au plus, consent-on à faire un tour de boston, sorte de roulis mêlé de coup de tangage et qui symbolise, je pense, le voyage de la vie. On préfère de beaucoup le lawn-tennis ou coup de point aristocratique, la bicyclette plus démocratique et, surtout, l'automobile ou art d'écraser immédiatement, sinon sans douleur.
Cependant, comme il faut, coûte que coûte, remplir les heures traînantes qui constituent la réunion mondaine, on s'est ingénié à remplacer les sauteries de jeunes filles, remous de jeunes espérances et de jolis rythmes, par des exercices plus "modern-style". Et nous avons eu d'abord les transitoires kermesses, garden-parties, rallye-paper, pour aboutir à la "chambrée symphonique", aux auditions, conférence et théâtre de salon.
En ce moment, c'est ce dernier microbe qui tient la corde. Jouer la comédie est devenu le dernier mot de l'existence mondaine; le masque et la batte forment les armoiries parlantes de notre aristocratie moderne faite d'or et aussi d'intelligence, ce qui la rend inexcusable. Et ne croyez pas qu'on laisse uniquement les tréteaux de salons aux professionnels. Non pas. On engage bien quelques artistes pour augmenter l'attrait de la réunion de numéros coûteux, mais les numéros sensationnels sont généralement les hôtes de la maison. De sorte qu'après une ballerine aux brillants entrechats, aux pirouettes savantes, apparaissent la maîtresse de la maison, sa fille, sa mère, ses amies.
C'est ainsi que Mme Une Telle, qui va franchir la soixantaine, costumée en églogue, mime une idylle ou un symbole, tandis que Mlle Une Telle, qui tout juste tient ses jolis quinze ans, récite un poème enflammé dont son costume de Druidesse sage, doit être considérablement gêné; C'est ainsi que la "troupe mondaine" menée par l'élégant impresario, le marquis Un Tel, enlève "talentueusement" la dernière idylle croustillante de l'académicien chéri de ses dames, ou la "tranche de vie" du dramaturge à la mode, "avec la plus parfaite maestria", disent les journalistes, conviés à cette petite fête, à la condition, vous dis-je, qu'ils feront part au public de leurs impressions.
C'est une condition qui fait d'ailleurs coup double, car elle répond, à la fois, aux exigences de l'amour-propre et du budget. Elle sert, en pas mal de maisons mondaines, à payer les cachets aux artistes. Ces derniers ne reçoivent point de rémunération pour avoir l'honneur de donner la réplique à la spirituelle marquise ou au très séduisant baron, mais on leur apprend discrètement que l'assistance contient des journalistes "en vue" qui parleront d'eux. La maîtresse de maison s'acquitte devant les plumitifs avec de très parfaits sandwiches et des voisines très spirituelles.
Et aussi avec des spectacles philosophiques dont la conclusion ramène l'esprit à contredire Buffon. Non certes, l'homme n'est pas un animal raisonnable, et la femme encore moins, pensai-je (sans le dire, bien entendu) en regardant voltiger, sur ce joli théâtre de salon, une grand'mère de soixante ans, évoluant en poses extatiques et alanguies...
Une grand'mère... Mais que dis-je? On ne doit plus, aujourd'hui, frapper une femme avec cette fleur de neige que nos mères, à nous, portèrent en couronne. L'aïeule d'autrefois est morte, ensevelie, dans le linceul qu'avait tissé son rouet d'ivoire aux fuseaux parfumés de lavande et chargé de fil souple moins soyeux que ses cheveux d'argent.
Elle est morte, la douce "actrice" qui, après avoir joué noblement le grand rôle de sa vie utile et sacrifiée, réunissait autour d'elle le naïf auditoire des petits issus de sa lignée et donnait aussi des "matinées dramatiques": "Il était une fois un bon bûcheron qui avait sept petits garçons et un méchant ogre qui avait sept petites filles..."
Morte, bien morte, dans le Paris mondain, du moins.
Les mères et les grand'mères jouent d'autres comédies maintenant. Paraître... pour ne pas être. Les femmes ne veulent plus de cheveux blancs, et c'est peut-être pourquoi les hommes ont oublié le respect?
Nemo.
Les Veillées des chaumières, 7 juin 1902.
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