Nous voulons.
Je vous présente Mlle Juliette de Rêverose, dix-huit ans, un million de dot et sept prétendants à sa main.
Je ne suis, comme vous le voyez, ni grande, ni petite, ni brune, ni blonde, ni jolie, ni laide, et sans les millions de mon père, je resterais de celles dont on ne parle pas.
Je suis la personne la plus indépendante qui soit au monde et si ma devise n'est pas Je veux mais Nous voulons, c'est parce que je me flatte d'être bien élevée et que mon père chéri n'a d'autre volonté que la mienne.
Je voudrais bien voir, par exemple, qu'on m'imposât un mari comme on m'a imposé un maître de danse et un coiffeur, moi qui déteste le bal autant que les chignons et les frisettes; mais, à dix-huit ans, m'a-t-on fait entendre, il faut aller dans le monde et les nattes sur le dos sont proscrites.
Je n'avais que trois mois quand j'eu le malheur de perdre ma mère, et mon père, dont je suis l'unique enfant, désire me marier le plus tôt possible. Il m'a fait appeler, l'autre jour, dans son cabinet, pour me parler sérieusement de mon avenir et me faire l'énumération des sept prétendants à ma main, à mon cœur, et surtout... à mes écus. Je ne me fais pas illusion.
Depuis six jours, je pâlis sur la liste que j'ai dressée de ces Messieurs. Je les ai tous rencontré dans le monde, cet hiver. (Elle tient un papier à la main). Ce soir expire le délai accordé par mon père pour le fixer sur mon choix.
Mon Dieu! que je suis perplexe!... (Elle réfléchit). Il me vient une idée lumineuse, inspirée sans doute par le ciel. Je vais m'en remettre au sort pour le choix définitif que la Providence me destine.
Que j'assigne d'abord à chacun son numéro d'ordre.
Le n°1 à M. Guy de M..., vingt-cinq ans, membre du Jockey-Club, sportsman très smart, fait courir au Grand-Prix, a crié "A bas les juifs", et s'est vu infliger trois heures de prison. Porte toujours des bottes à l'écuyère, un lorgnon sur le nez et une cravache à la main; a la passion des chevaux; s'est cassé les deux bras et une jambe en attendant qu'il se casse le cou.
Le n°2, au marquis Jehan de K... Moustaches et cheveux roux, se pique de descendre des croisés, habite un vieux château en Normandie ou en Bretagne, a besoin d'une femme riche pour redorer son blason.
Le n°3, à M. Ludovic N..., trente ans, industriel richissime à Lille, très myope et un peu chauve, habite avec sa mère qui est veuve. Des belles-mères et des vieux maris, délivrez-nous, Seigneur!
Le n°4, au baron de L..., un grand blond, riche et désœuvré; tue le temps en écrivant, en amateur, dans le Figaro et en composant des quatrains, réclames pour le savon du Congo et le vin Désiles*; sent le musc à vingt pas.
Le n°5, au lieutenant de S..., vingt-quatre ans, en garnison à Versailles, est sorti n°1 de Saint-Cyr, a été mis, plusieurs fois, à l'ordre du jour; garçon très... sérieux, dit mon père, et qui fera son chemin. Gros yeux, gros nez, grande bouche, oreilles décollées, laid à donner le frisson; a l'accent auvergnat.
Le n°6 au sous lieutenant R..., vingt-deux ans, a un corset et un binocle, est toujours frisé, pommadé, parfumé au jasmin d'Espagne; ne porte que des gants clairs, a une voix flûtée, des manières aristocratiques bien qu'il soit le fils d'un négociant enrichi dans les huiles. ses camarades de régiment l'appellent "la demoiselle".
Le n°7, au docteur André M..., médecin attaché à l'Hôtel-Dieu, vingt-six ans, ni titres, ni rentes; vit de son travail et fait élever sa jeune sœur à l'Assomption d'Auteuil. Catholique militant, président d'un cercle d'ouvriers. Physionomie douce, intelligente et sympathique, parle peu mais bien, a assisté le docteur Peyrot dans une opération qu'a subie mon père.
Je transcris à présent mes numéros sur ces carrés de papier, je les plie uniformément, je les jette dans cette boîte doublée de satin vert, j'élève ma pensée vers le ciel, je plonge la main et je retire...
Mon cœur bat à se rompre... mes jambes chancellent... mes yeux sont obscurcis... Je suis toute tremblante... Si j'ai tiré le n°1 ou le n°3... je le déchirerai sans pitié. (Elle ouvre lentement un papier qu'elle vient maladroitement de tirer non de la boîte mais de sa manche)
Numéro 7.
A la paix, au bonheur qui inondent mon âme, je ne puis douter que la Providence a guidé ma main. Le sort n'a fait que ratifier le choix de mon cœur; que je cours apprendre à mon père la décision du ciel (à part) et... de ma manche.
Il penchait pour l'industriel de Lille et sûrement, il me fera des objections; mais je lui dirai, entre un baiser et une caresse: "Petit père chéri, puisque tout ce que je veux, vous le voulez, Nous voulons, n'est-ce pas, répondre immédiatement, au docteur M... que sa demande en mariage est agréée et que nous l'attendons, demain soir, à notre five o'clock."
M. R.
Les Veillées des chaumières, 15 mars 1902.
* Nota de Célestin Mira:
Savon du Congo:
Vin Désiles:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire