La légende comique et fantastique du diable.
Personnage grotesque plutôt que terrible, bouffon plutôt qu'effrayant, dans combien d'aventures, de mésaventures, de méfaits et de mystifications, les anciens conteurs n'ont-ils pas fait apparaître la silhouette bizarre et la figure grimaçante du diable! Vieilles légendes, traditions locales, récits populaires sont remplis des méchants tours qu'il joue à l'homme et des farces dont l'homme le régale en échange. Ce qui donne à ces inventions, tantôt plaisantes, tantôt merveilleuses, où excelle l'imagination de nos ancêtres, une saveur toute particulière, c'est qu'on y sent un curieux mélange d'esprit narquois et de frayeur naïve. Sentiment de mystère, malice et bonne humeur, voilà ce qui fait que nous trouvons aujourd'hui encore tant de charme à puiser dans ce trésor de fantaisie amusante et pittoresque.
Avec ses yeux qui louchent et son pied qui fourche, son nez qui tombe, sa barbiche en pointe, un soupçon de corne à la naissance des cheveux, un soupçon de queue à la tombée du dos, il est impossible que vous ne l'ayez pas rencontré, clopinant, sautillant, boitillant à travers les vieilles estampes et les histoires naïves du temps jadis. C'est le diable! Mais le diable du pays de la diablerie, célèbre par ses mésaventures autant que pas ses méfaits, pitoyable autant que haïssable, personnage burlesque, héros bouffon, et qui ne ressemble à Satan que comme peut faire une lointaine caricature. Ou plutôt c'est une création jaillie spontanément de cerveaux tout neufs amis du merveilleux et du grotesque, issue de l'imagination presque enfantine d'une société qui, pareille aux enfants, s'amuse et s'effraie des histoires qu'elle invente et en devient dupe au moment même où elle se les raconte.
En effet, après avoir tremblé sous la tyrannie de Satan, le moyen âge s'est révolté contre lui et il s'est défendu avec les armes des faibles, la satire et la raillerie. Il se moque de Satan pour ne plus en avoir peur et se le figure ridicule pour le rendre inoffensif. Il fait de lui tout uniment un mystificateur des hommes, bientôt mystifié lui-même, un farceur pris à ses propres pièges.
Les mille et un tours d'un maître prestidigitateur.
En devenant personnage comique, le Malin conserve le rôle qui a toujours été le sien: tenter et perdre l'humanité. Sa joie est de bourrer d'âmes son sac en peau de dromadaire. Que de tours, que de ruses, que d'inventions n'a-t-il pas à sa disposition! C'est d'abord un psychologue subtil et pénétrant. Il connait son homme à fond et sait ce qu'il faut à chacun. A celui-ci qui est gourmand il offrira de jolis petits pains d'avoine au beurre, bien cuits et bien dorés, ou encore il donnera de précieuses recettes de cuisine; à tel autre, artiste amoureux de son art, il apportera des secrets d'orfèvrerie et enseignera la manière de faire étinceler les diamants; au docteur Faust il promettra la science universelle.
Un jour de vendredi saint, il rencontre ce vieil ivrogne de Falstaff, dont le gosier est toujours sec et le ventre toujours affamé. "Bonne aubaine, se dit Satan, et le voila qui tire de dessous son manteau une poudreuse bouteille de vin et une cuisse odorante de chapon. Falstaff s'émeut, renifle, son œil s'allume, l'eau lui monte à la bouche; il accepte la volaille et la bouteille, et se confond en remerciements. Le malheureux s'aperçoit trop tard, hélas! qu'en échange il a donné son âme.
Le diable est ensuite un prestidigitateur de génie. Initié jadis aux lois de la nature, il les bouleverse à sa fantaisie. De son caprice naissent des êtres étranges qui se transforment à l'infini. Il crée autour de lui un monde enchanté où choses et gens sont soumis à son empire. Un jour en compagnie de Faust, dans une taverne de Leipzig, il s'assoit au milieu d'une bande de joyeux compères. On lui offre à boire. "Du vin de charretier? Fi donc!" Qu'on lui donne un foret, que chacun dise son goût... Donc devant chaque convive, il perce un trou dans le rebord de la table. Aussitôt jaillit pour l'un du vin clairet, du vin du Rhin pour l'autre, du tokay pour un troisième. Que pas une goutte surtout ne tombe à terre!... Mais un buveur maladroit tient mal son gobelet; le vin coule et se change en flamme. Tous se lèvent épouvantés, insultant l'infernal enchanteur. D'un mot, il les transporte dans un pays d'illusions, parmi des coteaux couverts de vignes; de lourdes grappes pendent sous leurs mains. Chacun tire son couteau pour couper ces fruits magnifiques; ce sont leurs nez qu'ils tiennent, les pauvres! Le diable, par bonheur, borne là sa leçon: il dessille les yeux des bons compères, qui lâchent prise. Il n'était que temps!
Grâce à sa puissance magique, il se métamorphose de mille façons: tantôt il se rapetisse de manière à tenir dans une noisette; Erasme croyait même le voir sautiller dans le corps des puces; tantôt il grandit, s'enfle, devient quelque géant colossal. Il revêt indifféremment l'apparence d'une salade ou d'un arbre.
Quelquefois, il s'acharne après un passant, le pourchasse toute une journée, l'affole par ses transformations subites en cheval, en soldat "à la peau noire", en gras pourceau, en âne; puis, quand il est las de sa poursuite, il se fait petit tonneau, roule dans les jambes de l'homme, le culbute, lui passe sur le ventre et file en riant aux éclats.
Métamorphosé en mouche, il se faufile dans le corps des imprudents qui dorment la bouche ouverte; quelquefois, prenant l'apparence d'un crapaud, il se tapit au fond des gobelets, et malheur à celui qui avale son vin d'un seul coup! le diable passe avec le liquide et rend le buveur si pesant que dix hommes suffisent à peine à le remuer.
Il nait parfois dans la cervelle de Satan des idées extravagantes, par exemple celle qu'il eut un jour de donner au fils d'un paysan une force extraordinaire. La vie bientôt ne fut plus possible pour ce trop vigoureux garçon. Administrait-il une gifle à une fileuse qui sommeillait sur son rouet, vingt-cinq fileuses tombaient raides mortes. Il ne pouvait pas fouetter un cheval sans le couper en deux; sa force d'ailleurs lui permettait, maigre consolation, d'en rapporter une moitié sous chaque bras. A une fête du village, quelqu'un se moqua de lui; il envoya un tel coup de pied au rieur qu'il étendit par terre tous les danseurs. On voulut l'arrêter, et vingt-cinq gendarmes se présentèrent: le premier reçut un tel choc dans la poitrine que les vingt-quatre autres en restèrent sur le carreau. Le moyen de vivre dans une société civilisée avec une telle puissance musculaire! Le "Fils" du diable dut alors partir au-delà des mers pour des contrées lointaines et ignorées.
La résistance s'organise. Premières mésaventures.
An dépit de ses ruses, de sa rouerie, de ses sorcelleries, il s'en faut que Satan en vienne toujours à ses fins. Il lui arrive de se heurter à des vertus supérieures. Et parfois l'aventure risque de tourner mal.
Des maçons bâtissaient le mur d'un couvent. Malgré la chaleur, (on était en plein été), ils travaillaient ferme et le mur s'élevait. Il s'élevait trop vite au gré de Satan. Songez! un mur de couvent! Il se recroquevilla derrière un tas de grosses pierres, et, d'une voix lointaine, car il est ventriloque à ses heures, se mit à déplorer le sort des malheureux condamnés à travailler par une telle température. Ses propos charitables produisaient déjà leur effet, et la moitié des maçons abandonnaient leur besogne quand l'un d'eux aperçut entre deux moellons les cornes de l'orateur mystérieux. Satan n'eut que le temps de déguerpir: une pioche lui arrivait sur le nez, lancée d'une main sure et vigoureuse.
Sa colère dans ces moments-là est épouvantable; il grince des dents avec un bruit horrible, trépigne et bondit. Il se venge sur le premier venu. Ne prononcez pas son nom, si jamais vous le rencontrez dans cet état: il vous en cuirait. Il se précipite dans les maisons, culbute les meubles, souffle la tempête dans la cheminée, empoisonne les plats dans la cuisine, verse le vin dans la soupière et la soupe dans les bouteilles.
Or, ce qui faisait jadis le plus pur de la force du diable, c'est le mystère dont il s'entourait: une fois dévoilé, il cesse d'être redoutable. Ses malices maintenant montrent leur trame, et les gens commencent à ne plus s'y laisser prendre. On lui fait payer cher ses plaisanteries, on l'assomme de coups de bâtons. Son pauvre dos en est tout bossu; son nez est gros comme une pomme de terre et ses oreilles sont en marmelade. Des enfants l'enchaînent avec des cordes et le conduisent en laisse comme un toutou. On l'emprisonne dans un pot à beurre.
La mauvaise foi des hommes à son égard devient scandaleuse. Et il a l'audace de s'en plaindre! Quand il contracte un pacte avec quelque mortel, est-ce qu'il ne remplit pas tous ses engagements avec une conscience parfaite? Est-ce qu'il ne se laisse pas, suivant le bon plaisir des gens, enfermer dans des coffres, dans des boîtes ou dans des bouteilles? Lui, on ne cherche qu'à le tromper! Il cite les délinquants devant les tribunaux, car il est processif comme un Normand et retors comme un procureur; mais les hommes sont des larrons en foire qui s'entendent contre lui: il perd tous ses procès. Eh bien! puisqu'il est le seul être ici-bas dont la parole soir d'or, il se méfiera, il exigera des signatures et des contrats en forme. Vaines précautions! Les bonnes fées maintenant s'unissent aux hommes pour triompher de lui.
Histoire de la baguette enchantée.
Il était une fois un pauvre homme et une vieille femme qui ne possédaient pas un sou vaillant. Ils avaient fait construire une maison, mais n'avaient pas de quoi la payer. Le Diable vint frapper à leur porte.
"Je vais te tirer d'affaire, dit-il à l'homme, si tu promets de me donner dans vingt ans ce que ta femme portera sur ses bras l'an prochain."
Le pauvre homme reçut l'argent et signa l'engagement. L'année d'après, sa femme portait sur ses bras un garçon nouveau-né. Quel fut leur désespoir quand ils se rappelèrent le marché conclu! Ils vécurent vingt années de tristesse et de douleur. Lorsque le fils eut dix-neuf ans, il fallut bien lui avouer toute la vérité.
"Qu'est-ce que cela? dit-il. Je n'ai pas peur du diable; dès demain, j'irai le trouver."
Le lendemain, en effet, il se mit en route. Traversant la forêt, il entendit la voix d'une fée qui l'appelait: "Voici une baguette enchantée, lui dit-elle, au moyen de laquelle tu pourras faire tout ce que tu voudras."
Il arriva chez le diable.
"Ah! te voilà, mon garçon, ricana celui-ci: je cirais mes bottes pour aller te chercher.
- Oui, me voilà, mais que vas-tu me donner à faire? Je n'aime pas rester les bras croisés comme un fainéant;
- Tu iras couper le bois, dit le diable, et tu me feras de la charbonnette."
Le diable parti, le jeune homme donna un coup de baguette et toute la forêt tomba par terre. Un second coup de baguette et tout le bois fut en charbon. Puis il rentra et mangea comme un ogre.
"Tu va me ruiner, malheureux, avec un appétit pareil.
- Si tu n'es pas content, rends-moi la signature de mon père, et je m'en irai. En attendant, donne-moi de l'ouvrage, je n'ai pas peur du travail.
- J'ai deux étangs, dit le diable, dans l'un, il y a du poisson, dans l'autre il n'y a que de la boue. Tu mettras le deuxième à sec."
Le jeune homme, arrivé aux étangs, ne manqua pas de donner un coup de baguette dans l'étang où nageaient les poissons. Instantanément, l'étang fut vidé, et les poissons transportés dans l'étang de boue n'y vécurent que de brèves minutes.
Quand le diable vit tout ce bel ouvrage, ses bois rasés et calcinés, son étang complétement à sec et tous ces poissons morts, il entra dans une colère épouvantable, rendit au fils le papier paternel et le pria d'aller sans retard exercer sa malfaisance ailleurs, ce que l'autre ne se fit pas répéter deux fois, comme bien l'on pense.
Le dupeur dupé. Une puissance à son déclin.
Décidemment, le pouvoir du diable est en baisse. Un simple croquant lui en remontre et l'attrape comme un nigaud. Pour un gros sac d'argent, un paysan lui promet tout ce qui poussera dans son champ au-dessus de terre: l'homme sème des carottes et des navets. Pour un deuxième sac d'argent, il promet cette fois tout ce qui poussera sous le sol: il sème du blé, de l'avoine et de l'orge. Quels affronts le malheureux n'a-t-il pas déjà subi? Ses cheveux clairsemés disent ses nombreux désespoirs. Lui, le Maudit, il a de ses propres mains construit des couvents et des abbayes, entre autre celle de Crowland en Angleterre. Il a élevé des cathédrales magnifiques à la gloire de Dieu, élancé vers le ciel des flèches de pierres, arrondi les voûtes des nefs au-dessus des hauts piliers; ses doigts ont brodé des dentelles de granit et sculpté aux portails les pieux enseignements. Chacun sait de quelle monnaie on lui a payé son merveilleux plan de la cathédrale de Cologne! Eh bien! la leçon n'a pas suffi. Une seconde fois, il se laisse duper; C'est du moins ce que racontent les fileuses du pays rhénan.
Il y a bien longtemps de cela, les bourgeois d'Aix-la-Chapelle voulurent bâtir une église. Ils se cotisèrent et les ouvriers se mirent à l'ouvrage; mais au bout de six mois l'argent manqua. Il fallait un million. Le diable, qui habitait à ce moment près d'Heidenstadt, la ville des païens, apprit la chose et vint trouver le bourgmestre.
" Je vous apporte votre million, lui dit-il, si vous me promettez la première âme qui entrera dans votre église."
L'offre était tentante, et le bourgmestre accepta. Deux ans après, l'église était bâtie. Elle était bâtie, mais personne n'y voulait entrer le premier, et les bourgeois d'Aix étaient fort en peine, quand un moine eut une ingénieuse idée:
"Nous avons promis une âme, dit-il, mais nous n'avons pas dit laquelle. Jetons en pâture à Satan l'âme du loup qu'on a pris ce matin vivant. Il faudra bien qu'il s'en contente."
Le jour de la cérémonie arriva. Le Sénat et le Chapitre attendaient devant le portail, et le peuple couvrait la place. Tout à coup, à un signal donné, on ouvrit en même temps les portes de l'église et celles de la cage où était le loup. Effrayé par la foule, l'animal se précipita dans la cathédrale, où, les yeux fermés, se léchant déjà les babines, Satan attendait sa proie. Quand il sentit qu'il avalait un loup, sa colère fut terrible: il poussa des rugissements épouvantables et sortit en frappant la porte d'un si vigoureux coup de pied qu'elle se fendit du haut en bas.
Pauvre diable! Il n'est pas besoin pour le duper d'un Chapitre et d'un Sénat: un valet de ferme y suffit. Un jour, un laboureur dit à son domestique: "J'ai prêté autrefois cent écus au diable; va donc les lui réclamer." Le domestique part, et, dans une grande forêt, rencontre le diable qui, sans difficulté, compte l'argent. A peine le domestique a-t-il tourné les talons, que Satan appelle un de ses diablotins: "Tu vois cet homme qui s'en va. Voici cent écus et propose lui de jouer aux quilles son argent contre le tien. De la sorte, les cent écus ne vont pas tarder à rentrer dans ma bourse." Rattraper l'homme, lui proposer une partie de quilles, fut pour le diablotin l'affaire d'un instant. A lui de jouer. Du premier coup, il renverse huit quilles. Les écus du domestique étaient bien aventurés. Mais, voilà qu'au lieu de jouer, celui-ci, finaud, fait mine de jeter la boule dans la rivière. Le diable tenait à sa boule, qui était en pierres précieuses. "Holà dit-il, arrête: tu as gagné. Rends-moi ma boule." Il lui donna ses cent écus et revint tout penaud.
Bafoué, trompé, roué, Satan songe à faire sa retraite. Car la vie chez les hommes n'est vraiment plus tenable. Depuis quelques années, dans des pièces appelées petites ou grandes "diableries", on lui fait jouer un rôle humiliant de jocrisse et de paillasse, qui met le bas peuple en joie. Un seigneur tel que lui n'est pas fait pour amuser le vulgaire. Puisque son empire est méconnu, il ira vivre au milieu des forêts dans ses palais magiques, parmi l'étincellement des lumières, des émeraudes et des diamants.
Chevauchées nocturnes et meutes fantastiques.
L'âge lui a blanchi les cheveux et les sourcils, ridé le front et amaigri les jambes. Sombre et taciturne, il vit au sein des forêts profondes. Le souvenir de ses luttes inutiles et de ses déboires de corrupteur d'âmes l'emplit de honte et d'amertume. Il résolut de chasser pour se distraire. Donc il réunit une meute innombrable de chiens terribles aux yeux dorés, aux mâchoires solides comme des crampons de fer, aux jarrets en équerre comme ceux des fauves, aux griffes noires et longues. C'étaient des dogues d'Angleterre, des chiens tigres et des chiens bauds de Barbarie, des chiens de l'Inde "mordants" au lion et au taureau. Des chevaux splendidement harnachés lui vinrent de tous les pays, genêts d'Espagne ou coureurs tartares, piaffant, écumant, rongeant leur frein, toujours impatients de courses furieuses. Vêtu de noir, une plume rouge à son chapeau, une dague d'or ciselé à la hanche, sonnant avec un bruit de tonnerre dans une corne de buffle, Satan parcourt alors, dans des chevauchées fantastiques, toutes les forêts de la terre. "On entend souvent, dit le poème anglais d'Albania, à minuit ou à midi, un bruit d'abord faible, mais grossissant de plus en plus; c'est la voix des chasseurs, les aboiements des chiens et le son rauque du cor dans le lointain. Bientôt le tumulte redouble, l'air retentit de cris plus élevés, des gémissements du cerf poursuivi et déchiré par les chiens, des acclamations des chasseurs, du trépignement produit par les pieds des chevaux, bruit répété par les échos des cavernes. Le berger tourne ses yeux égarés vers la montagne, mais il n'aperçoit aucune trace d'un être vivant."
C'est le diable qui passe, le chasseur sauvage des légendes anglaises et allemandes, le chasseur noir des contes vosgiens. Dans les forêts de la Saône, on le voit parfois monté sur un taureau ou sur un sanglier énorme, galoper d'un train infernal; et dans la forêt de Fontainebleau les bûcherons l'aperçoivent souvent. C'est là qu'il se dresse tout à coup devant les rois et les princes et se joint à leur chasse. En 1598, il apparaît à Henri IV; le journal de son règne cette "étrange et effroyable histoire."
" Le roi, chassant dans la forêt de Fontainebleau, entendit, comme à une demi-heure de l'endroit où il était, des jappements de chiens, le cor et le cri des chasseurs, et en un moment tout ce bruit qui semblait éloigné se présenta à son oreille. Il commanda à M. le comte de Soissons de brousser et de pousser en avant pour voir ce que c'était, ne présumant pas qu'il pût y avoir des gens assez hardis pour se mêler parmi sa chasse et lui en troubler le passe-temps. Le comte de Soissons s'avançant entendit le bruit sans voir d'où il venait; un grand homme noir se présenta dans l'épaisseur des broussailles et cria d'une voix terrible: "M'entendez-vous?" et soudain disparut."
Une partie de chasse qui dure cent ans.
Malheur à l'imprudent qui se laisse tenter et consent à suivre la chasse du chasseur mystérieux! Il s'enchante de bruit, d'espace, de vitesse. Mais gare au réveil!
Le beau Pécopin*, fils du burgrave de Sonneck aimait la belle Bauldour, fille du sire de Falkenburg. Il s'apprêtait à l'épouser quand le comte palatin l'envoya en ambassade auprès du duc de Bourgogne; il partit en jurant à Bauldour de revenir bientôt. Mais le duc à son tour l'envoya négocier avec le roi de France; celui-ci l'envoya trouver à Grenade le miramolin des Maures et celui-ci le dépêcha auprès du calife de Bagdad.
Après avoir longtemps erré, Pécopin, revint, une nuit, aux montagnes des Vosges. Et, levant la tête, il vit devant lui un vieux seigneur, vêtu d'un magnifique habit de chasse. D'un bond, le vieux chasseur enfourcha un superbe cheval tartare, sans selle ni caparaçon. Il se mit à sonner une fanfare formidable. Pécopin sauta sur un genêt d'Espagne. La forêt alors s'emplit de lueurs extraordinaires. Une cloche fêlée sonna minuit, et, au douzième coup, les chiens, les chasseurs, les piqueurs, le vieillard et Pécopin s'élancèrent dans un galop effréné.
La forêt était immense et les clairières succédaient aux clairières. Le vent mugissait, les arbres semblaient emportés du même galop que les chasseurs, la meute hurlait, et toujours au loin, résonnait le cor du vieux seigneur. Pécopin reconnut courant à sa gauche les montagnes des basses Vosges, un moment après celles des hautes Vosges. En moins d'un quart d'heure, il eut traversé l'Alsace. Peu à peu, le brouillard se leva, et, à la clarté de la lune, Pécopin reconnut la chaînes des Cévennes, une demi-heure plus tard, en arrachant une poignée d'herbe au passage, il vit à certaines fleurs qu'il franchissait les Pyrénées. "Plutôt mourir, pensa-t-il que de m'éloigner davantage du Rhin!" et il voulut se jeter à bas de son cheval, mais les étriers serraient ses pieds comme un étau. Il ferma les yeux et se laissa emporter. La chaleur d'une nuit tropicale lui incendia le visage et les rugissements des tigres lui parvinrent. Pécopin galopait dans une forêt de l'Inde. Puis un froid terrible lui cingla la figure. Pécopin galopait parmi les mélèzes du cap Nord. Tout à coup, son cheval s'arrêta net.
Un coq chanta. L'aube commença de blanchir. Le cheval de Pécopin fondit sous lui. Tout s'évanouit, et il se trouva seul dans un ravin à la porte d'un vieux château. Il leva la tête et poussa un cri de joie. Ce château c'était le château de Falkenburg.
Il courut à la tourelle où habitait Bauldour. Un rouet ronronnait dans la chambre. Il entra. Une vieille petite femme courbée, cassée et ratatinée tenait un fuseau.
"Où est Bauldour, madame?" dit Pécopin
La petite vieille poussa un cri de joie en agitant ses mains décharnées: "O ciel, chevalier Pécopin, voilà donc votre ombre qui revient!
- Parbleu! Je ne suis pas mort. Je suis Pécopin en chair et en os, et je veux un baiser de ma chère Bauldour."
La vieille dame se précipita dans ses bras. C'était Bauldour. Hélas! Elle avait cent vingt ans et un jour. La nuit de chasse avait duré un siècle.
L'heure vint pour Satan de disparaître pour tout de bon. A ce monde qu'il avait détesté, mystifié et peuplé de ses fantômes, il adressa une dernière et affreuse grimace: il tordit sa jambe difforme autour de l'autre, puis, se dressant sur la pointe du pied, il fit une pirouette et s'enfonça dans la terre comme une vrille. Le sol, en se refermant sur lui, laissa échapper une petite lueur violette pailletée d'étincelles vertes.
Comme les palais de la fée Morgane qui glissaient sur les flots aux rayons roses du jour naissant, tout cet empire de la diablerie et de la magie s'est évanoui devant l'aube claire de notre âge. Celui qui terrifia tant les hommes ou les émerveilla pendant si longtemps, est allé rejoindre dans les contes de nourrices son compère Croquemitaine*. Tout juste pourrait-on retrouver sa trace à quelques locutions qui subsistent dans le langage familier: ce diable-là est celui qu'on aperçoit dans le fond d'une bourse vide, et c'est celui que nous nous plaignons à certains jours de tirer par la queue. Et c'est aussi celui que les bambins, effarés et surpris, s'amusent à voir surgir, rouge et noir, d'une boîte à surprise;
Lectures pour tous, Revue universelle, Hachette et Cie, Paris, 1901.
* Nota de Célestin Mira:
* Le beau Pécopin:
* Croquemitaine:












