Les petits métiers à l'Exposition.
C'est devant les merveilles réunies par les grands commerçants et les puissantes maisons d'industrie que se portait partout la curiosité et que stationnaient les visiteurs de notre Exposition. N'était-il pas curieux, cependant, d'y rencontrer, à côté de ces produits de travail collectif, certaines industries pratiquées par des individus isolés comme elles l'étaient au temps jadis? Contraste bien frappant et qui, outre l'amusement des yeux, fournissait un sujet de réflexion et peut-être d'enseignement!
L'Exposition de 1900 a réuni dans son immensité tous les contrastes. On y apercevait les spectacles les plus imprévus, on y faisait les rencontres ou les trouvailles les plus surprenantes. Quoi de plus curieux, que d'y découvrir, au milieu même du concours des industries les plus modernes, en pleine fête du progrès, des artisans qui semblaient venus d'âges lointains, véritables spécimens d'espèces disparues.
L'ouvrier d'autrefois, tisseur, ébéniste, potier, orfèvre, armurier, chaudronnier, fabriquait dans une de ces échoppes où le passant était attiré par une enseigne naïve et pittoresque l'article de son métier et le vendait directement au consommateur. Les modernes découvertes de la science, les applications de la vapeur, puis de l'électricité, qui ont donné naissance à la grande industrie, sont venues bouleverser ces habitudes tant de fois séculaires. D'immenses usines se sont fondées qui ont multiplié la production dans des proportions énormes. L'artisan isolé a essayé de lutter, mais finalement il a été vaincu, absorbé, englobé. Aujourd'hui, enrégimenté dans une usine, il est une unité anonyme dans la masse des travailleurs.
Pourtant les travailleurs indépendants n'ont pas tous disparu; on en découvre encore dans les provinces reculées où, loin des grands centres, ils se sont pour ainsi dire trouvés en dehors de l'évolution du siècle. Ce sont quelques-uns de ces survivants d'époques déjà anciennes qu'on a pu rencontrer à l'Exposition. Ils sont venus faire montre de leurs talents à l'ombre des Palais qui attestent la gloire et la toute-puissance du génie industriel moderne, et prouver aux plus incrédules qu'ils existent encore.
En les regardant travailler, nous aurons l'occasion de nous demander si nous n'avons pas dû payer, même un peu cher, certaines acquisitions d'ailleurs indispensables du monde moderne, et si les progrès du travail mécanique et collectif n'ont pas eu pour conséquences une diminution du sentiment artistique et de l'initiative individuelle chez l'ouvrier.
Un métier qui n'a pas changé depuis les Egyptiens.
Les instruments de travail de ces artisans sont restés les mêmes à travers les siècles: on peut dire qu'ils sont vieux comme le monde. C'est sans doute parce que, dans leur simplicité, ils convenaient admirablement à l'usage auquel ils étaient destinés. Le potier égyptien qui vivait 2000 ans avant Jésus-Christ se servait presque du même tour que manie aujourd'hui le potier installé dans la partie de l'Exposition réservée à l'évocation des vieilles provinces françaises, au "Vieux Berry". Un écriteau qui se balance à un clou sur le devant de la cabane nous révèle son nom:
Alaphilippe, dit Charliton
potier, à Verneuil (Indre)
Approchons-nous: c'est un brave homme que notre curiosité ravie. Assis sur un banc de bois, en bras de chemise, le pantalon souillé de terre, il est en train de travailler sur la roue de son tour qu'il meut avec le pied, une boule grossière d'argile préalablement délayée dans de l'eau et pétrie de façon à composer une masse bien homogène.
Il imprime à la roue un mouvement de rotation et saisit la motte d'argile entre ses doigts; sous leur pression, on la voit bientôt s'allonger, se tourner, prendre mille formes variées. C'est successivement un pot à large panse, une coupe évasée, une buire effilée, puis de nouveau un pot à large panse. C'est à cette dernière création qu'il s'arrête; il immobilise la roue, détache l'objet avec une spatule et ajoute des anses.
Après un séchage de deux ou trois jours, il vernira avec un mélange de cendres et de terre; trente-six heures de cuisson au four termineront l'œuvre. La poterie achevée est un peu terne d'aspect, mais excellente, parait-il, pour les usages domestiques. Il ne veut pas lui donner un aspect brillant qui séduit l'acheteur, car il faudrait pour cela employer des substances malsaines.
Dans le travail fait à la main, il y a de l'imprévu et de la vie.
Aujourd'hui, presque partout, la machine mue par la vapeur ou l'électricité à remplacé la main de l'ouvrier. Or, si la machine permet de reproduire à l'infini et avec la plus grande rapidité un même objet, elle a aussi pour résultat de donner des modèles tous identiques les uns aux autres sans caractéristique propre, découpés pour ainsi dire à l'emporte-pièce dans une même matière. Comment la machine, en effet, pourrait-elle se substituer à l'agilité intelligente, à l'activité chercheuse des doigts de l'ouvrier? Les tapis fabriqués au mètre ne vaudront jamais ceux que tissent, rue des Nations, sous la galerie extérieure du Palais Serbe, dans le cadre merveilleux des rives de la Seine, ces deux femmes accroupies. Un métier se dresse devant elle, alignant une rangée de ficelles tendues fortement comme les cordes d'une harpe; entre deux ficelles elles posent leurs laines multicolores et, à l'aide d'un peigne de bois, les tassent les unes sur les autres. Dans l'épais et moelleux tissu elles enclosent des dessins qu'elles nuancent et qu'elles varient suivant les suggestions de leur goût et de leur imagination. Elles mettent ainsi un perpétuel imprévu dans leur travail, et il n'existe pas deux de leurs tapis se ressemblant.
Ce même caractère d'imprévu que la main humaine donne aux tapis serbes se retrouve dans le travail de la dentelle au Palais de la Suède.
Regardez courir sur le "carreau" les doigts agiles de cette coquette Suédoise assise près d'une vitrine contenant les chefs-d'œuvre que produit son travail minutieux.
C'est un spectacle charmant. Le "carreau" est formé d'une planchette de bois recouverte d'un rembourrage très doux et très égal sur lequel est tendu un morceau de drap. Le modèle est placé sur ce drap, des épingles piquées de place en place indiquent le dessin, ses angles, les contours. Autour de ces épingles, notre Suédoise enroule ses fils que supportent d'innombrables petits fuseaux: à chaque croisement, elle les "boucle" de façon à former un point, comme dans le filet. Elle aussi invente en travaillant, et les fausses dentelles sorties des métiers mécaniques ne soutiendraient pas la comparaison avec la sienne.
Deux artistes sur bois.
L'ouvrier qui n'accomplit pas une tâche mécanique arrive à mettre dans l'objet de son travail un peu de lui-même, un peu de ses aspirations, de ses rêves, de son âme. Il a confusément en lui le sens du beau et de l'art qui ennoblit les plus humbles objets de la vie courante.
Voici au Palais des Forêts un singulier exposant chez qui s'est éveillé ce sentiment du goût dans les travaux manuel. Quel étrange costume! Une drôle de veste à ramages, comme en portent les Chinois, avec des manches de velours grenat et un béret en tricot multicolore d'où pend un gros gland!
Il est originaire du Gard, d'Alais, où il fabrique des sabots et tient boutique de gros et de détail. Un jour, il imagina de faire dans un bâton une chaîne d'un seul morceau dont les anneaux étaient naturellement enlacés les uns aux autres sans aucun recollage et qui se terminait à chaque bout par un charmant petit sabot.
Assurément cela n'était pas d'une bien grande utilité, mais n'en constituait pas moins un curieux bibelot qu'il voulut exhiber à l'Exposition. Ce ne fut pas sans peine qu'il y parvint. Que de démarches il dut faire! Il finit cependant par obtenir un emplacement d'un mètre carré et débarqua un beau matin. Au début, les gardiens le virent d'un mauvais œil à cause de son accoutrement, mais notre homme n'y prit garde; ce rusé Méridional, il savait qu'on ne réussit guère sans cabotinage; son déguisement tapageur a attiré les badauds et la vente des petits sabots a été fructueuse.
Ce sabotier d'Alais a un concurrent au Village Suisse dans la personne d'un vieux bonhomme établi dans un chalet au milieu d'un décor alpestre, entouré de rochers, de cascades, de glaciers artificiels et de moyenâgeuses maisons de bois sculpté.
Coiffé d'une calotte de cuir, il est assis sur le seuil de sa porte et gratte perpétuellement de la pointe de son couteau un morceau de bois qu'il transforme, assez ingénieusement d'ailleurs, en cuillers, en Guillaume Tell, héros national, et en ours, ours de tous poils, de toute grandeur et dans toutes les postures, ours assis sur leur derrière et léchant leurs petits, ours jouant du violon, de la flûte, du piano, ours peignant un paysage suisse, ours luttant, ours dansant, ours avec des lunettes, ours porte-allumettes, porte-parapluies, porte-fusils, ours minuscules de quelques centimètres de haut.
Un descendant des orfèvres du moyen âge.
Le voisin du sculpteur d'ours est un ferronnier des environs de Genève. Il a conservé un peu de l'art de ses ancêtres du Moyen âge qui effilaient le fer forgé en délicates efflorescences, ciselaient les coffrets, les armures et d'une simple clef faisaient un bijou exquis.
Mais plus encore que ce ferronnier, l'orfèvre du Palais de la Suède est digne d'appeler notre attention. C'est un véritable artiste. Comme il nous semble d'un autre âge avec son gilet brodé qui rappelle celui de nos paysans bretons, avec son haut bonnet de drap! Ses yeux bleus et naïfs, son attitude paisible évoquent une de ces figures d'artisans que peignaient les Primitifs. Il travaille comme on travaillait autrefois, avec la même conscience, avec le même calme qu'aux époques où le temps n'étaient pas encore de l'argent. De vrais chefs-d'œuvre sont sortis de ses mains. Ces gobelets d'argent niellé posé près de lui sur son établi, et ces couronnes ciselées, ces coffrets enrichis de pierreries figureraient avantageusement dans un trésor royal.
Un métier patriarcal.
Un exemple de la vie que menait jadis une famille d'ouvriers hors de l'agglomération souvent malsaine des usines nous est offert dans la coutellerie du "Vieux Poitou".
Une grande pièce; dans le fond le lit avec ses draps de toile grossière, ça et là des chaises rustiques. Au plafond des bandes de lard sèchent pendues à un clou; dans la haute cheminée sont pendues deux marmites, une pour la cuisine, l'autre pour la trempe des ciseaux. Une grande roue de bois appliquée contre l'un des murs attire surtout les regards; c'est elle qui, par sa rotation, met en mouvement la meule pour le polissage des ciseaux et couteaux.
Chaque jour, dans ce décor, de l'aube au soir, le coutelier travaille, tandis que sa femme vaque aux soins du ménage.
Mais qui va tourner l'énorme roue? A peine le Poitevin, s'est-il assis devant la meule qu'un gros chien s'élance dans la roue, s'y installe et piétinant sur place, la met en mouvement.
Une éducation délicate.
Aussi familiale est l'industrie de la soie telle qu'elle est pratiquée dans les Cévennes; car c'est du pays cévenol qu'est venue à l'Exposition cette maisonnette de bois verni où nous entrons.
Voici d'abord les œufs, les "graines" comme on dit; ce sont en effet d'innombrables graines jaunes, moins grosses que la taille d'une épingle, 100 grammes de ces œufs produiront, si l'éclosion réussit parfaitement, 100 kilogrammes de cocons! Mais d'ici là que de soins il faudra! Grâce à une température convenable, une larve sort de l'œuf; on la nourrit de feuilles de mûrier jusqu'à ce qu'elle ait suffisamment grossi; C'est alors qu'on la "cabane".
Sur les parois de cette chambre sont disposés des casiers remplis de rameaux de genet et de bruyère. C'est là qu'on procède au "cabanage"; on place les larves dans les casiers, elles s'y établissent et commencent à sécréter la bourre de soie, s'enroulant à mesure dans le fil qui peu à peu forme le cocon. Le tissage des cocons dure sept à huit jours.
Après les avoir "étouffés" dans un four, pour détruire la chrysalide, une ouvrière les brosse dans l'eau chaude afin de trouver la tête du fil: quand elle l'a saisi, elle l'enroule sur un dévidoir en écheveau.
La gravure électrique des petits souvenirs de l'exposition.
Le modernisme ne perd jamais ses droits et il a accaparé certains petits métiers. C'est le cas de la gravure électrique des petits souvenirs de l'Exposition. Une jeune fille, à l'aide d'une tige d'acier, en communication avec une pile électrique, grave sans cesse sur des ronds de serviette en métal, sur des bracelets bon marché, sur des tabatières, des porte-crayons ou des boîtes à timbres-poste, l'image de la tour Effel, de la Grande Roue ou du Pont Alexandre III.
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Les "Souvenirs" de l'Exposition. Sur des ronds de serviette, des bracelets, une jeune fille, à l'aide d'une tige d'acier mue par l'électricité, grave le nom de l'acheteur ou l'image de la tour Eiffel. |
Moyennant une somme modique, le nom même de l'acheteur est buriné à côtés de ces monuments.
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Ce n'est pas sans un intérêt sympathique que nous avons rendu visite aux artisans de ces petits métiers. Les usages dont ils nous font souvenir ont disparu devant les nouvelles conditions du monde économique et il serait superflu de regretter ce qui est devenu impossible. Nous acceptons sans hésiter les procédés de travail et les formes de vie en accord avec les besoins d'aujourd'hui. Mais peut-être est-il utile de rappeler comment les industries de jadis savoir ménager l'indépendance et l'individualité de chaque ouvrier.
Lectures pour tous, Paris, Hachette et Cie, 1900-1901.







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