Les joueurs de boules.
Chaque jardin a ses jeux à Paris; le ballon se joue surtout aux Tuileries, dans les vastes espaces entourés d'arbres qui se trouvent le long de la terrasse du bord de l'eau; la paume à découvert, presque tombée en désuétude aujourd'hui, se jouait aux Champs-Elysées qui sont restés le terrain classique de la partie de boules.
Il ne faut pas confondre le jeu de quilles avec le jeu de boules.
Dans le jeu de quilles, le talent du joueur consiste dans la précision du coup d'œil qui lui permet d'atteindre le but en donnant à son projectile assez de force et une direction convenable pour abattre le plus de quilles possible et surtout celle du milieu.
Dans le jeu de boules, il s'agit de diriger sa boule ou plutôt ses boules, car on en a plusieurs, de manières à approcher le plus possible d'une boule qui tient lieu de but. Le talent du joueur est donc de calculer à la fois l'impulsion qu'il donne à sa boule et les accidents de terrain qu'elle aura à parcourir, de manière que le mouvement qu'il lui imprime expire au moment où elle arrive au but. On fixe le nombre de points qu'il faut atteindre pour gagner la partie, et l'on compte un ou plusieurs points, selon le nombre de boules que l'on a envoyées plus près du but que toutes les autres. On peut jouer cette partie à un contre un, deux contre deux et même en plus grand nombre.
Dans les jeux de boules proprement dits, les joueurs se trouvent placés dans une espèce d'allée très-unie, bordée d'une petite berge de chaque côté, et terminée à chacune des extrémités par un petit fossé appelé noyon. Une boule entrée dans le noyon est considéré comme perdue, à l'instar de la bille qui, au billard, est tombée dans la blouse. Si elle a assez de force pour revenir au but, elle ne compte pas; quelquefois, au lieu de jouer ainsi sur un terrain préparé, on la joue simplement dans une allée où l'on continue à avancer à chaque coup, et c'est ce qui arrive en particulier aux Champs-Elysées. Dans cette partie, beaucoup plus intéressante que l'autre, le talent consiste à approcher du but lorsque la place est libre, et à le déplacer à l'aide de sa première boule lancée avec vigueur et précision quand la place est prise.
Est-il vrai, comme on l'a dit, que le mot boulevard vient de ce que les bourgeois se réunissaient sur le gazon des remparts pour jouer à la boule, d'où naquit cette expression bouler sur le vert, boulevert et plus tard boulevard? Je n'oserais l'affirmer; cependant la chose n'est pas absolument impossible, quoique l'étymologie de ce mot est allemande. Les Allemands disent en effet Bollwerk, fortification, rempart; les Anglais Bulwark, les Italiens Balnardo.
Ce qui est certain, c'est que le jeu de boules est très-ancien en France, et qu'il y est d'un usage général. Je n'en veux pas d'autre preuve que les expressions proverbiales qu'il a fournies à notre langue. Ainsi l'on dit familièrement: Aller à l'appui de la boule, ce qui signifie: seconder quelqu'un dans une affaire qu'il a commencé, dans une proposition qu'il a faite. C'est le sens figuré de l'expression employée par les joueurs de boules au sens propre. Ils disent en effet qu'ils vont à l'appui de la boule, lorsqu'avec la boule qu'ils jettent, ils atteignent celle de leur partner de manière à la rapprocher du but. De même, de la locution usitée dans ce jeu Pied à boule! qui est une invitation au joueur à mettre le pied à l'endroit où la boule s'est arrêtée, on a tiré les deux locutions figurées: Tenir pied à boule, ce qui signifie "se rendre assidu à un ouvrage"; faire tenir pied à boule, ce qui signifie "obliger quelqu'un à une grande assiduité". Notons encore cette expression: Jouer à boule vue ou à la boule vue, qui s'explique elle-même au sens propre, et qui au figuré exprime la précipitation et le défaut d'attention: "Il a fait cette chose à boule vue"; c'est à dire faite sans réflexion, de premier mouvement. Il est impossible qu'un jeu ait fourni tant d'expressions proverbiales à notre langue sans être ancien dans notre pays.
Aussi le retrouve-t-on dans toutes nos provinces, à Lyon surtout, dont les joueurs sont célèbres. Je me souviens que, il y a quatorze ans, faisant un voyage en Bretagne, j'allais présenter mes hommages à Mgr de Vauvert, évêque de Vannes et lointain descendant de du Guesclin, on me dit qu'il était à son grand séminaire; je m'y rendis. Je le trouvais présidant patriacalement à une partie de boules entre les professeurs, car on était au mois de septembre et les élèves étaient en vacances. Mgr de Vauvert me fit asseoir à côté de lui; quand il y avait un coup douteux, il le jugeait, et cette simplicité primitive ajoutait un nouveau prix à ses grandes manières de gentilhomme qu'il avait conservées. Entre deux parties, il me raconta que le mur du jeu de boules qui aboutissait à la petite charmille sous laquelle nous étions assis nous séparait seul de l'emplacement où l'on fusilla en 95 une parties des victimes de Quiberon, celles qu'on avait entassées dans le grand séminaire et qu'on en tirait successivement pour les conduire à la mort. La Révolution, cette homicide joueuse, prenait des vies humaines pour but; elle avait cru tout renverser, tout anéantir, détruire à jamais le catholicisme chassé des églises qui lui appartenaient et obligé de fuir ses autels démolis. Je venais un demi-siècle après et je trouvais l'évêque de Vannes, tranquillement assis sous la charmille du jardin de son grand séminaire, présidant à une partie de boules et racontant cette légende de sang, comme un de ces cauchemars dont la nuit emporte le souvenir sous son aile.
Si l'on veut étudier le jeu de boules dans tout son éclat, c'est à Lyon ou aux Champs-Elysées qu'il faut aller suivre les parties. C'est là que la fine fleur des joueurs se donne rendez-vous, et que les amateurs accourent pour assister aux prouesses des maîtres de l'art. J'ai toujours été surpris du nombre de gens qui, à Paris, n'ont rien à faire ou ne font rien, deux choses qui arrivent au même résultat. Je sais que l'hôtel des Invalides fournit aux Champs-Elysées son contingent d'ombres plus ou moins heureuses, qui promènent leurs casquettes, leurs cannes et leurs souvenirs de gloire, sans oublier leurs jambes de bois, sous ces vertes allées. La galerie des curieux qui font la haie des deux côtés d'une partie de boules contient toujours de droit plusieurs invalides.
Qui sait si plus d'une jambe de bois, en voyant ces boules rouler, n'a pas quelquefois mélancoliquement songé à celle qui lui a enlevé sa quille, comme dit le populaire dans sa langue imagée? L'invalide, à force d'assiduité, arrive à une grande expérience dans le jeu de boules. Comme ces habitués du parterre du Théâtre-Français qui ne manquaient pas une représentation les jours où Talma jouait, il connait les grands joueurs, il raisonne et il juge leur talent. Il sait que celui-ci est brillant en début de partie, que celui-là n'a pas son pareil pour la relever quand elle semble perdue. Il parle du coup d'œil de l'un, de la sûreté de main de l'autre. Il cite les joueurs célèbres qu'il a connu autrefois, et à l'enterrement desquels il est allé quand un de ces habiles hommes a eu la maladresse de se laisser mourir. Il y avait un de ces joueurs qui était incomparable pour calculer son terrain: "Il semblait, disait l'invalide, qu'il avait dit un mot à l'oreille de sa boule, tant celle-ci courait avec intelligence en montant et en descendant les rampes, en évitant les pierres; c'était une véritable boule enchantée". Tel autre avait le jeu moins savant et moins raisonné, mais comme il était brillant et comme il enlevait le cochonnet!
Un de ces invalides racontait dernièrement qu'un des plus grands joueurs de l'époque du gouvernement de Juillet l'avait un jour interpellé en disant: "Monsieur, vous êtes un amateur de première force, veuillez juger le coup". Il avait été plus fier ce jour-là que le jour où il avait reçu les galons de caporal, et même que le jour où il avait suspendu à sa boutonnière la médaille de Sainte-Hélène, que les Gavroches ont l'impertinence d'appeler une contremarque du Père-Lachaise. La croix d'honneur seule lui aurait fait plus de plaisir.
Je crois que je l'aperçois là-bas expliquant le coup à un curieux que je prendrais pour un rentier du Marais, s'il y avait encore à Paris un Marais et des rentiers depuis que la ville a été métamorphosée, ce qui a obligé l'espèce antédiluvienne du rentier à émigrer en province. L'invalide a acquis une si grande justesse de coup d'œil, que sa décision a force de loi, et qu'on ne mesure plus quand il a décidé. J'ai dit que parmi les spectateurs du jeu de boules il n'y avait pas que des invalides. Les Champs-Élysées sont, en effet, le rendez-vous de tous les oisifs de Paris, oisifs systématiques et permanents, oisifs momentanés et de circonstance. Ne voyez-vous pas là un curieux funèbre au chapeau entouré d'un large crêpe et dont le nez semble méditer une insurrection contre le ciel? C'est un employé de M. Waflard, qui se distrait philosophiquement des fonctions lugubres qu'il remplit le matin, en consacrant son après-midi à regarder courir des boules. Cet autre, à la large face abritée par un chapeau à larges bords, avec des gros yeux hébétés plutôt couverts qu'éclairés par des lunettes, larges comme des roues de carrosse, a conduit son petit fils à cette représentation gratis. n'est-ce pas l'âge des boules entr'ouvrant le rideau de l'avenir devant l'âge des billes. Je crains bien que ce voisin à la figure plus ou moins patibulaire, qui a l'air d'entretenir avec lui une conversation très animée, ne profite de la préoccupation béate du bonhomme tout entier à la partie pour faire une descente dans ses poches? Le vol comme la guerre vit de diversions: or, la population des Champs Elysées n'est pas toujours de premier choix, et il y a cent à parier contre un qu'il y vient des voleurs puisqu'il en revient des volés. C'est un mélange d'élégants et de débraillés, de riches oisifs et de bohèmes paresseux, d'honnêtes curieux et de mauvais garnements, de bonnes gens qui oublient de garder leurs poches et d'industriels subtils qui, n'ayant rien dans la leur, ont horreur du vide et s'étudient à chercher le chemin des poches bien remplies.
A l'agrément du lieu vient s'ajouter la tentation de la vie à bon marché, maintenant si rare à Paris. Avec vingt-cinq centimes, je dis vingt-cinq centimes, on peut passer une journée de cocagne aux Champs-Elysées. D'abord représentation gratis du sieur Guignol, devant lequel le spirituel Charles Nodier, ce vieil enfant si charmant, ne manquait jamais de s'arrêter; spectacle gratis des chevaux de bois qui tournent aux rire d'une jeunesse affolée; vaisseaux balançoires, tir d'arbalète, tourniquet de macarons, jeu de billard, que sais-je? jeu de paume, jeu de boules. C'est à n'en plus finir. Pour peu qu'on ait l'estomac complaisant, deux pains de seigle de chacun un sol suffisent à la nourriture; quand l'estomac n'est pas alourdi par la bonne chère, le cœur en est plus léger. Pour la boisson, le marchand de coco n'est-il pas là avec sa fontaine à la glace, et deux verres de sa boisson, à deux centimes et demi chaque, ne répandront-ils pas dans tout votre être une douce fraîcheur, sans risquer en rien de vous monter à la tête. Notez que sur vingt-cinq centimes, il vous en restera encore en portefeuille dix, prix traditionnel de la chaise placée le long des pelouses limitrophes des cafés concerts, de telle manière que, le soir, vous entendrez la musique, comme un vrai nabab, et aussi bien que si vous étiez dans l'établissement. Encore la loueuse de chaises vous remettra-t-elle, en recevant vos dix centimes, un bulletin imprimé constatant que vous avez fait votre versement dans ses mains, mesure prudente qui indique de la part des loueuses de chaises des Champs-Elysées, une grande défiance de leur mémoire, à moins que ce ne soit une grande défiance de la probité des promeneurs.
Mais je me laisse aller à vous parler des Champs-Elysées au lieu de vous parler du jeu de boules, et je ne vous ai rien dit encore de la position que prend le joueur habile quand il va jouer son coup: les jambes écartées et pliées pour mieux assurer son équilibre, la main gauche appuyée pour laisser une complète liberté à la main droite, le corps penché en avant et sentant la boule avec toutes les articulations de ses doigts, le joueur mesure du regard l'espace à parcourir, et au milieu de l'attente de la galerie qui, les yeux attachés sur les boules déjà jouées, comprend que le coup décisif est venu, il calcule à la fois l'impulsion à donner, le terrain à parcourir, le but à atteindre. L'anxiété est générale: pour cet invalide qui, ami intime du joueur, a posé ses mains sur ses deux genoux et interroge d'un regard l'espace comme s'il voulait faire de la géométrie descriptive, c'est de l'extase. Il attend la boule, comme à Marengo, Bonaparte attendait Desaix.
Félix-Henri.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire