Chronique du 9 juillet 1864.
Je me demande, ce matin, en prenant la plume, si je vous parlerais des baigneurs de Dieppe, Boulogne, Etretat et autres lieux pris, ces jours-ci, entre deux eaux, et accusant saint Médard, saint Gervais et saint Protais, que je me crois obligé de défendre, d'abord à cause de leur parfaite innocence, ensuite en raison de l'estime et de la révérence que je professe pour notre collaborateur Pomponius et son compère Jérôme Dumoulin; ou bien si je suivrais le programme de courses hippiques faisant son tour de France, ou bien encore si je m'embarquerais dans l'analyse des concours régionaux, et si, pour préluder aux distributions des premiers prix de discours latin et français, je publierais la liste des prix de porcs, de vache et de veaux.
Pendant que j'hésitais, j'ai vu sur mon bureau des ouvrages qui me disaient, autant que les livres peuvent parler: "Cruel, tu nous oublies; nous sommes là, depuis plusieurs jours, sur ta table, et nous attendons, comme ces âmes qui, sur les bords du Styx, n'avaient pas une obole à donner à Caron. Seulement au lieu de passer le fleuve qui conduit au royaume des morts, nous demandons à passer ce grand fleuve de la publicité qui conduit dans le royaume des vivants."
Cette requête, que je traduis à ma manière, m'a touché. Elle m'a touché d'autant plus que j'avais lu, peu de jours auparavant, dans un journal rempli d'ailleurs de bonnes intentions, que, dans le temps où nous vivons, il fallait renoncer à lire les livres, et qu'une revue suffisait parfaitement aux besoins intellectuels des lecteurs. Il faut que les lecteurs dont on parle aient des besoins intellectuels bien bornés. Quoi! voilà le journal qui fait la guerre au livre! Mais, loin d'être l'ennemi et de pouvoir devenir le remplaçant du livre, le journal doit être son auxiliaire et son ami. Je n'engagerai pas précisément, comme Victor Hugo, les rossignols à chanter la Marseillaise, et les gouvernements à rendre l'instruction gratuite et obligatoire; mais je crois qu'on ne peut trop multiplier les bons livres et qu'on ne peut jamais les lire assez. Le journal, qui touche à tout et qui n'approfondit rien, c'est la pièce de monnaie qui circule; le livre, c'est le lingot, c'est le trésor. Il ne faut pas dédaigner la pièce de monnaie, sans doute, mais il faut recourir au lingot.
Le premier des ouvrages à la requête desquels je veux me montrer aujourd'hui sensible, est l'Histoire élémentaire et critique de la littérature française au Moyen Age, par M. Emile Lefranc. Ce livre revu, corrigé, et dans plusieurs de ses parties presque entièrement refondu, est évidemment destiné à combler une lacune qui existe à la fois dans l'éducation de la plupart des gens du monde et dans l'enseignement. Pour le gros des lecteurs, la littérature française ne commence qu'au dix-septième siècle; pour un certain nombre seulement au seizième siècle. Combien y en a-t-il qui ont entrepris de remonter plus haut, qui aient voulu lire le sire de Joinville dans son ancien français, Geoffroy de Villehardouin dans sa Chronique, Charles d'Orléans, Villon, dans leurs poésies, et plus loin encore Marie de France et Thibaut de Champagne? Certes, le nombre est petit; cependant, si c'est là le commencement de la littérature française, ce n'est point là le commencement de la littérature de la France. avant la formation du roman, et avant la scission du roman wallon et du roman provençal, de la langue d'Oil et de la langue d'Oc, l'esprit français existait déjà, puisqu'il y avait une France. N'est-il pas curieux de savoir quelles étaient les jouissances, les émotions intellectuelles de nos aïeux, ce qui parlait à leur esprit, ce qui parlait à leur cœur?
C'est précisément à cette curiosité bien légitime que répond l'Histoire élémentaire et critique de la littérature française au Moyen Age. Elle commence avec le commencement, c'est à dire avec notre existence nationale. Elle expose l'état des lettres dans l'époque mérovingienne. Elle donne une idée de la littérature qui charma nos aïeux, quand Charlemagne vint imprimer un si vif élan à l'esprit moderne qui subit une nouvelle éclipse quand ce grand homme disparut. Puis se dessine un mouvement nouveau avec Lanfranc, saint Anselme, Bérenger. Les Croisades qui font refluer des flots d'hommes de l'Occident sur l'Orient, nous rapportent des flots d'idées. Bientôt la scholastique apparaît avec saint Thomas d'Aquin. Les grandes luttes d'Abailard et de saint Bernard ne tardent pas à passionner les esprits. Encore ne faut-il pas oublier la Chanson des Gestes, les romans dont Charlemagne et Roland d'un côté, Arthur de Bretagne de l'autre, cette grande figure autour de laquelle tous les chevaliers de la Table Ronde, ont été les types. Le moyen âge a eu une littérature populaire, les Légendes, un théâtre populaire, les Mystères; des peintures satiriques des mœurs du temps qui ont eu plus de succès que les romans de Balzac et de Dumas, le Roman de la Rose. Evidemment, ceux qui n'ont pas suivi ce grand mouvement intellectuel qui n'a cessé de se développer, ne peuvent comprendre l'esprit français parce qu'ils n'ont pas assisté à sa formation. Le mérite de M. Emile Lefranc est d'avoir résumé dans un volume l'ensemble de ce mouvement. Il commence, comme je l'ai dit, au début de nos Annales, et les lignes suivantes sur lesquelles il se ferme, marque d'une manière précise la fin du moyen âge où il s'arrête: " A la fin de l'époque, dont nous achevons le tableau, dit l'auteur, deux grands événements qui agiront sur l'époque suivante prennent place et ferme le moyen âge: en 1453, Mahomet II s'empare de Constantinople, et les débris de l'empire grec refluent vers l'Europe; en 1450, Gutenberg et Faust découvrent l'imprimerie." On aurait pu donner pour épigraphe à cet ouvrage, qui tout en paraissant sous le nom de M. Lefranc, est presque un ouvrage nouveau à cause des nombreuses et importantes modifications qu'il a subies, ce vers latin qui présume ses avantages:
INDOCTI DISCANT ET AMENT MEMINISSE PERITI.
Nathaniel.
La Semaine des Familles, samedi 9 juillet 1864.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire