Chronique du 28 mai 1864.
Je pars, tu pars, il part, nous partons.
Voilà le verbe qui se conjugue en ce moment dans tous les temps, aux promenades, au théâtre, à table, en sortant de l'église, de l'Exposition, sur l'asphalte le soir, car il est inabordable le jour.
Tout Paris s'en va, et cependant, il y a un Paris qui reste sur place et suffit à tout au Salon de 1864, de l'Exposition florale de mai, qui vient d'avoir lieu dans son local accoutumé, et dont nous parlerons la semaine prochaine un peu plus longuement, aux courses de Chantilly et autre lieux, aux réunions scientifiques, littéraires, bienfaisantes, y compris la réunion de la Société protectrice des animaux.
A propos de courses, les modes qu'on y déploie deviennent de plus en plus excentriques, j'ai été au moment d'écrire extravagantes. Le suprême bon ton est de balayer le champ de courses avec une robe* dont la queue a deux mètres de longueur; il s'agit, bien entendu, de robe de soie de quinze à vingt francs le mètre. On portait autrefois, il est vrai, des robes à queues à Versailles, mais on n'avait pas imaginé de les traîner dans un sable parfumé de crottin, et de les exposer à servir de tapis aux jockeys descendant de cheval.
Veut-on à toute force prouver qu'on est riche, trop riche, et qu'on ne sait que faire de son argent? Je vais indiquer une recette bien simple: au lieu de jeter cet argent par les fenêtres, allez frapper à la portes des sœurs de Saint-Vincent de Paul ou des Petites-Sœurs des Pauvres: on vous recevra à bras ouverts. Avec ces deux mètres de queue, vous couvrirez des enfants nus et vous nourrirez des vieillards. Alors vous serez plus contentes de vous-mêmes que lorsque vous rentrez avec vos queues souillées et en guenilles, en traînant après vous une arrière odeur d'écurie. Songez-y, la vie passe si vite et la mort frappe d'une manière si imprévue et si rapide, que l'on peut à peine compter ses coups.
En portant nos regards sur l'avant-scène seulement du théâtre du monde, que de pertes récentes! Flandrin* à peine disparu, que Meyerbeer* s'en va, et voilà qu'il y a quelques jours on menait à son dernier séjour Salomon Rothschild, ce fils du roi de la finance, qui compte parmi les clients de son coffre-fort, tant de rois. Madame la duchesse de Parme les avait précédé de bien peu dans ce monde où l'on trouve un juge qui récompense plus magnifiquement un verre d'eau donné en son nom que les souverains de la terre tout notre sang versé à leur service. Ne serait-il pas utile de penser de temps en temps à ce suprême dénouement de toutes choses? Peut-être alors songerait-on un peu moins à son corps et un peu plus à son âme. On fréquenterait moins les ateliers de Worms où se confectionnent ces toilettes d'un prix fabuleux, et l'on ne s'étudierait pas à varier tous les mois la couleur de ses cheveux avec des poudres de toutes nuances, de sorte que les gens naïfs sont exposés à ne plus reconnaître sous des cheveux devenus d'un noir de jais les femmes qu'ils ont connues blondes. On renoncerait à ces raffinements de la coquetterie païenne, et l'on se souviendrait de la mission qu'une femme chrétienne est appelée à remplir sur la terre.
J'ai connu une de ces femmes, dont l'âme pure et élevée comprenait toutes les obligations qu'impose ce grand titre. Elle était l'ange de son foyer, la joie de son mari, la meilleure des mères, et en même temps l'aumône de cette digne héritière des femmes de l'Evangile savait le chemin de la demeure des pauvres, comme sa parole savait le chemin des âmes blessées. Rien ne rebutait sa charité: elle allait, comme sainte Elisabeth de Hongrie, panser les malades, et l'ulcère de Job sur son fumier n'effrayait pas cet intrépide dévouement. Elle était jeune cependant, riche, délicate; mais elle aimait Dieu par-dessus toutes choses, et sa foi et sa charité lui rendait tout possible.
Savez-vous ce qu'il est advenu? Il y a peu de jours, Dieu, ce moissonneur sous la main duquel nous devons nous courber, même lorsque notre cœur est déchiré, trouvant, sans doute, cet épi mûr pour le ciel, l'a ramassé. Inopinément, presque subitement, cette sainte femme a été enlevé à sa famille consternée. Ses funérailles, dans la petite ville qu'elle habitait, ont été un deuil public. Convoqués à ses obsèques les prêtres des environs, confidents de ses charités et témoins de ses vertus, ne pouvaient chanter l'office des morts, car les sanglots leur étouffaient la voix; les larmes étaient dans tous les yeux, les louanges et les regrets étaient dans toutes les bouches; et le verset des dernières prières: In memoria æterna erit justus, ab auditione mala non timebit, commençait déjà pour elle à se vérifier.
Que les belles dames des courses de Vincennes, du bois de Boulogne et de Chantilly me pardonnent ce dernier mot, je leur souhaite la vie de Mme R..., je ne la désignerai pas autrement pour rendre un dernier hommage à son humilité, je leur souhaite cette vie, afin qu'elles aient un jour la mort et les funérailles de cette sainte jeune femme.
La Semaine des Familles, samedi 28 mai 1864.
Nota de Célestin Mira:
* Robe à queue ou victorienne en 1864:
* Flandrin:
* Meyerbeer:
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