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vendredi 29 juillet 2022

Les chemins de fer.

esquisse de mœurs

   Les satellites. 


Il y a dans les chemins de fer les grands et les petits rôles, comme il y a dans un jeu de piquet la quinte majeure et les basses cartes. Les administrateurs, les ingénieurs, le chef du mouvement, sont au sommet de la pyramide. Les entrepreneurs, les conducteurs, les piqueurs, les sous-traitants, les tâcherons, et finalement la foule des hommes de pic, de pioche et de truelle, viennent par ordre décroissant, non pas d'utilité, mais d'importance.
L'administration des ponts et chaussées a été la plus grande pépinière où sont recrutés la plupart de ces sous-officiers chargés de faire exécuter les idées et les projets des ingénieurs.
Au point de vue où nous sommes placés, l'horizon est limité, comme l'est l'initiative de ces excellents subalternes qui apportent dans l'accomplissement de leurs devoirs des scrupules et une ponctualité militaire.
Pourtant, eux aussi sont entrés dans le grand courant industriel sous l'influence d'une pensée secrète. Sans rêver le bâton de maréchal, qui se trouve dans si peu de gibernes, ils ont visé à dépouiller les noms modestes de conducteurs et de piqueurs, en même temps qu'à élever le niveau toujours très-médiocre des traitements administratifs. Devenus chefs de section, ils ont tout doucement gravi la rampe ménagée par les Compagnies aux amours-propres pour les conduire à une dignité à laquelle les formidables barrières qui séparent, dans les ponts et chaussées, l'état-major du gros de l'armée, leur défendaient d'aspirer; il deviennent ingénieurs.
Dans le fait, il n'y a pas de privilège. Tout le monde a droit de se donner le titre d'ingénieur. Il n'est pas besoin d'avoir fait ses preuves dans les sciences exactes. Quant à être ingénieur du gouvernement, c'est une autre affaire. La difficulté réside dans l'éducation, dans les examens, dans les programmes. Il ne suffit pas d'avoir endossé l'uniforme de l'Ecole polytechnique, et d'avoir subi l'algèbre, les mathématiques, la statique, la dynamique, la chimie, la physique, l'hydrostatique, et une douzaine de supplices cérébraux du même genre. Il faut une organisation exceptionnelle.
Voici donc trouvée la route du conducteur ou du piqueur qui veut parvenir. Les compagnies de chemin de fer sont à l'administration des ponts et chaussées ce que la légion étrangère est à l'armée régulière. Elles donnent aux chefs de certaines branches secondaires du service l'épaulette à la place du galon. Désormais il y a là, sur un petit théâtre, des personnes qui jouent des rôles créées sur une plus grande scène par leurs supérieurs. Beaucoup d'entre eux s'en tirent à merveille.
Un des traits les plus curieux de l'organisation primitive du personnel, lors de la construction, fut le recrutement des employés temporaires. La curiosité n'est pas du côté des gens du métier. Ceux-là ont livré comptant ce qu'ils venaient offrir. Elle est dans l'armée des frelons qui se sont faufilés dans les ruches, lisez les bureaux.
Les pères, embarrassés d'un grand garçon oisif, fruit sec détaché prématurément de l'arbre de science; les oncles affligés de quelque neveu vorace ou décousu, retour de surnumérariat ou de régiment de hussards; les belles plumes mal nourries par la calligraphie; les maîtres d'école en délicatesse avec le comité local ou l'inspecteur; les rapins des bureaux d'architectes et une foule d'espèces dans ces genres s'élancèrent à l'assaut des tables dressées pour les préliminaires de l'exécution. Les recommandations, les protections, les influences, les petites intrigues, ne furent pas ménagées. En bas comme en haut, si les résultats diffèrent, les moyens se ressemblent.
Mais, quand il fallut tirer des services sérieux de tous ces employés improvisés, pour lesquels le traitement était l'unique considération, les chefs de service en virent de belles. Le capitaine d'un équipage mutiné n'a guère plus de perplexité. L'exactitude, cet oiseau déjà rare dans tant d'administrations définitives, était un phénomène dans ces bureaux provisoires. Les garçons de service passaient leur temps à donner la chasse à ces ramiers du calque et du lavis. Les cafés et les estaminets ont gardé un bien meilleur souvenir de ces essayeurs d'emploi dans les compagnies. Si encore les délassements trop prolongés du piquet et du billard, les soifs inextinguibles qui vidaient tant de chopes,  s'étaient trouvées compensées par la qualité de la besogne! Mais quelles écritures, quels lavis, quelle comptabilité, sans parler d'autre chose!  C'était à faire frémir! Il fallait procéder par exécution générale et sommaire, par coups de balai, selon une énergique expression populaire. Ces volontaires, sans bonne volonté, justifièrent presque tous le vers du poëte:

Ils n'ont fait que passer, ils n'étaient déjà plus.

Les employés sérieux, qui rarement ont la primeur des nouveaux emplois, vinrent à leur tour. Ceux-ci ne laissant rien à écrire qu'un certificat honorable, nous passons aux entrepreneurs. 
Les entreprises ont pesé d'un grand poids dans quelques lignes de chemins de fer. Certaines individualités, le plus ordinairement des collectifs, ont revêtu quelques-uns des reflets du faiseur, toutefois avec de notables différences. D'énormes ressources, des moyens d'influence ondoyans et divers, comme dit Montaigne, constituaient les leviers de ces rares personnages. Par exemple, des prises d'actions considérable au risque et péril du preneur, gagnaient facilement les conseils d'administration et les actionnaires. Comment ne pas montrer des égards, comment ne pas témoigner des déférences à des gens qui viennent eux-mêmes se porter garants des chances d'avenir de la compagnie, et confondre leurs propres intérêts avec ceux de tous les intéressés? Presque toujours ce mode d'intervention a produit de bons effets pour les intervenants. Les choix définitifs des tracés et l'établissement du cahier des charges durent se ressentir de cette bienveillance. Plusieurs entrepreneurs se couchèrent dans d'assez bons lits, et resta encore assez de duvet pour que les sous-entrepreneurs et les tâcherons ne dussent pas trop sur la dure. La loi des ricochets s'étendit naturellement jusqu'aux terrassiers, dont les salaires élevés attirèrent de tous les côtés des ouvriers ruraux qui abandonnèrent les champs, les bois et les vignes pour pratiquer le déblai et le remblai.
Sans regarder dans les coulisses, on voit de merveilleux imprévus dans ces travaux poussés avec une rapidité et une énergie sans précédents. On en jugera tout à l'heure.
Auparavant, voyons le tableau qu'offrait la mise à exécution.
Sur divers points du parcours, qui comptait quelquefois des centaines de kilomètres, on établissait de vrais camps de pionniers armés de tous les engins imaginés par le génie de la mécanique. Comme par enchantement, on voyait s'élever et s'aligner les maisonnettes de petites villes de bois, à la façon de celles qui abritaient les mineurs de la Californie. L'utile et le superflu, le bon et le mauvais, qui se coudoient dans les cités ordinaires, se retrouvèrent reportés dans ces campements. A côté des auberges, des guinguettes; en face des débits d'eau-de-vie, des pharmacies (le poison et l'antidote), voisinant avec des mortiers de parfumeurs (c'est invraisemblable, mais vrai), des étalages de boulanger alternant avec les paniers et la verdure des fruitiers, les crocs surchargés de quartier de bœuf des bouchers, on voyait des refuges d'apparence neutre, quelquefois meublé d'un billard, si piètre, qu'il en paraissait impraticable. Le soir, les billes sillonnaient le tapis maculé et accroché de ces rebuts de café, et des cartes huileuses se battaient, se mêlaient sur les tables, à l'abri des regards vigilants de toute police. Les faiblesses, les excès et les vices étaient desservis presque au grand complet, souvent mieux que les vrais besoins.
Les gros salaires payés aux ouvriers de ces colonies temporaires eussent pu devenir le point de départ d'une certaine aisance, ou assurer des ressources pour les mauvais jours du ménage. Mais parmi ces gens, venus de tous les côtés, même des provinces rhénanes et de la Belgique, bien peu d'homme se souvenaient assez du foyer domestique pour résister à l'entraînement. L'insouciance prodigue du célibataire agissait comme un dissolvant sur l'esprit du père de famille, qui se laissait trop souvent aller au courant. Mais les nomades, habitués aux émigrations périodiques et cuirassés contre les séductions; c'est à dire les Creusois, les Auvergnats, les Limousins, les Marchois, les Savoyards, savaient presque seuls défendre leur bourse en vue du retour au pays. La majorité, en fin de campagne, se trouva aussi avancée qu'au début. Tout passa par les barbacanes des comptoirs, ligués contre l'argent des vicieux et des faibles, qui partirent l'oreille basse, repentants, c'est probable, mais trop tard et à trop haut prix.
Si jamais proverbe a dit une vérité, c'est celui qui prétend que ce qui vient de la flûte s'en va au tambour. Dans les campements et dans les villages occupés par les ouvriers des premières lignes établies, les exemples fourmillent. Tous les bénéfices amenés par les excès, par le jeu, par l'ivresse, sont partis par la porte de l'imprévoyance. Les cabaretiers, les cantiniers et autres, jetés en dehors de leurs précédents, maniant de l'or au lieu du billon, se mirent au diapason de leur clientèle et partagèrent leurs bombances. D'abord simples excursions dans les domaines de la sensualité coûteuse, les expériences gastronomiques se convertirent en habitude; luxe de table, luxe d'habits, excès de dépenses extérieures, sans parler des sottises d'acheteurs inexpérimentés, c'est plus qu'il n'en faut pour comprendre que de ce côté comme de l'autre, les aubaines de la construction aient laissé plus de souvenirs de bonne chère et de regrets que d'argent.
Maintenant, les bouchons de buis qui ralliaient dans les villages tant de consommateurs dépensiers flottent au vent d'un air piteux et mélancolique. Il plane au-dessus une morne solitude. Les chemins de fer prennent leur revanche des divers tribus qu'on a levés sur eux. Ils ont détourné le courant qui peuplait les salles et les écuries au temps des rouliers, des postillons et des charretiers. Les Soleils d'or, les Lions d'argent, les Belles étoiles, les Chevaux blancs, les Réveille-matin, pâlissent et s'écaillent, délaissés. Ils restent comme un témoignage d'archéologie icono-graphique. Bientôt les intempéries auxquelles on les a abandonnés les auront effacés.
Les entrepreneurs que la constitution actuelle des compagnie et de coûteuses expériences ont réduits à une position subalterne, limitée dans tous les sens, ont joué à l'origine des parties magnifiques, et les meilleures ont été les plus avouables. Il est bien des localités où plusieurs d'entre eux ont trouvé de grosses fortunes. Tel pont, tel viaduc que nous pourrions citer a amener ce résultat. Voici comment; Entrepris sur plans et devis débattus, ils ne représentaient en tant que travaux que des choses ordinaires. Mais, le hasard se mettant de la partie, lorsqu'on exécuta les fouilles, on trouva sur place de magnifique carrières. Du même coup l'entreprise supprimait l'achat de pierres, la mains- d'œuvre des carriers et les énormes frais qu'engendrent les transports des matériaux pesants à longue distance. Ces trouvailles, survenant dans des constructions chiffrées par centaine de mille francs et quelquefois par millions, ont plus rapporté que les meilleurs placers californiens.
La plupart de ces heureux entrepreneurs ne se sont pas laissé éblouir. Ce qui est venu de l'industrie est allé à la propriété.

                                                                                                          Amédée Aufauvre.

La semaine des familles, samedi 6 février 1864.

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