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mardi 23 février 2021

 Le marchand de cercueils.


Sous ce titre: les "Va-nu-pieds" de Londres, M. Hector France publie une série de tableaux de la vie populaire à Londres.
L'éditeur Charpentier vient de réunir en un volume  ces études si remarquables et si pleines de vérité sur les gueux et sur les types pittoresques de la grande cité anglaise.


J'ai pour voisin un heureux négociant, un de ceux qui ne chôment jamais. Il ne redoute ni morte-saison, ni caprice de la mode, ni pénurie de clients, ni grève. Son atelier est toujours plein et ses produits incessamment s'écoulent. Les vitrines de sa boutique sont illustrées d'armoiries peintes sur des écussons en losange et des devises des grands du monde sont mêlées aux enseignes des morts:

HOG VINCES SIGNO
FOURNISSEUR DE FUNERAILLES
DIEU ET MON DROIT
MONUMENTS ET TOMBES
PRO REGE
CERCUEILS POUR TOUTES LES BOURSES

Ce négociant s'appelle Joyce (Joie), comme on peut le voir aux petits cercueils peints ingénieusement disposés en forme de lettres au-dessus de sa boutique, et il a poussé gaiement jusqu'au bout l'étalage de son art.
Une coquette boîte d'enfant toute tapissée de soie rose, orne un côté de la vitrine. Le couvercle est dressé au bout avec une plaque d'argent lisse, prête pour le nom du petit client, tandis qu'un cimetière en miniature, formé de coquettes tombes d'albâtre, s'étend sur l'autre coin.
Chaque matin, une fillette à museau rose prend plaisir à en varier le dessin.
Mais le véritable ornement de la boutique est un magnifique tableau à l'huile que par les beaux temps l'entrepreneur accroche à sa porte. Un corbillard de première classe, conduit par des chevaux fringants, s'avance lentement vers le cimetière dont les tombes en amphithéâtre se dressent sur une verdoyante colline embellie de chapelles funèbres, et dans le ciel  d'un bleu d'azur planent de grands oiseaux blancs. Les voitures de deuil suivent à la file, ornées de têtes aux portières. Dans la première, un monsieur guilleret regarde avec admiration le paysage enchanteur.
C'est ce que font les passants, qui ne manquent pas de dire: Voici dans cette belle allée ombreuse un petit coin qui me conviendrait assez.
On peut aller le retenir d'avance.
La route est unie, les allées ensoleillées, et, au pied du coteau, un cabaret champêtre où devisent en vidant des pots de bière blonde des croquemorts cravatés de blanc, ouvre pour vous sa porte hospitalière.
De ma fenêtre, je plonge dans l'atelier et j'assiste aux détails de la confection de notre dernier paletot. J'ai eu sous les yeux les échantillons les plus séduisants. Bien que monsieur Joyce travaille pour tous, ses préférences sont acquises aux riches, et c'est dans la féodalité de la cassonnade, du thé et de la chandelle qu'il recherche ses clients.
Sa spécialité est le cercueil de bon ton, le coffin respectable, la bière de gentleman, et, ainsi qu'il l'annonce, il en a pour tous les goûts et toutes les bourses, depuis la caisse plaquée d'acajou jusqu'au coffre de palissandre sculpté ou celui d'ébène massif, orné à ses coins d'arabesques d'argent, comme un psautier de marquise et bordé de satin rose comme un lit de fiancée.
Dressés et alignés au fond de la boutique, ils étaient leur luxe intérieur. Larges, spacieux, confortables, solides, le couvercle s'y fixe sans bruit par de bonnes vis de Birmingham. Quelle différence avec les nôtres si étroits et si fragiles! Fragilité qui aurait du bon dans les inhumations précipitées s'il ne pesait un tombereau de terre qui empêche les cris des ensevelis vivants de n'être entendus que des vers.
Ici, ces effroyables étouffements sont moins à redouter. Entre le dernier souffle et l'inhumation, la loi exige un délai de huit jours. Pendant une semaine, la famille garde le cadavre. Cela peut avoir ses désagréments et ses tristesses. Mais on a la certitude que le mort aimé, réveillé dans la fosse, ne se laboure pas la poitrine au fond du cercueil.
- Vos cercueils, me dit un jour M. Joyce, de la camelote (brummagen). Le caractère des deux nations est là tout entier. Légers, futiles, sans solidité et sans surface, vous faites des boîtes de cartons qui crèvent sous la première motte de terre, et des institutions de pacotille qui s'effondre au premier coup de fusil. Vous êtes à l'étroit dans vos logements exigus, ficelés dans votre réglementation, étouffés par votre bureaucratie. Pas de principes! pas de religion! pas de morale! Nous autres, les vieux Bretons, nous nous installons à notre aise; nous somme honnêtes, loyaux, religieux et, dans nos institutions libres, nous jouons librement des coudes comme nous pouvons le faire dans nos cercueils.
Ce disant, il riait, surveillant la besogne de ses employés. L'un, armé d'un tampon, le promenait en tous sens, vernissant une belle caisse d'acajou; il la retournait avec effort sur toutes ses faces, comme un garçon de bain turc ferait d'un gros baigneur hydropique, et recommençait à polir. Un autre donnait le dernier coup de main à une boîte capitonnée de ouate et de soie. Il rangeait un oreiller festonné de dentelles pour reposer la tête et assujettissait un coussin à la place des reins. Un troisième fixait un écusson d'argent, un quatrième des moulures de bronze.
Un jeune gentleman, le deuil au chapeau et la joie sur la face, examine le funèbre travail. Je pense que c'est un héritier, car ses yeux semblent dire:
- Enfin! on va pouvoir le mettre là-dedans. Il y sera, ma foi, très bien; oui, en vérité, il y sera très bien.
La fillette passe de temps en temps son minois rose; elle joue à cache-cache avec un frère cadet et de grands éclats de rire détonnent derrière les cercueils; puis on entend la voix du père:
- Nelly, faites attention; Tommy, ne soyez pas si fou, vous allez gâter le cercueil de l'alderman.
Par la porte vitrée, un misérable regarde.
Il voit ces somptueux apprêts, cette soie, ces rubans, ces festons, ces dentelles, ces écussons d'argent, cette couche douillette destinée à un mort, et il calcule combien d'heureux mois il pourrait vivre avec le prix de toutes ces choses que l'on va jeter dans un trou et qui demain ne seront plus qu'un tas de fumier.
Et lui qui a pour lit les marches des escaliers de Trafalgar, ou les voûtes des ponts, ou la paille des bouges de Drury-Lane, envie cette couche moëlleuse où l'on étendra un cadavre pour le livrer aux vers.
Une ivrognesse passe en trébuchant et s'arrête; comme l'homme affamé, elle regarde aussi:
- Quoi! tout cela pour un damné mort! De la soie pour envelopper des pourritures, tandis que mon pauvre corps qui est bien vivant n'a que du coton en loques! Ah! maudit mort, ta charogne sera mangée des vers malgré la belle boîte. Oui, dans quelques jours tu deviendras semblable à un vieux morceau de fromage oublié dans un buffet!
Et elle rit, l'ivrognesse, elle rit, et devant les somptueux cercueils béants, elle se met à danser la gigue, chantant:

Le ver, le ver nous mangera!
Le ver, le ver nous mangera!

- Allez vous-en, s'écria M. Joyce furieux, ouvrant la porte de sa boutique; rentre chez vous, vieille sorcière. Vos enfants n'ont-ils pas honte de vous laisser sortir ainsi? Filez, voici le policeman.
La vieille, lui faisant la nique, s'en alla continuant sa gigue:

Le ver, le ver, nous mangera!
Et M. Joyce y passera.

Avait-elle lu Shakespeare, cette égalitaire?
" Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu'un service différent, deux plats pour la même table. Voilà la fin!"
Et, se retournant tout à coup, elle aperçut sur le seuil du magasin funèbre les enfants de l'undertaker.
- Et vous aussi, mes petits canards, glapit-elle, vous irez dans la boîte, vous irez dans la boîte... et le ver vous mangera.
M. Joyce ferma violemment la porte: les cris joyeux recommencèrent, et l'on entendit bientôt la voix grondeuse du papa:
- Tommy, faites attention; Nelly, ne soyez pas si folle, vous allez gâtez le cercueil de l'alderman.
Et je rêvais, plongeant mes regards dans la boutique du undertaker et, songeant aux vanités posthumes de ces riches orgueilleux, je me rappelais ces vers d'un vieux poète normand, dignes d'être mis dans la bouche d'Hamlet:

Je songeais cette nuit que de mal consumé
Côte à côte d'un pauvre on m'avait enterré,
Et n'en pouvant plus souffrir le voisinage,
En mort de qualité,  je lui tins ce langage:
- Retire-toi, coquin, va pourrir loin d'ici,
Il ne t'appartient pas de m'approcher ainsi!
- Coquin! me répond-il, d'une arrogance extrême,
Va chercher tes coquins ailleurs, coquin toi-même!
Ici, tous sont égaux: je ne te dois plus rien
Je suis sur mon fumier, comme toi sur le tien.

                                                                                                                      Hector France.

La Vie populaire, dimanche 4 novembre 1883.

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