L'Aérocubite.
I
Quel inventeur, mes enfants, que ce satané Lenflé Dutoupet! ce qu'il avait imaginé de choses étonnantes, ahurissantes et incongrues eût rempli quatre musées. Ses brevets n'eussent pas moins tenus dans le palais de Fontainebleau. Mais sa gloire, son orgueil, son piédestal devant l'avenir, c'était certainement l'Aérocubite, le dernier des produits de son fécond cerveau. Pour l'Aérocubite, il eût donné tout le reste et aussi tout ce qu'avaient trouvé ses confrères, y compris la vapeur et l'électricité.
Toutes les découvertes ont une poétique origine. Rappelez-vous Galilée contemplant les oscillations d'une lampe d'or dans l'encens d'un sanctuaire.
Un jour, Lenflé Dutoupet, aperçut dans son jardin un ballon que l'humidité avait même déjà légèrement dégonflé, et, sur le caoutchouc détendu, une grenouille juchée et se prélassant dans un état de béatitude infinie, tant ce coussin s'enfonçant à demi sous elle était doux et moelleux! Lenflé Dutoupet se frappa le front, et gesticulant comme un inspiré:
- Et il y a des imbéciles qui emploient des élastiques ou des bois pliants, des ressorts à boudins et des planchettes courbées! Triples ânes! Le seul sommier, le vrai sommier, à la fois rebondissant et caressant, c'est le sommier à air enfermé. Hors celui-là, pas de salut!
L'Aérocubite était inventé.
II
Cet homme de génie avait une femme. Celle-ci n'imaginait rien, si ce n'est mille façons de le tromper. Charmante d'ailleurs, Mme Lenflé Dutoupet, de son petit nom Germance; un aimable embonpoint, un beau sourire, quelque chose d'avenant dans toute sa personne dont le détail vous inspirerait peut-être mille coupables pensées. Je me tais et je vous répète: charmante, Mme Lenflé Dutoupet! Son mari en était amoureux comme les autres, l'animal! et il n'était prévenance dont il ne récompensât chacune de ses perfidies, comme il convient que toujours fasse un bon mari. C'est ainsi qu'il lui offrit le premier exemplaire complet de son Aérocubite. Celui-là avait la forme d'un canapé et le caoutchouc de ce ballon longitudinal était revêtu d'une étoffe magnifique, si bien qu'aucun meuble du même genre ne se présentait sous un aspect plus absolument élégant. Et, ma foi, j'aime autant vous dire tout de suite qu'on y était admirablement assis et étendu mieux encore. On le plaça dans le salon et Madame commença d'y installer ses formes opulentes et ses poétiques rêveries. On eut dit que l'air captif qui le soulevait doucement se complaisait aux contours aimables de son individu, tant il les caressait de près, les enveloppait presque y appliquant étroitement sa prison de satin et de soie.
Le métier de canapé d'une jolie femme a d'incontestables douceurs.
III
- Vous savez bien, Arthur, que mon mari a horreur du tabac. Vite, jetez votre cigarette!
Arthur obéit et jeta sa cigarette encore allumée, qui alla rouler sous l'Aérocubite précisément.
puis tous deux s'assirent sur ledit Aérocubite et Arthur prit les mains de Germance, qu'il baisa avec une dévotion infinie.
Vous avez deviné déjà, n'est-ce pas, mes fûtés amis, que ledit Arthur Pamoison était fort bien avec Mme Lenflé Dutoupet? Fort bien, soit, mais comme on l'est avant la signature des traités. Or, Arthur avait juré d'en finir ce jour-là avec les préliminaires et jamais galant d'humeur plus entreprenante ne s'était mis au flanc de sa future conquête. Germance, à dire vrai, était infiniment moins pressée que lui d'en finir avec les divins enfantillages dont la femme jouit d'autant plus qu'elle en sait le dernier mot. Aussi faisait-elle doucement la farouche, lui donnant de l'éventail sur le bout des doigts, éloignant son pied du sien, reculant son visage des lèvres brûlantes, jouant enfin, comme il convient, la charmante comédie du consentement retardé, mais certain.
Tout à coup il sembla à Arthur que ses pieds quittaient le sol. Il en fut ravi, se disant que la situation se détendait sensiblement, et il reprit son manège persuasif avec plus d'instance encore. Il menaça de fuir, de se tuer, de faire mille folies, et elle riait toujours, de ce rire moqueur et doux qui nous est à la fois torture et joie au cœur.
IV
- Germance, le temps fuit, ne soyez pas impitoyable!
Germance jeta un coup d'œil prudent sur la pendule, mais c'est vainement qu'elle la chercha à sa hauteur ordinaire. Promenant ses regards autour d'elle, Mme Lenflé Dutoupet aperçut du haut en bas la cheminée et les meubles du salon. Arthur et elle étaient à peu près au niveau du dessus des portes. Elle poussa un petit cri:
- Regardez donc, mon ami, dit-elle.
Mais Arthur poursuivait impitoyablement ses idées, et rien ne l'en pouvait distraire. Il priait, il suppliait, il était navrant à voir et à entendre.
Une fois, pourtant, en élevant les regards vers le ciel, pour le prendre à témoin de son martyre, il s'aperçut que Germance et lui avaient la tête à trois centimètres à peine du plafond.
- Sacrédié! fit-il à son tour.
Quelle situation, mes amis! Sur le canapé gonflé comme une outre et dont la plateforme allait atteindre les lambris, les deux amoureux étaient juchés, trop haut pour sauter sans se casser les jambes, dans l'impossibilité de sonner pour appeler au secours, plus isolés et plus désespérés que des naufragés sur un roc désert.
Tout cela pour cette mauvaise cigarette, mal éteinte qui avait allumé, sous l'Aérocubite, les brins fanés d'un bouquet, lesquels avaient communiqué leur feu aux étoupes formant le fond du canapé, lesquelles, à leur tour, en brûlant sans flammes avaient si fort chauffé l'air enfermé dans le meuble que l'enveloppe de celui-ci s'était développée à la façon de celle d'une montgolfière, si bien que les pauvres diables avaient l'air grimpés sur le dôme d'un aérostat.
A ce moment, Monsieur rentrait.
V
Il poussa un cri abominable.
Jamais mari n'avait surpris amants dans une pareille détresse.
Mais il n'eut pas le temps de les voir. Le caoutchouc, où le gaz expansif était prisonnier, céda enfin et une détonation formidable retentit. Des lambeaux d'étoffe volèrent de tous côtés; Arthur, visiblement protégé par les Dieux, patrons du cocuage, fut projeté dans un jardin voisin, où il s'accrocha aux branches fleuries d'un amandier rose. Germance, elle, retomba sur un excellent fauteuil, et Lenflé Dutoupet, seul, fut blessé par une lanière de caoutchouc, qui lui coupa le visage.
Aujourd'hui Madame plaide en séparation. Elle accuse son mari d'avoir voulu la détruire, au moyen d'un truc abominable renouvelé de la Maison du Baigneur*, et destiné à aplatir les gens contre les plafonds. Le divorce sera venu et j'aurai l'honneur de vous présenter, avant peu, Mme Arthur de Pamoison.
Que le sort est canaille tout de même.
Armand Sylvestre.
La Vie populaire, dimanche 29 juillet 1883.
* Nota de célestin Mira:
* La Maison du baigneur:
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