Le flagrant délit.
I
Comme il lui était arrivé aux oreilles, et même jusque par dessus, que sa femme avait un amant, M. Malorné se décida à aller trouver le commissaire de police de son arrondissement, qui était en même temps son ancien condisciple du lycée Saint-Louis.
- Quel motif vous amène chez moi, mon cher Malorné? lui dit le fonctionnaire.
- Je ne viens pas chez vous, mon cher condisciple, répartit Malorné, je me présente à votre bureau.
- Quel air solennel! dit le commissaire.
- Solennel n'est pas de trop; ajoutez attristé.
- Ah! mon Dieu! expliquez-vous bien vite!
M. Malorné poussa un profond soupir.
- Vous n'ignorez pas, dit-il, que je suis marié depuis plusieurs années.
- Non, certes, répliqua le commissaire de police, et j'allais vous demander des nouvelles de Mme Malorné.
- Eh bien! mon cher ami, je viens précisément vous en apporter... et des plus fraîches.
Et après un second soupir:
- Madame Malorné est une épouse adultère.
- Qu'est-ce que vous me dites-là? s'écria le commissaire de police avec un haut-le-corps.
- La vérité, mon cher condisciple de Saint-Louis, la douloureuse vérité.
- Voyons, voyons... mettons un peu d'ordre dans vos idées... On se crée parfois des fantômes...
- Palmérin est loin d'être un fantôme, dit M. Malorné en hochant la tête; il a la taille de Donato et l'embonpoint de Dumaine*.
- Qu'est-ce que c'est que Palmérin? fit le commissaire; vous jetez le trouble dans mon esprit, je ne sais plus où j'en suis.
- Palmérin était, il y a quelque temps, le plus cher de mes amis.
- Toujours la même histoire, murmura le commissaire de police.
- Hélas! oui, mon honorable condisciple, toujours la même histoire! Vous ne sauriez vous imaginer jusqu'à quel point j'aimais Palmérin. Un garçon si aimable! un si joyeux compagnon! Je ne sais pas comment il s'y était pris pour m'entortiller, mais il m'avait littéralement entortillé, l'animal! Même encore aujourd'hui, lorsque j'en parle. Je ne peux me défendre d'un reste de tendresse. Et quand je pense que c'est lui qui a consommé mon déshonneur!
- L'a-t-il réellement consommé, mon digne Malorné?
- Je ne saurais en douter; il continue même à le consommer deux ou trois par semaine.
- Vous en avez la preuve matérielle?
- Matérielle, non; et c'est sur vous que je compte pour l'acquérir.
- Sur moi?
- Sans doute; n'êtes-vous pas commissaire de police? Ne devez-vous pas votre aide aux infortunés dans mon cas? je viens requérir votre ministère pour pincer ma femme avec Palmérin.
La physionomie du commissaire de police se nuança de tristesse.
- En droit, répondit-il, je ne puis vous refuser, Malorné; mais avant de vous prêter mon appui officiel, mon devoir est d'épuiser tous les moyens possibles de conciliation.
- Turlututu!
- Malorné, avez-vous bien réfléchi aux conséquences de l'esclandre que vous allez provoquer? Ne serait-il pas préférable d'ensevelir dans le silence un accident dont quelques causes premières proviennent peut-être de votre fait?
- Je n'ai rien à me reprocher, mon cher ami, je vous le jure; j'ai toujours été un mari modèle. Blessé dans mes fibres intimes, montré au doigt par mes connaissances, je n'aspire qu'à me venger.
- Hélas! votre vengeance vous désignera bien plus à la publicité... et les journaux! Avez-vous songé aux journaux?... Vous entrerez dans l'histoire, Malorné.
- Je le sais, mais du moins je ne serai plus comique, je serai terrible. Je ne serai plus Georges Dandin, je serai le More de Venise*. J'effraierai Palmérin.
- Malheureux! Je crois vous comprendre; vous méditez un meurtre, deux, peut-être...
- Rassurez-vous, je serez calme.
- Jurez-moi de n'avoir aucune arme sur vous et de ne tenter aucune voie de fait sur l'un ou l'autre des deux délinquants;
- Je vous le jure.
- C'est bien. Alors, mon pauvre Malorné, je suis à votre disposition. Fournissez-moi les renseignements nécessaires. Quel jour voulez-vous procéder à la constatation du flagrant délit*?
- Aujourd'hui même, ce soir.
- L'endroit?
- Dans ma maison, dans ma propre maison, rue Léonie, entre cour et jardin.
- L'heure?
- Les criminels sont convoqués pour minuit.
- Que voulez-vous dire? s'écria le commissaire de police.
- Je veux dire, répondit Malorné, que je leur ai tendu un piège pour minuit.
- Quel genre de piège?
- Vous savez bien qu'il n'y en a qu'un seul au monde.
- C'est vrai... Vous avez feint une absence, un voyage?
- Juste.
- Et vous comptez que cela réussira?
- J'en suis sûr, Palmérin n'est pas fort, quoique gentil.
- Allons! que votre volonté s'accomplisse! dit le commissaire. A ce soir, Malorné, à ce soir... Mais rappelez-vous ce que je vous ai dit! vous regretterez d'avoir employé cette mesure extrême.
- Le sort en est jeté... Palmérin apprendra ce qu'on gagne à m'offenser.
Le commissaire s'était levé; mais Malorné ne l'imitait pas.
- Il ne nous reste plus à présent qu'à convenir d'un lieu de rendez-vous, dit le commissaire.
- C'est cela.
- J'aurai mon écharpe... et deux agents.
- Mettez-en quatre... Ce ne sera pas de trop pour garder les issues;
- Comme vous voudrez. Faut-il aussi amener un serrurier?
- C'est inutile. J'ai toutes les doubles clés sur moi.
- Donc, à ce soir, dit le commissaire en tendant la main à Malorné.
Mais Malorné ne bougeait non plus qu'une souche.
- Je ne vous quitte pas, dit-il au commissaire.
- Comment! vous ne me...
- Non, je ne vous quitte pas, mon bon ami. Excusez- moi, je vous en conjure, mais... j'ai de la méfiance.
- Malorné!
- Qui me dit que, dans un but excellent, vous ne seriez pas homme à prévenir Palmérin?
- Mais je me moque absolument de votre Palmérin! s'écria le commissaire avec un haussement d'épaules.
- C'est égal, je tiens à ne pas vous perdre de vue jusqu'au moment physiologique.
- Savez-vous que vos propos sont injurieux pour le fonctionnaire?
- Consentez à dîner avec moi au restaurant.
- Vous n'y pensez pas? dîner... tous les deux... et dans un pareil jour!
- Justement... J'ai besoin que vous m'assistiez jusqu'au bout.
- Mes fonctions ne me permettent pas...
- Laissez donc! vos fonctions vous permettent tout ce que vous voulez.
- Mais vous-même, mon cher, la situation dans laquelle vous vous trouvez...
- La situation dans laquelle je me trouve m'autorise à user de réconfortants et de distractions. Venez, Marguerie nous attend.
- Vous le voulez?
- Vous me devez ce suprême témoignage d'amitié. Je croirai dîner encore avec Palmérin. En ai-je fait de ces fins repas à la terrasse du Gymnase avec ce brigand de Palmérin.
- Malorné... ce Palmérin me paraît vous tenir encore au cœur plus que vous ne croyez.
- Je ne le nie pas, mon cher condisciple; c'est à ma femme que j'en veux plus qu'à Palmérin... Palmérin, mon Dieu n'est qu'un Lovelace, obéissant à l'empire de ses sens.
- Un faux ami, cependant... un traître.
- J'en conviens.
- Un monstre...
- C'est évident!
- Puisque vous voulez en tirer un châtiment exemplaire...
- Oui... oui... Ah! pourquoi est-ce Palmérin plutôt qu'un autre? A quels remords ne doit-il pas déjà être la proie?
- Malorné?
- Cher ami?
- Pourquoi ne pas abandonner ce Palmérin à ses remords?
- Non! s'écria avec force Malorné, non! Il faut que la justice des hommes suive son cours.
- Bien décidément?
- Mettez-vous à ma place!
- Ah! non, fit le commissaire.
- Alors, allons dîner.
II
Pourquoi les commissaires de police partagent-ils avec les médecins d'être des fourchettes de premier ordre? Je n'en sais rien, mais le fait est exact. Cependant, ce jour-là, le commissaire de police devait baisser pavillon devant Malorné qui, malgré ses graves préoccupations, rédigea un menu dont auraient tiré gloire Laguipière ou Carême*. On n'aurait jamais dit qu'à quelques heures de là, le même homme qui se jouait avec les perdreaux en chartreuse allait faire sa partie dans un drame. Le commissaire ne pouvait se lasser d'admirer son sang-froid et de lui exprimer son étonnement.
- Quel appétit! s'écriait-il de temps en temps;
- Je trompe ma douleur, répondait simplement Malorné.
- Quelle soif!
- Je cherche à éteindre le volcan qui gronde dans ma poitrine.
A un moment donné, le commissaire de police put espérer qu'à force d'éteindre et de tromper, Malorné se mettrait dans l'impossibilité d'exécuter son projet de minuit. Mais il ignorait la capacité de Malorné. Ce fut le commissaire qui sentit la nécessité de s'arrêter lui-même sur la voie du Cliquot, après s'être retenu déjà sur la pente du Chambertin. Il se leva d'un coup.
- Il faut que je vous quitte un instant, mon cher ami.
- Pourquoi?
Pour aller à l'Opéra où mes fonctions officielles m'enjoignent de me montrer.
- Eh bien, j'irai avec vous.
- Diable! il est collant! dit le commissaire entre ses dents.
Tous deux allèrent à l'Opéra. Il s'agissait de tuer le temps jusqu'à minuit. Ils le tuèrent à force de cafés et de brasseries. Enfin l'heure décisive les trouva rue Léonie. Le commissaire de police s'était fait accompagner de deux agents en bourgeois. Malorné guidait la petite troupe. Il avait, comme il l'avait dit, toutes les clés sur lui; on n'eut donc pas besoin de sonner le concierge. On traversa le jardin par une nuit charmante, silencieuse et parfumée, pleine d'étoiles en haut et de fleurs soupçonnées en bas. Mais de ces quatre personnages aucun ne se préoccupait des douceurs et des poésies de cette nuit. Le commissaire songeait à la vilaine corvée qu'il avait dû accepter et souhaitait qu'un contretemps vint déranger les combinaisons de Malorné. Quant à celui-ci, à mesure qu'il approchait du but, il se sentait défaillir physiquement et moralement. Vint un moment où le magistrat le vit chanceler et s'appuyer à un vernis du Japon.
- Mon cher commissaire, soutenez-moi, je vous prie...
- Mais, Malorné, voyons du cœur!
- Ah! il est de ces situations dans la vie...
- Vous avez trop préjugé de vos forces... Je l'avais bien prévu... Il est temps encore: retournons-nous en.
- Nous en retourner... comme des couards?... Jamais!
Et son pas reprit de l'assurance.
Ils arrivèrent devant le perron d'un pavillon à trois étages.
- Il y a de la lumière au premier, fit remarquer le commissaire de police.
- Oui... dans la chambre de ma femme, dit Malorné.
On s'engagea le plus doucement possible dans l'escalier éclairé par une lanterne japonaise; mais si peu de bruit que fissent ces quatre personnes, elles en firent cependant assez pour réveiller dans l'antichambre une petite soubrette qui sommeillait sur un divan. Elle se redressa subitement à l'aspect de ces quatre fantômes, et sans perdre le Nord, en vraie femme de chambre parisienne qu'elle étai, elle se mit à crier à travers la porte:
- Madame, c'est monsieur!
D'un revers de main, Malorné l'écarta en lui disant:
- Veux-tu te taire, petite effrontée!
Le commissaire frappa.
- Au nom de la loi, ouvrez!
Un silence profond se fit dans la chambre conjugale.
- Je connais ça, dit le commissaire.
- Faites une seconde sommation, murmura Malorné.
- Au nom de la loi!...
Même silence, suivi d'un petit furetage.
- Ils ne veulent pas ouvrir, dit le commissaire.
- Je le vois bien, fit Malorné; les misérables!
- Passez-moi votre clé.
- La voici...
Et le commissaire de police, proférant la troisième sommation, introduit la clé dans la serrure.
Puis, se penchant à l'oreille de Malorné.
- Le verrou est mis! lui dit-il.
- Gueux de Palmérin! fit Malorné.
Le commissaire:
- Pour la dernière fois, ouvrez... ou nous enfonçons la porte!
A ces moments mêmes, Malorné s'affaissait sur ses genoux.
- Oh! qu'il est dur de se venger! balbutia-t-il.
- Je vous l'avais bien dit! répliqua le commissaire, vous n'avez pas la force d'âme nécessaire... Mais il est trop tard. En avant!
La porte céda.
Quelque chose comme un sourd gémissement se fit entendre dans la chambre violée.
Le mari recouvra une partie de son énergie au spectacle qui s'offrit à ses yeux.
Sa femme, enveloppé dans un vêtement d'air tissé, de la plus coquette immodestie, s'était précipitée hors de sa couche. ses pieds étaient nus, ses bras étaient nus.
Le nu éclatait de toute part, le nu et le rose. Ses cheveux flottaient immenses et blonds. Ainsi défaite, Mme Malorné était une adorable petite créature sur laquelle les deux agents en bourgeois jetaient à la dérobée des regards d'amateurs. Type de la Parisienne perverse et ensorcelante, on eût dit la statue de l'Adultère ébauchée par Clodion et finie par Pradier*.
- Qui êtes-vous, messieurs? demanda-t-elle impétueusement au commissaire.
Celui-ci eut un frisson d'admiration en voyant presque sous son nez un bout d'épaule alabastré et satiné.
- Madame, ne craignez rien, balbutia-t-il.
- Que me voulez-vous?
- Je suis commissaire de police.
- Eh! qu'est-ce que ça me fait?... On ne réveille pas ainsi une femme pendant la nuit!
- Vous voyez bien que si, répliqua le commissaire, répliqua le commissaire en reprenant de l'assurance.
- Enfin, qui vous amène?
- Madame, vous n'êtes pas seule ici; dites-nous où est votre complice.
- Mon complice, monsieur? que signifie?...
- Où est Palmérin? rugit Malorné, qui avait gardé le silence jusqu'alors.
La femme regarda à peine Malorné, elle n'était préoccupée que du commissaire de police.
- Je ne comprends rien à vos paroles, monsieur, lui dit-elle.
- Mais moi, répliqua-t-il, je comprends beaucoup au désordre de cette pièce, à ces deux oreillers, à ces draps traînants, à ces chaises renversées... Encore une fois, madame, votre complice?... Il doit être ici.
- Je vous affirme que je suis parfaitement seule, répondit Mme Malorné.
- Nous allons bien voir...
Et le commissaire se mit à chercher par l'appartement; il ouvrit les placards, il fouilla le cabinet de toilette...
Malorné cherchait de son côté.
Tout à coup la fenêtre ouverte attira son attention. Elle attira également celle du commissaire.
Ces deux hommes échangèrent un regard. C'était par là évidemment que Palmérin avait dû prendre la fuite. Un treillage extérieur avait facilité sa descente dans le jardin. Palmérin ne pouvait être loin encore. Aussitôt le commissaire de police alla à ses deux agents et leur donna des ordres à voix basse.
Que se passa-t-il alors dans l'esprit de Malorné?
Un mouvement irrésistible le poussa vers la fenêtre.
Il s'y pencha. L'obscurité l'empêchait de rien distinguer dans le jardin.
- Palmérin! appela-t-il, Palmérin
Palmérin se garda bien de répondre, mais on l'entendait courir à travers les branches.
Et Malorné continuait de crier:
- Palmérin... pas par la!... à droite!
Puis, lui jetant une clé:
- Tiens, voilà la clé de la petite porte... Fuis, Palmérin!
Charles Monselet.
La vie populaire, dimanche 11 novembre 1883.
* Nota de Célestin Mira:
* Donato et Dumaine: acteurs de théâtre.
* Georges Dandin, pièce de Molière et le More de Venise, pièce d'Alfred de Vigny.
* Le flagrant délit d'adultère.
D'après un tableau de Jules Garnier qui fut interdit dans un salon de peinture en 1885, afin de ne pas choquer les familles |
* Laguipière était chef du "Café de Chartres" au Palais Royal Et Carême, pâtissier et cuisiner était surnommé "Le roi des chefs et le chef des rois";
* Clodion, de son vrai nom Claude Michel est un sculpteur spécialiste du style "rocaille". Pradier est un des plus grands sculpteurs français de son époque:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire