L'amoureux de Marthe.
I
Il en mourait, absolument, le pauvre bonhomme! Après une chaste vie de travail rude et de privations, quelle tardive folie lui avait inspiré cette passion? On avait d'abord bien ri, au théâtre, quand on avait découvert que le père Damet, expéditionnaire des contributions dans la journée et contrebassiste le soir, s'était avisé d'aimer la belle et charmante Marthe Brindor, l'étoile de l'opérette que l'on jouait depuis trois mois avec un succès grandissant. Et, de fait, pourquoi eût-on, changé de pièce! Ce n'était pas les couplets ineptes et le dialogue auvergnat de Mademoiselle la Reine que l'on venait entendre. Ce qui affolait Paris, c'était le sourire de Marthe, ce sourire cruellement adorable, moqueur, spirituel, d'un scepticisme divin, et qui, en voltigeant sur les lèvres roses de la chanteuse, avait l'âpreté d'une satire et les douceurs d'une caresse.
A l'orchestre, pendant qu'il faisait flou-flou, avec l'archet sur les grosses cordes, le vieillard n'avait d'yeux que pour l'artiste, et, quand elle quittait la scène au bruit des applaudissements, sa main retombait mollement, et il semblait, au milieu des cascades de la partition, que ce fussent alors des sanglots qu'il tirait de sa contrebasse, énamourée comme lui.
Au deuxième acte, où Marthe n'apparaissait qu'à la fin, le père Damet suivait la pièce au hasard, ne tournant pas les pages, manquant la mesure, se moquant de tout, n'entendant pas les réprimandes. Mais lorsqu'elle arrivait, il se dressait tout droit, et, c'était une chose tragiquement touchante de voir comme il semblait s'appliquer, l'obscur musicien, et quelle âme il faisait passer dans les ronflements sonores de l'instrument.
On n'avait pas été long à deviner son secret, et les plaisanteries avaient commencé, féroces, impitoyables, déchirant le cœur du brave homme, qui fût mort plutôt que d'avouer la vérité. Il faisait semblant de rire, quand son voisin le cymbalier, un loustic, lui disait tout à coup:
- Attention, Damet, de la tenue! Elle vous regarde!
Ou bien, on lui remettait mystérieusement, une lettre parfumée, ainsi conçue:
"Je sais que vous m'aimez. Vous êtes beau, noble et jeune: mon cœur est à vous.- Ce soir sous le troisième arbre à gauche de l'Esplanade des Invalides. Soyez discret!"
Et l'on signait le nom de la chanteuse.
Le pauvre Damet ne répondait rien: il baissait la tête avec une si humble expression de tristesse que des Apaches ou des Comanches eussent été désarmés devant ses yeux suppliants. Mais les musiciens d'orchestre sont inexorables! On ne sait pas ce qu'il arrive de l'homme le plus doux quand il a accompagné cent cinquante fois le même couplet banal!
Où la gaieté devient homérique, ce fut quand on découvrit, un soir, que Damet avait envoyé un bouquet, en recommandant bien de ne pas dire d'où il venait. Un bouquet superbe, qu'il avait acheté avec ses appointements du mois. On l'appela "prince russe"; on lui envoya tous les fournisseurs du théâtre, qui vinrent lui faire leurs offres de services; on lui présenta des figurantes avec lesquelles on le força d'aller souper. Ce fut une série épique de mystifications sans trêve ni merci.
Lui avec son regard éperdu et doux, il répondait toujours sans amertume, mais avec des larmes dans la voix:
- Mais non... je vous assure..., mais non!
Et c'était tout. Il n'avait pas la force de mentir davantage. Et quand il rentrait dans son petit logement de vieux garçon, après la représentation, il se jetait sur son lit, et il se mettait à pleurer, comme un enfant, devant une photographie de Marthe.
II
A la fin, il n'y tint plus, à cette vie-là. Il tomba malade. Il sentit lui-même que c'était fini, et, résigné comme un martyr, il se laissa conduire à l'hôpital.
Il ne souffrait pas beaucoup; c'était un affaissement complet de l'être qu'il éprouvait. Et puis, quand même, il n'eût rien senti: il pensait à Marthe, toujours à elle.
La nuit, dans la grande salle où les clartés des veilleuses tremblotaient sur les rideaux blancs des lits, il restait, lui, les yeux grands ouverts, suivant, avec un regard fixe, une chimérique vision.
Il se croyait au théâtre: le trois commençait; Marthe apparaissait dans son costume de paysanne, chantant cette ronde un peu leste qu'elle savait si bien enlever:
Quand on eut compté jusqu'à trois,
On recommença jusqu'à quatre......
Et, la fièvre le prenant, il lui semblait alors qu'elle avait fini par deviner son amour, elle, et qu'elle n'avait pas ri comme les autres, et que, le sachant trop faible pour venir, elle s'était dérangée pour lui donner une représentation, pour lui tout seul. Le lendemain, de ces nuits-là, le médecin, en faisant sa visite, hochait la tête et disait aux internes!
- L'ataxie, messieurs...
Bientôt les crises nerveuses devinrent plus fréquentes. Il appelait Marthe tout haut, suppliant qu'on allât la chercher, et il répétait sans cesse:
- Puisque je vous dis qu'elle m'a promis de venir!
III
Ce fut un soir, au théâtre, que Marthe Brindor apprit par hasard la tragique histoire à laquelle, sans qu'elle s'en doutât, elle était si intimement mêlée. Un ami la lui racontait en riant, en tenant dans ses mains les petites mains de l'artiste, qu'il embrassait par moment. Et il entremêlait son récit de blagues de coulisses, trouvant cette passion très drôle et reprochant gaiement à Marthe l'inévitable mort du vieux contrebassiste.
Marthe était devenue sérieuse, elle ne répondit rien.
- Ah çà! dit le jeune clubman en rajustant avec indifférence la fleur fixée à la boutonnière de son habit, on dirait que vous vous attendrissez!
Le lendemain, à midi, Marthe arrivait à l'hôpital, vêtue d'une robe sombre, toute simple, et se faisait indiquer le lit 31 de la salle Saint-Jean.
Quand elle aperçut Damet, bondissant sur son lit, la barbe hérissée, les yeux hagards, elle recula instinctivement. Le malheureux agonisait. Et toujours la même idée fixe l'obsédait, et il criait sans relâche, de sa voix débile de mourant:
- Marthe!... Je veux Marthe!... Je l'aime!
Alors une inspiration vraiment divine vint au cœur de la comédienne, et, prise d'une pitié sublime, elle s'approcha du moribond, sans dégoût et sans peur.
- Me voilà, mon ami, dit-elle en mettant dans ses paroles toutes ses caresses de femme et d'artiste.
Damet se dressa sur l'oreiller.
Le son de cette voix adorée avait fait passer un frisson dans son corps. Il la regarda en face, dans un effarement inouï. Puis avec une ineffable joie, il l'attira vers lui.
- Plus près, fit-il, plus près.
Marthe obéit.
Quand les femmes sont poussées par leur cœur, elles ne mesurent plus la grandeur de leurs dévouements. L'actrice élégante et charmante s'approcha du vieillard expirant.
Ses yeux se fermaient déjà et des soupirs convulsifs agitaient son corps. Il chercha les mains de Marthe et les mit sur son cœur.
Alors, d'une voix qui n'était plus qu'un souffle, suivant son rêve encore, il murmura ce mot:
- Je t'aime!
Marthe, pâle d'émotion, n'hésita plus. Elle se pencha doucement, et, grave, elle embrassa l'agonisant sur la bouche.
Damet, secoué par un choc électrique, rouvrit les yeux. En une seconde, reprenant ses esprits, il comprit tout. Un sourire céleste illumina son visage contracté.
- Ah! dit-il, éperdu, vous êtes bien bonne!
Et lentement, sans effort, comme s'il lui semblait inutile de vivre maintenant, il laissa retomber sa tête inerte sur l'oreiller.
C'était fini!
Paul Ginisty.
La Vie populaire, dimanche 25 novembre 1883.
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