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jeudi 2 mai 2019

Comment on dévalise un Apache.

Comment on dévalise un Apache.

Dans la nuit de vendredi à samedi, l'un de nos rédacteurs, regagnant son domicile, fut suivi par un Apache, ces nouveaux indiens des boulevards extérieurs. Il aurait été probablement assassiné et dépouillé s'il n'avait, sur le point d'être assailli, imaginé une ruse merveilleuse qui non seulement le tira de danger, mais encore, ô prodige, le rendit possesseur d'un fort joli bijou, dérobé au bandit. Nous laissons la parole à notre collaborateur.

Les angoisses d'un passant.

Il était une heure du matin. J'avais rendu visite à un ami que ses occupations obligent d'habiter les sommets les plus escarpés de Belleville; notre entretien s'était prolongé et, sans la moindre inquiétude, je rentrais chez moi, en descendant la rue Haxo. 



Personne dans les rues, le froid était piquant, la bise faisait vaciller les flammes des réverbères. Emmitouflé dans mon pardessus, je hâtai le pas... Et, tout à coup, je me rappelai que j'étais porteur d'une somme d'argent. En effet, dans l'après-midi, le caissier de Mon Dimanche m'avait remis un billet bleu* que j'avais placé dans une enveloppe.
- Diable, me dis-je, il ne fait pas bon traverser le quartier des Apaches à une heure aussi tardive. Mon ami, la prudence t'ordonne d'aller quérir un fiacre, sans perdre un instant!




Il fallait découvrir un cocher, ce n'était pas chose commode dans cette rue déserte. J'ignorais où se trouvait la station des voitures et, un peu à l'aventure, je m'engageai dans une rue éclairée, que je sus plus tard être la rue Borrego, espérant y trouver un agent qui me renseignerait.
Malheureusement, nul représentant de l'autorité ne vint me tirer d'embarras, je commençais à pester, me reprochant d'avoir quitter la route directe. Avais-je seulement mon revolver? Hélas, ma poche était vide: le revolver était resté chez moi!
Tans pis! s'il m'arrive malheur, le sort l'aura voulu. Récriminer serait inutile. Et si c'est notre dernière nuit, allumons notre dernière cigarette!
Mais mon courage ne fut pas de longue durée, des idées noires endeuillèrent mon esprit:
- Tout conspire contre moi, me disais-je. Pas de cocher, pas d'agent, pas de revolver. Tout alors un individu s'approchera, me demandera "du feu", et avant que j'ai pu faire un geste, pousser même un cri, me plongera son surin dans le ventre. Jette la cigarette mon ami, cela vaut mieux!...
Soudain, il me semble apercevoir, projetée sur un mur, une longue silhouette. Peut-être était-ce mon ombre? Je me retournai j'eux un frisson: derrière moi, à vingt pas, un homme coiffé d'une casquette se tenait immobile! 



Raconter ce qui se passa à ce moment dans mon esprit est impossible. Pour se le représenter, il faut avoir vécu de pareils instants. il me semblait qu'au signal d'un coup de sifflet allait surgir une troupe de bandits, que j'allais être cerné, assommé en moins d'une minute. Il me semblait voir un escarpe agiter le foulard qui sert au coup du "père François"*, je sentais déjà sur mon crâne le coup de poing américain* qui allait m'achever...
Mais je me roidis, rassemblai toute mon énergie et me mis à courir droit devant moi, sans but, désespérément. Au bout d'un quart d'heure de cette course furieuse, je me retournai encore: l'homme à la casquette était là, à quelques mètres, me regardant le plus tranquillement du monde.






Un Apache homme du monde.

Devant moi, je vis des maisons basses, séparées par des terrains vagues. je ne savais pas le moins du monde où je me trouvais. Or, au tiers de hauteur d'un réverbère, j'aperçus l'ouverture d'une boîte aux lettres. Et une idée ingénieuse traversa mon cerveau.
Je pris dans ma poche l'enveloppe contenant le billet de banque et la fermai. Puis d'un pas assuré, dissimulant de mon mieux mon émotion, je me dirigeai vers mon suiveur.
Chapeau bas.
- Pardon, monsieur, lui dis-je, n'auriez-vous pas sur vous, par hasard, un crayon? et si oui,  voudriez-vous pour une seconde me le prêter?
- Bien volontiers, cher monsieur, me répondit l'homme.
Il me tendit aimablement le crayon et ajouta:
- Si vous avez besoin d'autre chose, ne vous gênez pas, vous savez!
En un instant, j'eux griffonné sur l'enveloppe mon nom et mon adresse. J'écrivais sans regarder mon écriture, suivant les yeux de l'Apache. Et je me dépêchai de dire:
- Je serai à votre disposition, dans une minute, monsieur. Laissez-moi seulement jeter cette lettre à la boîte.
- Vos dernières volontés, peut-être, me dit l'homme avec un ricanement. allez, je vous attends!



A reculons, je marchai vers la boîte, j'y glissai mon enveloppe et je m'écriai aussitôt:
- Là, maintenant je n'ai plus le sou, cher monsieur. Possesseur d'un billet de banque unique, je viens de le confier à cette boîte. Permettez-moi de vous adresser mes plus chaleureux remerciements pour votre amabilité, et permettez-moi aussi d'ajouter qu'il est désormais inutile de me suivre, que je ne possède ni montre ni bague, que mon porte monnaie contient 1 fr. 95 et que, vu ces circonstances, le plus sage, pour vous et pour moi est d'aller sans plus tarder nous coucher!
Je fis un second salut et une seconde révérence.
- A mon tour, cher monsieur, répondit le bandit, laissez-moi vous féliciter. Le tour est digne d'un maître, car personne n'a jamais eu l'adresse d'utiliser la boîte aux lettres pour mettre en lieu sûr son argent! Bravo, monsieur! Au reste, l'admiration que je ressens pour vous me porte à vous faire une proposition:
- Vous me voyez confus, répondis-je. Parlez, je suis toute oreille et serai très heureux de vous être agréable.
- Voici l'affaire. Voulez-vous entrer dans ma brigade, voulez-vous être attaché à notre bureau des investigations? Besogne intéressante qui consiste à grouper tous les renseignements nécessaires à l'exercice de notre profession. Comme appointements, le tiers des "captures". Et, croyez-moi, nos captures s'élèvent à un chiffre respectable!
- Je n'en ai jamais douté, cher monsieur. Cependant, avant d'accepter votre gracieuse proposition, je voudrais quelque peu réfléchir. Laissez-moi votre adresse, je vous écrirai...
- Héla, mon adresse, vous le comprendrez facilement, je dois la cacher, pour convenances personnelles! Allons, au revoir, un rendez-vous m'attend. Si je n'étais pas si pressé, je vous ferais un bout de conduite, mais les affaires...
L'aimable escarpe me tendit la main et rapidement je m'éloignai par des chemins inconnus; un employé d'octroi vint heureusement m'indiquer la route à suivre pour regagner mon domicile: je traversai les rues du Télégraphe, St-Fargeau, Pelleport et, durant tout ce trajet, pas la plus petite ombre d'agent! Il était trois heures du matin quand je rentrai chez moi. Au jour, je me demandai si je n'avais pas été victime d'une hallucination. Mais le crayon que j'avais conservé me prouva la réalité des événements de la nuit. Ce crayon, je l'examinai avec surprise. Un filigrane d'or entourait sa monture en argent ciselé; véritable objet d'art, il avait dû être dérobé à la vitrine d'un grand bijoutier. J'avais volé mon escarpe, succès dont j'étais d'autant plus fier que le facteur m'apporta bientôt l'enveloppe contenant mon billet de banque et me réclama (avec quelle joie je le satisfis), les trente centimes, montant de la taxe pour lettre non affranchie.

                                                                                                                                  Marc Hutzon.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 9 avril 1905.

* Nota de Célestin Mira:

* Billet bleu:

Billet de 5 francs de la Banque de France en cours en 1905.


Billet de 20 francs de la Banque de France.


* Le coup du père François: Le coup du père François consiste à étrangler une victime par derrière à l'aide d'un foulard ou d'une corde et à le tenir sur son dos pendant qu'un complice le dévalise.

Le coup du père François.





* Coup de poing américain:

Coup de poing américain.

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