Chez l'homme malade.
Malgré le silence qui règne constamment autour de Yldiz-Kiosk, il est certain aujourd'hui qu'Abdul-Hamid est gravement malade de la moelle épinière et qu'il approche rapidement de sa fin. La disparition du sultan "rouge", auquel on doit l'égorgement de deux cent mille Arméniens ne semble pas devoir mettre l'Europe en deuil. Cependant, comme celui que l'on a spirituellement appelé le "Grand Saigneur" ne manque pas d'occuper une place tout à fait à part dans la liste des souverains de nos jours, nous croyons utile de transmettre à nos lecteurs les impressions d'un haut fonctionnaire turc d'origine française, qui leur offriront sur plus d'un point de l'inédit.
Abdul-Hamid.
Abdul-hamid, fils d'Abdul-Medjid et d'une esclave circasienne, est né le 23 septembre 1842. La seconde femme de son père l'adopta, l'éleva au harem et à sa mort lui légua tous ses biens. Dans sa jeunesse, le prince se signala par sa constitution robuste et son habilité à tous les sports, parmi lesquels l'équitation et l'escrime jouissaient de sa préférence. Il semblait destiné à une vie paisible, lorsque le 30 mai 1886, son oncle Abdul-Aziz fut déposé par le fils aîné d'Abdul-Medjid qui prit le nom de Mourad V.
On sait ce qui s'en suivit: Abdul-Hamid à son tour, déposséda son frère Mourad V, et, l'ayant jeté au fond d'un cachot, monta sur le trône le 31 août de la même année. Depuis lors, toute tentative, que dis-je? tout soupçon de rébellion fut accompagné des dernières rigueurs.
Le type physique du sultan ne s'est guère embelli avec l'âge. Son dos s'est voûté, ses cheveux ont grisonné, tandis que la lèvre inférieure, devenue épaisse, donne à son expression quelque chose de bassement sensuel. Les yeux sont généralement mélancoliques et mornes; toutefois, lorsque le sultan est de bonne humeur, ils affectent une vivacité peu ordinaire. Son "tic" consiste à tordre nerveusement les extrémités de sa longue et forte moustache.
Le sérail, les jardins.
Le sérail, qu'il ne faut pas confondre avec le harem, est une magnifique résidence située sur la pointe la plus orientale de Stamboul, vers la mer, où il apparaît comme un amas de châteaux entouré d'une muraille crénelée que flanquent des tours carrées. Ce qui n'apparaît pas extérieurement, c'est l'abondance et la splendeur des jardins, où croissent les arbres dans la liberté d'une forêt vierge, où le bruissement des eaux murmurantes n'est interrompu que par le chant des oiseaux. Les palais eux-mêmes ont quelque chose de rustique: vus de près, ce sont d'élégants kiosques de bois doré et percé à jour. Un des jardins, le premier précisément qui se présente aux yeux des visiteurs, est encadré de compartiments de bois à l'ancienne mode française.
En remontant les jardins vers la colline, après avoir dépassé les logements des pages et la bibliothèque, on arrive à une grande esplanade ombragée de platanes séculaires, qui contient l'Ecole des beaux-arts et le Musée des antiquités, et d'où l'on jouit d'une admirable vue sur le Bosphore.
Au sommet de la colline se trouve la porte principal du sérail, la porte Auguste, Babi-Houmayoun, haute porte en marbre blanc et noir.
La cour des Janissaires.
De chaque côté de la porte s'ouvre une niche ogivale. C'est dans cette niche que se trouvaient autrefois les clous qui servaient à suspendre les têtes des pachas décapités par ordre du Grand Seigneur. En face de cette porte qui est double, s'élève la forteresse d'Ahmed III, tout en marbre blanc, de forme carrée, aux bois tout brodé de sculptures en filigrane, mamelonnée de clochetons capricieux. Ensuite on pénètre dans la cour des Janissaires, qui comprend les bâtiments de la monnaie et l'ancienne église de Sainte-Irène. L'intérieur de l'église est tapissé d'armes modernes disposées avec symétrie, tandis qu'au fond de l'abside sont rassemblées des armes historiques, telles que le sabre de Mahomet II, lame droite, où court, sur un fond de damas bleuâtre, une inscription en lettres d'or et constellé de deux disques de pierreries, et l'épée de Scanderberg le héros athlétique. Au centre de la cour se trouve le fameux platane des Janissaires, si vaste que ces gardes l'employaient comme cuisine.
On arrive ainsi à une seconde porte, dite porte centrale, fermée par une double porte, où se trouvait autrefois le logement du bourreau. Elle donne accès à la seconde cour du sérail, plantée de quelques arbres et entourée d'une galerie basse soutenue par une colonne de marbre. L'aile gauche contient la salle du trône, au-dessus de laquelle s'élève une tour carrée ressemblant à un clocher de village et que l'on distingue fort bien de loin. Pour y parvenir, il faut franchir une troisième porte, dite porte de la Félicité, qui gardait autrefois les eunuques blancs.
La salle du trône.
Tout le kiosque est richement ornementé en style arabe. Au haut d'un perron à rampes de marbre s'élève la porte percée d'une ouverture grillée, à travers de laquelle le Commandeur des croyants daignait autrefois recevoir les demandes des ambassadeurs chrétiens.
A gauche et à droite sont conservés, dans des vitrines, des armes, des étoffes brodées, des objets d'art en style arabe. On y trouve notamment les trois plus grandes émeraudes du monde.
La plus grande partie de la salle est occupée par le trône en forme de divan, où le sultan s'assoit, les jambes croisées. Construit en ébène et en santal incrusté de nacre, il est surmonté d'un baldaquin soutenu par des colonnettes semées de grenats, de turquoises, d'améthystes, de topazes et autres pierres à l'état de cabochons, car autrefois les Turcs ne taillaient pas les pierreries. Des queues de cheval pendent aux quatre coins à de grosses boules d'or surmontées de croissants. On sait que le trône a été enlevé aux Persans et porte en français l'inscription suivante: "Ce trône a été pri (sic) et envoyé en 1514 pendant la guerre du Sélim contre le Shah de Perse Ismaïs."
Le harem d'Yldiz-Kiosk.
C'est pour ce bâtiment, où personne, en dehors des eunuques, n'est autorisé à pénétrer, qu'on été réservés tous les raffinements du luxe oriental. Ce ne sont que salons, au plancher couvert de tapis de Perse, ornés de divans, de cachemires, de tables de nacre surmontés de vases de Chine et de cassolettes d'or; aux plafonds de cèdre à caissons peints et dorés; que salles de bain d'une magnificence toute orientale; que jardins enchanteurs parsemés de fontaines.
La résidence proprement dite d'Abdul-Hamid est, comme on le sait, le Kiosque de l'Etoile ou Yldiz-Kiosk, bâtiment en marbre de construction récente. Il occupe la partie supérieure d'un admirable parc, parsemé de kiosques et de pièces d'eau, qui couvre tout le versant de la colline.
Le Sélemlik.
Abdul-Hamid, qui depuis une dizaine d'années, vit dans une angoisse perpétuelle d'être assassiné, ne sort de Yldiz-Kiosk, que pour prendre part chaque vendredi, à la cérémonie religieuse du Sélemlik, à laquelle son titre de calife des croyants lui impose d'assister. Tandis que ses prédécesseurs avaient pour habitude de changer chaque semaine de mosquée, Abdul-Hamid ne s'aventure jamais en dehors de la mosquée Hamidié, située à deux cents mètres de son palais. Quatre rangs de soldats bordent le court espace à parcourir, de sorte qu'à part les ambassadeurs, qui disposent d'un kiosque spécial, il est absolument impossible au public de rien apercevoir. Un kiosque qui servait à quelques invités triés sur le volet a été détruit en 1901 par ordre supérieur.
D'abord sortent de la porte des voitures de dignitaires, puis trois ou quatre landaus de sultanes et d'odalisques, accompagnées d'eunuques noirs. Puis après un nouveau défilé de dignitaires, apparaît la calèche du sultan. A ce moment retentit du haut du minaret le fameux: La il ah il Allah ve Mahommet résoul Allah! ou en français: "Dieu est le seul Dieu et Mahomet est son prophète." Le sultan est généralement vêtu d'une simple stambouline, espèce de redingote boutonnée jusqu'au col, et coiffé d'un fez. Après la cérémonie religieuse, Abdul-Hamid passe une revue de ses troupes, puis rentre sans formalités, mais toujours en grande hâte, à Yldiz-Kiosk, tandis que les ministre et les dignitaires suivent à pied, lisez en courant, la calèche impériale.
La peur du destin.
Le sultan est littéralement hanté d'être assassiné, et un très léger soupçon sur un haut dignitaire, ainsi qu'on l'a vu pour Midhat Pasha, Mahmoudt Pasha et bien d'autres, suffit pour qu'Abdul-Hamid calme ses craintes en supprimant le personnage gênant. Un jour, il appela son premier secrétaire, Ali Fuad Bey, le conduisit à la fenêtre, et montrant au loin la Sublime Porte: "Les voyez-vous? dit-il. Ils sont en train de proclamer ma chute.- Qui? fit le secrétaire abasourdi.- Mes ministres, répondit le sultan, sont maintenant en train de me détrôner. Ne les voyez-vous donc pas? Ali Fuad Bey eut toutes les peines possibles à calmer l'hallucination de son maître.
En fait, ses ministres jouent un rôle quelque peu humiliant. Il les fait souvent goûter à certains mets pour s'assurer qu'ils ne sont pas empoisonnés. Je me souviens qu'un jour, ayant invité à dîner de hauts personnages hindous, et l'interprète ayant été indisposé, il fit lever de table un ministre pour remplacer l'interprète qui, debout à côté du sultan, fut ainsi privé du droit de participer au repas.
C'est qu'Abdul-Hamid croit nécessaire à sa sécurité de jouer au despote sanguinaire. Cette considération pour lui prime sur toutes les autres. On n'ignore pas que chaque nuit il couche dans une autre chambre dont son secrétaire n'a connaissance qu'au moment même où il va se coucher. En somme, Abdul-Hamid est atteint de la folie de la persécution. Voilà ce qui explique des actes qu'il n'eût jamais commis pour un autre motif.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 12 mars 1905.
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