Madame Eléonora Duse*.
On dit communément la Duse, comme on disait la Champmeslé ou la Montespan. Favorites ou comédiennes ont coutume d'être traitées avec la même familiarité par ceux qui, de leur vie, ne les ont connues qu'en effigie. C'est le tribut que la célébrité paie à la sottise.
Mme Duse, qui vient de triompher à Paris, parut très jeune en public, ayant eu l'idée un peu étrange de naître dans un compartiment de chemin de fer: avant de rouler sur les planches, elle roulait déjà sur les rails.
Quelques jours plus tard, cette enfant, cabotine accomplie, se faisait transporter, pour y être baptisée, à l'église de Vigevano (Piémont), dans... une cage en verre. Les soldats qui virent passer ce cortège crurent qu'on promenait une sainte relique et présentèrent les armes, ce qui remplit de fierté le père d'Eléonora. Rentré chez lui, il déclara à sa femme que, s'il ne pouvait lui faire un cadeau pour la naissance de l'enfant, du moins il était heureux de lui annoncer qu'Eléonora deviendrait célèbre, parce que la garnison lui avait présenté les armes.
La prédiction s'est réalisée: la renommée de Mme Duse est considérable, mais, comme elle ne voyage plus dans une cage en verre, les garnisons restent immobiles à son passage. Son père et son grand-père étaient comédiens. Elle-même apprit à jouer en même temps qu'à marcher. Mais faute de savoir mettre en valeur ses qualités dramatiques, faute peut-être de savoir se créer des amitiés, elle connut d'abord plus de déboires que de succès. Sa tristesse native s'accrut encore par la mort de sa mère, qu'elle perdit de bonne heure.
Mais un jour la fortune changea et fit subitement de l'actrice inconnue une tragédienne acclamée. C'était à Vérone: on donnait Roméo et Juliette, et Mme Duse, qui avait imaginé de jouer le rôle de Juliette un bouquet de roses à la main, trouva, paraît-il, par ce simple moyen, des attitudes fort émouvantes. Avis aux actrices sans succès.
Depuis lors, sa réputation n'a fait que s'accroître. Bien que sa taille manque de majesté et ses costumes d'élégance, elle a su, par la vérité qu'elle met dans son jeu, se faire un nom aussi répandu en Europe et en Amérique que l'est celui de Sarah Bernhardt ou de Réjane. Qu'elle interprète les anciens ou les modernes, la tragédie ou la comédie, son succès est le même. Un de ses auteurs favoris est M. Gabriel d'Annunzio.
On prête à Mme Duse un certains nombre de "mots" qui pourraient bien être d'elle, car ils ne dépassent pas le niveau moyen de l'intelligence humaine. Voici le plus saillant: "Le théâtre après qu'on a joué, c'est comme une table servie lorsqu'on vient de dîner", ce qui signifie que Mme Duse n'aime pas à aller au théâtre voir les autres. Cette parole pourrait faire douter de sa modestie, si elle n'était quasi proverbiale et si l'on ne savait que la grande artiste, qui fait profession de haïr la réclame, ferme impitoyablement sa porte aux curieux, fussent-ils rois, et a refusé de rendre visite à des reines, manière, il est vrai, un peu impertinente d'être modeste.
Jean-Louis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 16 avril 1905.
* Nota de Célestin Mira:
* Eléonora Duse:
Eléonora Duse. |
Eléonora Duse, caricature. |
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