That is the question.
Je venais d'entendre lire le long discours ou plutôt la longue causerie dans laquelle le prince Napoléon, desserrant la ceinture de son éloquence, comme il convient à la fin d'un bon dîner, a comparé l'isthme de Suez, cet immense travail, l'honneur de notre siècle, achevé dans sa parie principale et menacé de périr faute d'un détail accessoire, à un pantalon auquel il manque un bouton pour l'attacher à la bretelle.
A la suite de cette lecture, une assez vive discussion s'était engagée dans le salon où je me trouvais sur le genre d'éloquence à laquelle appartient cette harangue. Je suis obligé de dire que les classiques la goûtaient peu, ce sont de si terribles gens que les classiques, n'est-ce pas, monsieur Hugo? Ils levaient les mains au ciel, en s'écriant: O tempora! o mores! Ils invoquaient Quintilien, Boileau et Rollin; ils citaient Cicéron et Démosthène. Ils déclaraient n'avoir trouvé ni dans les Tropes de Dumarsais ni dans la Rhétorique de Crevier un seul exemple qui pût autoriser une pareille licence d'expression, une si audacieuse figure. Ils voulaient savoir, les classiques ont toujours été des gens très-curieux, à laquelle des grandes divisions de la rhétorique appartenait ce discours. Était-ce au genre sublime? Était-ce au genre tempéré?
- Parbleu! vous voila bien embarrassé pour peu de chose, interrompit un jeune réaliste qui se trouvait là: c'est au réalisme et au genre familier.
- Vous voulez dire débraillé, jeune homme, répliqua aigrement un vieil académicien.
Le mot était dur. Le jeune homme riposta en faisant la critique du genre solennel, qu'il proclama le genre ennuyeux par excellence, avec ses périodes qui marchent d'un pas tranquille et lent comme ces attelages de bœufs qui, au temps des Mérovingiens,
Promenait dans Paris le monarque indolent.
- En cultivant ce genre, fort goûté de l'Académie, ajouta-t-il, on est sûr d'endormir, au bout d'un quart d'heure, son auditoire également édifié et assommé. Un mot risqué au contraire, une métaphore hasardée, une comparaison drolatique, courant les champs comme un batteur d'estrade, secoue l'auditoire et le réveille. On écoute, ne fût-ce que pour critiquer, et quand on écoute on entend. Le P. Ventura n'a-t-il pas dit en pleine chaire, dans la petite église de l'Assomption, que la philosophie nouvelle était de la blague? n'a-t-il pas dit ailleurs, dans une de ses conférences, que les libres penseurs, esprits trop fiers et trop graves pour vénérer les reliques de saint Vincent de Paul, seraient tout prêts à baiser la calotte de Voltaire?
Cette évocation du P. Ventura, à propos du discours du prince Napoléon, ne parut pas à tout le monde d'un grand à-propos. La conversation continua quelques temps sur ce ton. On parla du pacha d'Egypte, de M. de Lesseps, de son procès avec Nubar-Pacha, de Me Jules Favre, de Me Sénart et de leurs plaidoyers, des millions français, des commerçants anglais. La discussion fut longue, approfondie, et, comme il arrive toujours, quand on fut à bout de paroles et que sonna l'heure de la retraite, chacun, en se retirant, demeura convaincu que ses adversaires avaient tort et qu'il avait raison.
Quand je sortis du salon, j'avais la tête fatiguée et remplies d'image étranges et incohérentes. Aussi, dès que je fus endormi, je fis les rêves les plus bizarres. L'isthme de Suez m'apparaissait sous la forme d'un géant, d'une taille aussi élevée que l'Himalaya. Il avait pris pour bretelle l'arc-en-ciel, pour pantalon un nuage aussi vaste que la mer Rouge, et il cherchait vainement à l'attacher avec la grande pyramide, qu'il avait posée transversalement en guise de bouton. "Il est écrit, disait-il, que je ne pourrai pas mettre ce bouton; ce mauvais garçon de Nubar-Pacha a graissé la patte à Schick pour qu'il ne fit pas de boutonnières à mon pantalon"
Quand je me réveillai le matin, je me rappelai, en me frottant les yeux, ma vision de la nuit. Tiens, me dis-je en moi-même, il y a peut-être de quoi faire un dessin. Et je courus chez Bertall*.
Je n'ai pas eu besoin de dire à ceux qui lisent la semaine des familles que Bertall sait dessiner. Je n'apprendrai pas à ceux qui l'ont entendu qu'il sait parler, et à ceux qui l'ont lu qu'il sait écrire. Mais il a un troisième talent rare chez les artistes, et, pour être juste, je dois ajouter chez les écrivains, comme aussi chez ceux qui n'écrivent pas, il sait écouter. Il m'écouta donc sans m'interrompre, puis, il me dit en souriant: Vous venez trop tard, mon siège est fait.
Son siège, vous l'avez sous les yeux, ami lecteur, et il ne me reste qu'à écrire au-dessous la légende.
La Compagnie de l'isthme de Suez, coiffée à l'égyptienne, les bras chargés de bracelets, et tenant à la main une baguette qu'on peut prendre également pour un bâton de commandement et pour la baguette magique, que M. de Lesseps semble avoir emprunté aux magiciens d'Egypte, est assise sur un véhicule où vous êtes libre de voir un de ces chars de triomphe qui conduisaient les vainqueurs romains au Capitole. Je n'ai pas besoin de vous dire que le capitole de l'isthme de Suez est la mer Rouge, dont un poteau indique le chemin.
Les chevaux qui traînent le char appartiennent à une race que l'on rencontre rarement dans les écuries. Le haras d'où ils viennent est situé rue de la Vrillière, M. de Rothschild pratique aussi avec succès l'élève de cette race qui vient admirablement chez lui. Regardons-les bien: tout ramassés qu'ils soient et toutes courtes que soient leurs pattes, ils sont plus rapides que les locomotives, car ce sont eux qui traînent les locomotives, et sans eux la vapeur, si puissante qu'elle soit, ne marcherait pas. La science ne peut se passer d'eux dans ses grandes entreprises, et l'on dit qu'ils sont le nerf de la guerre. C'est pour les conquérir que tant d'hommes travaillent; c'est pour se les approprier que l'on commet tant d'injustices et de mauvaises actions, des crimes mêmes; que l'on brave tous les périls, que l'on traverse les mers en défiant les tempêtes, que l'on descend dans les profondeurs de la terre en renonçant à la lumière du jour. La fable de Jason* partant sur le navire Argos pour aller à la conquête de la Toison d'or est une vérité toujours nouvelle. Seulement Colchos est aujourd'hui la Californie, l'Australie et s'appellera peut-être demain la Sonora*.
Je n'ai pas besoin de vous dire le nom des chevaux qui traînent le char de la Compagnie de Suez, vous les avez nommés vous-mêmes: ce sont les millions français, attelés à cette grande entreprise et qui sont tout près de la mener à bien.
Voyez comme ils se gonflent, ces gros sacs qui sont leurs corps et dont ils sont l'âme. Ils arriveront tout à l'heure, voila qu'ils arrivent!...
Arriveront-ils, hélas?
J'aperçois sur le premier plan du dessin deux hommes gentlemen qui certainement appartiennent à la riche corporation de la Cité de Londres; ce sont des marchands anglais qui, je le soupçonne, n'ont contribué en rien à l'embonpoint des chevaux qui traînent le char de la Compagnie de Suez; mais, en revanche, ils s'occupent des roues. Je ne prétends dire qu'ils y poussent. Sir Rosbif et Plumpudding-Bey, que je reconnais pour Anglais à sa culotte de velours et à ses guêtres, bien qu'il porte par calcul une coiffure égyptienne, m'ont tout l'air de deux aldermen de la cité de Londres qui n'aiment pas les routes où tout le monde passe et qui préfèrent celles où les ballots de leurs maisons peuvent seuls cheminer. Orgueilleux, intéressés, sournois, et,
Au demeurant, les meilleurs fils du monde.
ils appréhendent sans doute que le char de la Compagnie ne marche trop vite, et, sous prétexte de prévenir les inconvénients des descentes, ils mettent ce qu'on appelle les bâtons dans les roues. La Fontaine a dit du chat, qu'il aimait à faire d'abord son bien, ensuite le mal d'autrui. Je soupçonne le chat de la fable d'être né dans la Cité de Londres. Qui l'emportera, des millions français qui, courbés sous le harnais, tirent de leur mieux le char, ou des bâtons des commerçants anglais qui le retiennent le plus qu'ils peuvent, sans parler des pavés que j'aperçois, là-bas et qui ne se sont pas fortuitement trouvés sous la roue de la Compagnie qui presse l'attelage en lui montrant la mer Rouge de plus en plus proche. Les bras qui se roidissent pour faire obstacle vaincront-ils ou seront-ils vaincus? Les roues seront-elles plus solides que les bâtons, ou les bâtons plus durs que les roues?
That is the question, comme le dit Hamlet dans Shakespeare.
Cette question est celle de l'isthme de Suez.
Félix-Henri.
La Semaine des familles, Revue universelle, samedi 5 mars 1864.
* Nota de célestin mira:
* Bertall: Charles, Constant, Albert, Nicolas d'Arnoux de Limoges Saint-Saens, dit Bertall, connu aussi sous le pseudonyme de Tortu-Goth fut un illustrateur-graveur très prolixe.
* Jason:
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Jason rapportant de Colchide la toison d'or par Paul Rubens (Musées royaux des Beaux-arts de Belgique) |
* Sonora:





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