Physiologie des buveurs.
Les buveurs de gin.
Il vous est sans doute arrivé, si vous avez parcouru Londres le soir, de voir de loin une maison splendidement éclairée, du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, par la lumière du gaz, et qui se détache des maisons voisines; en approchant, vous avez pu lire l'inscription suivante, tracée en lettres gigantesques: GIN-PALACE (le palais du gin). Le mot est bien choisi. Ce n'est pas une simple métaphore, c'est une redoutable vérité. Ici le gin règne et gouverne, il est roi, il est dictateur, il est dieu! Tous ceux qui franchissent le seuil de cette porte sont ses sujets, ils lui appartiennent comme des esclaves appartiennent à leurs maîtres, comme des idolâtres à leur idole*.
Et quels sont les sujets de ce souverain alcoolique, quels sont les adorateurs du dieu Gin? Ici, il y a une distinction à faire: les étages supérieurs du palais du gin sont ordinairement réservés à la petite bourgeoisie. Elle va là faire son souper favori avec du fromage de Chester ou de Gloucester, et elle boit de la bière forte de Dublin (Dublin stout*). Mais le rez-de-chaussée appartient en propre aux classes populaires. C'est là que les ouvriers et les domestiques, même les femmes de service employées à laver le devant des portes, viennent boire la boisson favorite de nos voisins d'Outre-Manche le gin en Angleterre, le whiskey en Irlande, the mountain deew, (la rosée des montagnes) comme ils disent avec une emphase admirative*.
La catégorie la plus nombreuse peut-être des buveurs de gin, cette liqueur tirée du genièvre, appartient à cette classe que M. Victor Hugo a essayé de décrire dans un long roman: les Misérables. Comme l'a dit Mgr Dupanloup dans son dernier ouvrage sur la Charité chrétienne: " La langue a dû inventer un mot pour désigner ces êtres en qui se rencontrent trop souvent le malheur et l'infamie; ce ne sont plus des malheureux, ce sont des misérables, mot douloureux qui se compose de deux termes: l'un qui les dénonce à la police, l'autre qui fait encore les réserves de la pitié, mot à moitié judiciaire, à moitié chrétien."
Dans la grande famille des Misérables figure celle des indigents de profession: c'est la plus innocente des buveurs de gin. Ils ont plus ou moins lutté contre les difficultés de leur position, plus ou moins frappé à la porte du travail qui malheureusement ne s'ouvre pas toujours devant celui qui frappe comme celle de la miséricorde de Dieu; puis ils ont courbé la tête pour recevoir la vague de la misère qui les a couverts; ils lui ont dit: "Nous sommes à toi, prends-nous, emmène-nous!" Ils se sont laissés aller au courant, résolus à ne plus faire d'efforts, à demander leur pain au lieu de la gagner, de jour en jour plus insensibles à l'humiliation, indifférents à force d'être désespérés, prenant le temps comme il vient, dénués de tout et prodigues dans l'occasion: remarquez que la prodigalité est le dernier degré d'abaissement de la misère qui préfère le verre de gin qui abrutit l'âme au morceau de pain qui apaise l'estomac.
Un voyageur qui avait occupé une grande position dans notre pays, et que la Révolution de 1830 obligea de chercher un asile en Angleterre, fait observer que la misère anglaise a quelque chose de plus poignant que la misère en France. Nous avons depuis rencontré comme lui à Londres cette misère qui court les rues en haillons de soie et qui l'avait si vivement frappé. Nous avons vu les déchirures d'un châle des Indes qui, après avoir peut-être couvert, un demi-siècle auparavant, les épaules d'une grande dame, avait fini par descendre, de chute en chute, d'outrage en outrage, d'accroc en accroc, déteint, souillé, frangé, réduit à l'état d'une loque infâme, sur les épaules d'une mendiante qui venait boire au palais du gin les quelques pences (sols anglais) dérobés par importunité à la charité publique. Nous avons vu l'hermine, après avoir servie autrefois d'ornement à une pelisse élégante, faire mentir l'éternelle devise de la Bretagne qu'elle rappelle*; nous l'avons vu souillée, traînée dans la boue liquide des trottoirs par une minuscule créature qu'ont flétrie avant l'âge les privations et le vice, et qui, sans bas, sans souliers, soutenant d'un bras décharné un enfant pâle et chétif suspendu à son sein, présente de l'autre bras un paquer d'allumettes ou une orange qu'elle est censée offrir en échange d'une pièce de monnaie, moyen employé pour éluder la lettre des lois qui interdisent la mendicité, en se plaçant sous la protection de celle qui favorise le commerce.
Comme le fait remarquer le voyageur dont nous avons parlé, ce contraste d'habits qui ont appartenu à l'opulence, et d'une destinée descendue au dernier degré de l'abaissement et de la misère, attriste l'esprit et serre le cœur, il y a là comme une hideuse ironie. Il semble que cette misère se soit travestie pour se moquer d'elle-même; les oripeaux souillés qu'elle traîne après elle font l'effet d'une caricature que le désespoir, à la fois modèle et peintre, a crayonné en se regardant.
C'est que la misère anglaise, comme je l'ai dit, est la plus effroyable de toutes les misères. On dirait que cette sombre fatalité que le grand poète tragique de l'Angleterre, Shakespeare, a choisie pour ressort de son théâtre pèse sur elle. S'il arrive que l'excès de la souffrance et du dénuement détermine une famille à aller chercher sur le territoire d'une autre paroisse le travail qu'elle ne trouve pas sur le territoire de la paroisse qu'elle habite, elle rencontre sur la limite de cette paroisse nouvelle les autorités locales qui, armées de la loi sur la taxe des pauvres, lui font rebrousser chemin. Pas un jour ne lui sera accordé, on ne lui permettra pas même les quelques heures de repos indispensables après un long trajet. Fatiguée, épuisée, désespérée, peu importe; il faut qu'elle reparte, père, mère, enfants, et qu'elle aille souffrir là où elle est inscrite pour la souffrance et pour le secours, maigre secours pour ceux qui le reçoivent, bien qu'il coûte plus de deux cents millions à ceux qui le donnent! Que parle-t-on des serfs du moyen-âge attachés à la glèbe par la féodalité? L'Angleterre connait de nos jours la glèbe de la misère aussi dure, aussi inflexible, et qui ne nourrit qu'à moitié ceux qui y sont attachés!
Chose étrange au premier abord, plus la misère augmente, plus la consommation de gin devient considérable. En y réfléchissant, on finit par trouver le mot de cette douloureuse énigme. Plus on souffre, plus on voudrait oublier ses souffrances. Or savez-vous ce que le gin apporte à ces pauvres créatures déchues et désespérées qui se pressent dans son palais, comme des courtisans devant le trône d'un roi? A ceux qui, en se tournant vers le passé, n'y trouvent que des souvenirs navrants; qui, en considérant le présent, n'y rencontrent que sensations douloureuses et qu'angoisses; qui, en interrogeant l'avenir, n'y aperçoivent que sujets de crainte, de tristesse, au bout d'une vie abandonnée, le lit banal de l'hôpital, et, au delà, la marbre d'une table de dissection, le gin apporte l'oubli. L'oubli d'une heure avec cette convulsion de joie que cause l'ivresse, l'oubli suivi d'un anéantissement qui amorti le sentiment de la souffrance physique et éteint le sentiment de la souffrance morale, voilà ce que vont chercher les buveurs de gin, comme les buveurs d'opium. Dans un livre plein d'intérêt, récemment publié sous ce titre: Trois ans d'esclavage chez les Patagons*, un voyageur, M. Guinmard, raconte la manière dont s'énivrent les sauvages habitants des pampas: "Les Indiens, dit-il, ne fument jamais le tabac seul; ils le mélangent avec de la fiente de cheval ou de bœuf sèche. La pipe étant bourrée, tous les fumeurs se couchent sur le ventre, et fument chacun à leur tour sept à huit bouffées coup sur coup pour ne les rendre par les narines que lorsque, à demi suffoqués, ils se sentent dans l'impossibilité de les garder plus longtemps. L'effet de cette exécrable fumigation intérieure les rend effrayants à voir; leurs yeux se retournent aux trois quarts, on en voit que le blanc; ils se dilatent à un tel point, qu'on pourrait les croire prêts à sortir de leur orbite. Leur pipe, qu'ils n'ont plus la force de retenir, s'échappent de leurs grosses lèvres; leurs forces les abandonnent, ils sont pris d'un tremblement convulsif et plongés dans une ivresse voisine de l'extase."
Il n'est pas besoin d'aller sur les rives du rio Negro pour trouver des spectacles de ce genre. La civilisation a aussi ses sauvages. Plus d'une fois il m'est arrivé de m'arrêter devant la vitrine d'un des établissements de Londres où l'on consomme la plus grande quantité de boissons alcooliques. Le palais du gin, à l'encontre des anciennes tavernes, éclairées seulement par une chandelle fumeuse qui laissait dans l'ombre les visages flétris et les haillons souillés des misérables, versait par ses becs de gaz des torrents de lumière sur le triste spectacle qu'on n'aimerait mieux n'apercevoir qu'à demi caché dans les ténèbres.
Mes regards attristés rencontraient là des visages de vieilles femmes décrépites comme des Parques, avec le sceau de la fatalité sur le front. Elles vidaient lentement leur verre, et sur leur face osseuse et convulsive, l'extase alcoolique commençait. Peut-être avaient-elles vu s'user leur jeunesse et leur maturité dans les larmes, et périr toute leur famille sous les éteintes du désespoir et de la faim. D'abord veuves désolées ou mères inconsolables, maintenant, elles ne sont que des buveuses de gin. Elles viennent chaque fois qu'elles ont pu arracher quelques pences à la pitié des passants, les boire dans un établissement public. Tandis qu'elles oublient le passé, souvent une pauvre enfant de quatorze ou quinze ans, amenée par une aïeule, pose ses lèvres, déjà pâlies par la misère, sur le breuvage enivrant et lui demande l'oubli de l'avenir, qui sera aussi triste pour elle que le passé de ses devancières.
A deux pas, quelques ouvriers surmenés de fatigue s'étourdissent sur les souffrances et les inquiétudes du moment. Celui-là même qui, debout derrière le comptoir, verse l'ivresse aux habitués du lieu est un dévot de la divinité qu'on y adore, et sa figure porte la trace des ravages de l'ivrognerie.
Les pauvres Irlandaises, si nombreuses à Londres, et qui, au marché de Covent-Garden*, portent des fardeaux énormes sur leur tête et étonnent les étrangers par leur costume, qui se compose d'un habit d'homme qu'elles endossent par-dessus les vêtements de leur sexe et d'un chapeau de feutre semblable à celui que nous portons, font à Londres une effroyable consommation de gin. Elles cherchent là l'oubli de leur verte Erin et de l'ancienne position de leur famille, position à jamais perdue.
Un ecclésiastique irlandais me racontait que, parmi ces misérables femmes, il y en avait qui descendaient des premières familles de l'ancienne Irlande, dépouillées par la conquête anglaise et par la tyrannie protestante et qui conservent encore soigneusement leurs titres; " Un jour, me dit-il, je traversais le marché de Covent-Garden, j'en vis deux, elles étaient à ma connaissance issues de familles jadis princières, qui, la tête pleine de gin et égarées par la colère et par l'ivresse, se livraient à un pugilat furieux au milieu d'un cercle de curieux qui les excitaient par leurs lazzi. Je fendis la foule, et, m'approchant d'elles, je saisis chacune de ces deux malheureuses par le bras, et, les envoyant en sens contraire: Princesses, leur dis-je à voix basse, que penseraient vos aïeux, si du fond des tombes où ils sont couchés dans le cimetière de Limerick, ils vous voyaient ainsi? Elles levèrent les yeux sur moi; puis, les baissant aussitôt vers la terre avec confusion, elles se retirèrent à pas précipités. L'Irlande avec ses désolations, le passé avec ses glorieux souvenirs, étaient venus se placer entre ces deux misérables femmes, et, quelques gouttes du vieux sang de leurs nobles aïeux leur réchauffant le cœur, elles se retiraient pleurant sur l'Irlande et sur elles-mêmes."
Il y a quinze ans environ, le gin et le whiskey rencontraient, en Irlande, un terrible adversaire. C'était le temps où O'Connell*, par un mirage de sa prodigieuse éloquence, évoqua le passé de l'Irlande et fit espérer à sa merveilleuse patrie que ce passé glorieux deviendrait pour elle l'avenir. Les villes marchaient tout entières au-devant du libérateur; les campagnes tressaillant d'allégresse accouraient pour l'entendre, et les petits enfant à sa vue murmuraient: "C'est lui!" Hommes dans la force de l'âge, femmes, enfants, tous quittaient leurs tanières, et les vieillards courbés par l'âge revenaient en disant: "Mon Dieu! nous pouvons maintenant mourir, puisque nous savons que l'Irlande vivra; recevez les âmes de vos serviteurs dans votre paix, nous mourront contents, puisque nous avons entendu notre grand O'Connell." Il y avait, en effet, tant de vie dans l'éloquence de cet homme, que l'Irlande semblait ressuscitée. Il était à craindre qu'au milieu des transports d'enthousiasme l'abus des liqueurs fortes, qui est poussé à l'excès dans ce malheureux pays, n'entraînât les Irlandais à des rixes dont le gouvernement anglais aurait pu profiter. Alors le Rev. P. Matthew se leva à côté d'O'Connell, la tempérance chrétienne à côté du patriotisme. Il alla de comté en comté, prêcha une croisade contre l'ivresse, et demanda le pledge, c'est-à-dire une croisade contre le gin et le whiskey, le serment contre les liqueurs fermentées. "Irlandais, vous avez deux ennemis, l'orgueil anglais et le gin. Le gin est le complice de vos maîtres, il vous livre à leurs mains en obscurcissant votre jugement et en vous jetant dans des violences dont on profite contre votre grand et malheureux pays. Honneur à l'Irlandais qui lèvera la main pour prêter serment contre les liqueurs fermentées! Honte à l'Irlandais parjure, dont la main ne sécherait pas avant de lever vers sa bouche un verre de whiskey et de gin, plus lourd maintenant à vos conscience que les montagnes de Sleevebogher, de Knockandour ou de Mountnephin."
Ainsi parlait le Rev. P. Matthew, et l'on pu croire un moment que le roi Gin allait perdre son empire en Irlande. Les Irlandais avaient compris que leur sobriété devenait la condition de leur liberté... De tout côté, on accourait prendre le pledge de tempérance entre les mains du prédicateur de cette nouvelle croisade. "Dieu le veut, disaient les Irlandais, et O'Connell le demande!".
Hélas! cela dura tant que dura l'espérance, c'est à dire tant que vécut O'Connell.
Félix-Henri.
La Semaine des Familles, Revue universelle, 1864.
Nota de Célestin Mira:
* Gin-palace:
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William Hogart: la rue du gin. |
*Bière de Dublin:
* Whiskey irlandais: on peut citer le poitin, ou poteen , ou potcheen obtenu après distillation d'orge maltée dont le degré d'alcool est compris ente 60 et 95%, ce qui en fait la boisson la plus alcoolisée au monde. Elle fut interdite en 1661 mais elle continua à être produite illégalement comme un moonshine (désignant les produits de contrebande). Elle fut de nouveau autorisée en 1989 à l'exportation et l'UE lui accorda en 2008 le bénéfice d'une appellation protégée.
* Devise de la Bretagne: Kentoc'h mervel eget bezañ saotret, plutôt la mort que la souillure. Par ailleurs l'hermine était l'emblème d'Anne de Bretagne.
* Trois ans d'esclavage chez les Patagons:
* Covent-Garden:
* O'Connell:











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