Les œufs de Pâques.
- Qu'aurai-je cette année pour mes œufs de Pâques? Cette question se présente naturellement à l'esprit des enfants quand approche le grand jour de l'année chrétienne, le jour de la Résurrection.
Mais d'abord, pourquoi y a-t-il des œufs de Pâques? Ne semble-t-il pas que le carême, qui a mis les œufs à l'honneur sur nos tables pendant si longtemps, devrait les emporter avec lui, et laisser la place aux jambons de Mayence, de Bayonne, d'York, ou autres lieux, éléments indispensables du déjeuner dans les fêtes de la semaine pascale? Le jambon de Pâques n'a t-il pas quelque chose de plus naturel que les œufs de Pâques?
J'imagine que l'usage des œufs de Pâques est venu de ce que nos pères, plus austères que nous, ne jouissaient pas de la tolérance que l'Eglise nous accorde en permettant l'usage des œufs, du lait et du beurre pendant la sainte quarantaine. C'était donc une joie quand la fête de Pâques permettait de servir les œufs sur les tables, et on témoignait cette joie en distribuant des œufs peints en rouge aux enfants pour célébrer la fin de ce temps de tristesse. Cet usage existe encore dans les villages et même dans les villes parmi les classes populaires. Pourquoi? Parce que autant les enfants aiment à recevoir, autant les parents aiment à leur donner. Pourquoi? Par la même raison qui fait que les souliers des enfants ne sont jamais inutilement placés dans les cheminées quand vient la nuit solennelle du 24 au 25 décembre, et reçoivent de temps immémorial la visite du bonhomme Noël. Pourquoi? Par la même raison qui fait que le mois de janvier ramène les étrennes. D'abord, le présent est d'une simplicité primitive, un œuf peint en rouge*. Ensuite, on a voulu raffiner: l'œuf rouge de l'enfant du peuple est devenu un œuf en sucre pour l'enfant du riche. Puis, le luxe et le faste ne cessant de grandir, l'œuf de Pâques a grossi. C'est une boîte, c'est un écrin, c'est un étui. On y trouve ce que les enfants aiment le plus au monde, et sur ce point les hommes sont tous un peu enfants, une surprise. De là ces mots: Qu'aurai-je cette année pour mes œufs de Pâques?
J'ai entendu raconter que la phrase a sauté de la bouche des enfants sur la bouche des mères. Depuis, en effet, que l'œuf de Pâques est devenu une simple enveloppe, on peut y trouver un riche bracelet, des boucles d'oreilles en diamants, une broche magnifique, aussi bien que ces jouets et ces gracieuses inutilités qui figurent sur les petites étagères, un dé microscopique, un jeu de quilles lilliputien, un livre d'heures dont Gulliver eût fait présent à la reine de ce petit royaume dont les monuments les plus gigantesques arrivaient à la hauteur de notre genou. Les poules ne se doutent certainement pas de tout ce qu'elles pondent à l'approche de ce grand jour, et je ne serais pas surpris de voir, un de ces jours, un cachemire sorti d'un œuf de Pâques. Etonnez-vous, après cela, que de jeunes et belles dames se demandent, avec une curiosité intéressée et en prenant un air réfléchi, ce qu'on leur donnera pour leurs œufs à Pâques!
Les bons cœurs, et il y en a encore, quoi qu'on dise, aiment, à cette époque, à se souvenir de ceux que tout le monde oublie. C'est ainsi qu'on voit de pieuses châtelaines rassembler autour d'elles les enfants les plus pauvres du village et mettre la joie sur ces belles figures épanouies en leur distribuant de petits cadeaux que leurs parents n'auraient pas pu leur faire.
Les hommes, tout raisonnables qu'ils soient, ont peine à s'accoutumer à l'inégalité des conditions, quoiqu'ils comprennent les motifs qui rendent cette inégalité inévitable. Les pauvres enfants en souffrent d'autant plus qu'ils ne la comprennent pas. Pourquoi l'abondance et le superflu d'un côté? Pourquoi, de l'autre, les privations et quelquefois le manque du nécessaire? Pourquoi ces enfants riches et ces déshérités qui, comme l'Œdipe antique, demandent peu et n'obtiennent pas toujours ce qu'ils demandent? Hâtez-vous de mettre sur cette blessure ouverte au cœur des pauvres enfants le baume divin de la charité, afin que l'envie, qui envenime tout ce qu'elle touche, n'y verse pas une goutte de son poison, et laissez-moi, au sujet des œufs de Pâques, vous rappelez un vieux conte du moyen âge.
Il y avait un riche fermier qui, dans la semaine sainte, força une pauvre veuve qui vivait du produit de ses poules à lui donner tous ses œufs et même sa dernière poule, pour acquitter le prix d'un sac de criblures qu'elle avait acheté chez lui afin de nourrir ses volailles.
- Monsieur Lucas, lui disait-elle, laissez-moi, de grâce, quelques œufs pour que mes chers enfants aient comme tous les enfants du village leurs œufs de Pâques dans la matinée du saint jour, et ne me prenez pas ma pauvre poule Blanchette, qui est le gagne-pain de la maison. Je vous payerai, foi d'honnête femme à la Saint-Jean.
Le fermier, n'avait pas de cœur, il fut impitoyable. Il se fit adjuger par le bailli, qui ne valait guère mieux que lui, les œufs au-dessous de leur valeur, et il mit la poule Blanchette dans sa basse-cour. La pauvre veuve pleura, ses enfants n'eurent pas d'œufs de Pâques, et Blanchette alla pondre dans la basse-cour du fermier.
Bien peu de temps après, Lucas mourut, et il eut à rendre compte de ses mauvaises actions et de son avarice au Dieu vengeur qui mit le pauvre Lazare dans le sein d'Abraham et fit jeter le mauvais riche dans la géhenne de feu. Son fils, qui ne valait guère mieux que lui, hérita de sa fortune; il avait invité à un grand banquet tous ceux qui avaient assisté aux funérailles de son père; au sortir de table, on entendit une poule crier au fait de l'orme, comme si le renard lui tordait le col. Dans la soirée suivante, toujours après le dernier coup de l'Angélus, la même scène recommença. C'était un piaulement à la fois déchirant et sinistre. Les anciens du village commencèrent à branler la tête et à se dire qu'il y avait quelque chose là-dessous, et que l'âme de Lucas, qui n'était pas mort en odeur de sainteté, pourrait bien être en peine. Quand, le troisième jour, la musique discordante reprit de plus belle, on n'en douta plus. Le fils Lucas, loin de comprendre cet avertissement, devint furieux. Il prit son arbalète et sortit, puis, s'approchant de l'orme où se tenait la poule, il la menaça de la transpercer d'une flèche. La poule ne tint aucun compte de ses menaces, et lui jeta au nez ses vieilles plumes, puis comme le fermier commençait à bander son arme, elle fit pis, et Lucas se trouva dans la position du bonhomme Tobie*, à cela près qu'il n'avait ni sa vertu ni sa patience: il était devenu subitement aveugle. Tous ses assistants s'enfuirent en disant que le doigt de Dieu était là, et que ce méchant homme l'avait bien mérité.
Pendant qu'il maugréait, une pauvre femme heurta à la porte de la ferme et proposa un panier d'œufs. Le nouveau fermier, dans sa colère, allait la faire chasser comme une mendiante; puis, se ravisant, il lui dit avec un sourire sarcastique:
- Je ne t'achèterai ton panier d'œufs que lorsque tu auras fait descendre cette maudite poule de là-haut, afin que je lui torde le col et que je la mette dans mon pot.
La bonne femme leva les yeux et répondit:
- Cette poule n'est pas maudite, c'est ma pauvre Blanchette, qui me pondait des beaux œufs pour nourrir mes enfants et que feu votre père (que Dieu veuille pardonner à son âme!) m'a obligée de lui vendre pour une pièce de monnaie, parce que je lui devais un sac de criblure.
En même temps, elle appela doucement la poule, qui vint se placer sur son épaule, et la becqueta joyeusement en faisant de petits cris, comme si elle la reconnaissait. Qui fut surpris? ce fut Lucas à qui sa femme raconta la chose. Mais son étonnement se changea en terreur lorsque, sans voir personne, il entendit une voix, qu'il reconnut pour celle de son père, murmurant ces mots à son oreille.
- Mon fils, je me suis fait livrer à vingt sols le cent, par cette femme, des œufs qui en valaient trente, et je l'ai obligée à me vendre, pour six sols, sa poule qui en valait bien dix; c'est la poule de l'orme. Je souffrirai donc le purgatoire tant que vous n'aurez pas réparé mes injustices.
Le fils se convertit, fit pénitence, distribua cent écus aux pauvres, fit prier pour l'âme de son père, satisfit pleinement la pauvre femme pour le prix de ses œufs et lui rendit Blanchette, et depuis oncques on entendit la poule de l'orme chanter. Bien plus, au bout de six mois, le jour de Pâques étant arrivé, le pécheur pénitent reçut dévotement son Créateur, et, en se levant de la table de communion, il recouvra subitement la vue.
Si mes souvenirs ne me trompent pas, le chanoine Schmidt, dans un de ses si jolis contes qui sont la joie des enfants, a écrit la contrepartie de cette légende sous le titre: les Œufs de Pâques*.
Un jeune garçon pauvre et orphelin revenait, le saint jour de Pâques, d'un château habité par une pieuse en noble châtelaine, dont le mari, vaillant chevalier, guerroyait en Terre Sainte. La charitable châtelaine s'était fait une loi de distribuer aux pauvres habitants de ses terres, le jour de Pâques, tous les œufs que pondaient pendant la semaine sainte, les poules de sa basse-cour, et sur lesquels elle faisait peindre les armes et la devise de sa maison. Agenouillé dans la chapelle, elle disait à Dieu, en priant avec ferveur:
- Monseigneur Jésus-Christ, comme je nourris ici vos pauvres, daignez nourrir en Palestine monseigneur mon mari, qui peut-être manque de tout pendant que les greniers de ses fermes plient sous le poids de nos récoltes.
Le jeune garçon s'en revenait donc de la distribution des œufs, et rapportait son panier bien rempli à son aïeule, la seule parente qui lui restât. Comme il passait au bord d'un ravin, il entendit un gémissement monter vers lui. Il s'arma du signe de la croix, se recommanda à Dieu, et demanda si c'était une âme chrétienne qui se plaignait ainsi.
- Je suis chrétien et j'habite encore ce monde, répondit la voix; mais voici deux jours que je suis tombé en voyageant de nuit, dans ce ravin; je me suis blessé en tombant, et, si Dieu ne vous avez pas envoyé à mon secours, je sens bien que j'allais mourir de faim.
Le jeune garçon qui connaissait tous les lieux d'alentour, descendit dans le ravin par un sentier et arriva jusqu'au blessé. Il lui offrit, à défaut d'autre nourriture, les beaux œufs rouges contenu dans son panier. Le chevalier en portait un avidement à sa bouche, lorsque ses yeux tombèrent sur la devise qui y était écrite.
- Grand Dieu! dit-il, qu'est-ce que cela veut dire? c'est la devise de ma maison! Au nom du ciel, jeune homme, dites-moi où je suis. Il y a six ans que j'ai quitté l'Allemagne, et je venais chez moi quand je suis tombé dans ce ravin.
- Noble seigneur, vous êtes dans le duché de Salzbourg, non loin du château de Lauffen. Ce matin même, la sainte et belle châtelaine qui, en attendant son seigneur et maître, le haut baron dudit nom, qui guerroie en Palestine, traite ses vassaux en véritable mère, m'a donné ces œufs de Pâques pour les porter à ma vieille aïeule, et je suis heureux de pouvoir vous les offrir pour apaiser votre faim.
- O providence! s'écria le chevalier, comment reconnaître vos bontés! Ainsi ma chère femme vit, et ce sont les aumônes qu'elle fait aux pauvres de Jésus-Christ qui m'empêchent aujourd'hui de mourir de faim. Jeune homme, je suis le baron de Lauffen, revenant de Palestine, et tant de changements se sont accomplis en mon absence, que je ne reconnais plus le pays où je suis né. Ma femme vit, mais notre enfant chéri, notre douce Emmeline, vit-elle?
- Elle vit, seigneur baron, et ce matin même je l'ai vue aidant sa noble mère et madame votre sœur à distribuer les œufs de Pâques aux enfants indigents des vassaux de votre baronnie.
Ainsi la prière de la châtelaine avait été entendue et exaucée. Elle avait nourri les pauvres de Jésus-Christ et Jésus-Christ avait nourri son mari par la main de ces pauvres, que la généreuse châtelaine venait de remplir. Donnez donc aussi des œufs de Pâques, dussent-ils prendre la forme de layettes pour les enfants, de flanelle pour les vieillards, de couvertures pour réchauffer les membres glacés, et de souliers pour chausser les pieds nus, car, vous le savez, tout peut être offert sous prétexte d'œufs de Pâques, et tout ce qu'on donne aux pauvres, on le donne à Dieu.
René.
La Semaine des Familles, revue universelle, 19 mars 1864.
* Nota de Célestin Mira:
* Œufs de Pâques:
* Poule:
* Tobie: Tobie est le fils de Tobit, devenu aveugle après avoir reçu de la fiente d'oiseau dans les yeux.
* Chanoine Schmid: les Œufs de Pâques.








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