Procédés de travail & manies des écrivains.
On est surpris de voir à quels bizarres procédés de travail ont souvent recours, à quelles servitudes baroques s'astreignent des écrivains du plus grand talent. Ils peuvent y trouver cette aide machinale qui nous vient de l'habitude. Mais ayons soin de ne pas confondre avec ces manies plus ou moins inoffensives, certaines habitudes déplorables qui dégénèrent en vices et qui, bien loin d'être une source d'inspiration, sont au contraire la ruine du talent; et n'oublions jamais que la régularité d'un travail opiniâtre et méthodique est la meilleure condition d'une production abondante, l'auxiliaire indispensable au génie lui-même.
Nous venons de lire un livre qui nous a charmés, d'assister à la représentation d'un drame qui nous a émus. Comment ce livre a-t-il été écrit? Comment ce drame a-t-il été composé? Nous somme curieux de le savoir. Nous aimerions à surprendre l'écrivain au moment où il travaille, à nous pencher sur la table où il est accoudé, pour lire à mesure les lignes qu'il trace.
En effet il n'en est presque pas un, parmi les écrivains les plus richement doués, qui n'ait sa méthode, ses habitudes, ses manies. Tel ne peut écrire que dans certaines conditions où justement son voisin ne pourrait aligner deux phrases. Celui-ci n'a toute la liberté de son esprit que le matin, et cet autre a besoin du silence et de la solitude de la nuit. Il y a plus. Vous pouvez en croire un écrivain s'il vient vous dire qu'il n'écrit que sur un certain papier d'une dimension comme d'une pâte déterminée, avec des plumes, une encre, qui parfois n'ont d'autre particularité que d'être ses plumes et son encre. Mettez-le dans le cadre qui lui est ordinaire, donnez-lui ses outils familiers, il travaillera avec allégresse et facilité. Changez quoi que ce soit à ces accessoires indispensables, le voilà malheureux, gêné, réduit à l'impuissance. Bizarreries! direz-vous, puérilités! Cela est possible, mais telle est, en effet, la nature de l'habitude.
Comme l'a dit Sully Prudhomme,
L'habitude est une étrangère
Que supplante en nous la raison.
C'est une ancienne ménagère
Qui s'installe dans la maison...
Mais imprudent qui s'abandonne
A son joug une fois porté!
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté.
C'est ainsi qu'on peut devenir tout à tour une aide ou un obstacle. Satisfaite, elle facilite le travail de l'auteur, et pour ainsi dire en exécute une partie grâce à l'activité inconsciente qu'elle crée en nous. Contrariée, elle empêche l'écrivain de rien produire. Elle est tout ensemble pour lui une servante et un tyran.
Les écrivains d'autrefois se dérobent à notre curiosité.
Sur les écrivains d'autrefois, sur nos grands maîtres classiques du XVIIe siècle, nous n'avons que fort peu de détails de ce genre. Ils mettaient une sorte de coquetterie à cacher leurs procédés de travail. Ils pensaient, avec une réserve délicate, que l'œuvre seule importe au public, et qu'il n'a pas à savoir comment elle a été exécutée. Nous les louons sans doute de cette noble fierté, où si l'on veut, de cette modestie. Mais notre curiosité n'y trouve pas son compte.
Pour les écrivains du XVIIIe siècle, nous sommes déjà mieux renseignés.
Voltaire*, esprit universel, aussi étonnant pour la souplesse que pour la fécondité de son génie, a dans son cabinet plusieurs pupitres sur lesquels sont placés les manuscrits commencés des diverses œuvres qu'il mène de front; sur l'un une tragédie, sur l'autre une œuvre historique, sur un troisième un conte. Il va de l'un à l'autre, travaillant à peu près une heure à chacun.
Voltaire est un mondain: il aime l'élégance, le luxe, les beaux meubles, le décor de la richesse. Jean-Jacques Rousseau* est un sauvage. Amant et peintre de la nature, il a besoin pour écrire que ses yeux se reposent sur un cadre champêtre. Il disait que la forêt de Montmorency y était son cabinet de travail. Le voici obligé de s'installer à Paris. Il habite au quatrième étage, rue de la Plâtrerie*, une seule pièce qui sert de chambre à coucher, de salle à manger et de cabinet de travail: un lit à rideaux commun, un fourneau de cuisine, entourent sa table à écrire. Là, Rousseau, vêtu d'une robe d'indienne et coiffé d'un bonnet de coton, écrit, joue de l'épinette, écume le pot qui bout à côté de son encrier. Devant ses yeux, un plan en couleur de la forêt de Montmorency, une cage peuplée de serins, quelques fleurs installées sur la fenêtre, simulent tant bien que mal un décor champêtre.
Il y a des écrivains pareils à des écoliers, toujours prêts à s'échapper et qui ne travaillent qu'à condition d'être enfermés. Le poète Delille* était de ceux-là. Sa femme, bonne ménagère, attentive au gain, le savait. C'est pourquoi elle mettait son mari littéralement sous clef.
Un jour, deux des amis de ce dernier vont lui faire visite. Ils sonnent, ils appellent, la porte reste close. Enfin la voix de Delille s'informe et annonce piteusement:
"Ma femme est sortie, elle m'a enfermé pour que je travaille. Attendez un peu, elle va rentrer."
Bientôt apparaît Mme Delille, revenant du marché, un énorme panier sous le bras. Elle introduit sans bonne grâce les deux visiteurs; on parle littérature, on dit des vers, et Delille commence à réciter une tirade de la Phèdre de Racine. Sa femme se précipite et l'interrompt:
" Prenez garde, ne dites pas vos vers comme ça! on peut les retenir et vous les prendre..."
Dès que les visiteurs sont partis, Mme Delille fait asseoir son mari, lui met une plume entre les mains:
"Allons, monsieur Delille, il s'agit maintenant de rattraper tout ce temps perdu.
- Mais j'ai travaillé pendant votre absence;
-Eh bien! travaillez encore un peu. Vous savez que chacun de vos vers représente à peu près cinq francs. Vous pouvez bien travailler pour quarante francs avant déjeuner..."
Un forçat de travail.
Au contraire de ce que nous venons d'observer pour les écrivains d'autrefois, nous sommes renseignés abondamment et minutieusement sur les procédés de travail des écrivains du XIXe siècle. Ceux-ci, très soucieux, pour la plupart de publicité, n'ont rien négligé pour se mettre en scène. Nous connaissons la préparation de leurs ouvrages, les dessous de leur talent, leurs manies et leurs tics.
A ce point de vue, aucun ne s'impose à l'attention d'une façon plus frappante que Balzac. Il lui a suffit de quelques années pour écrire la Comédie humaine. Mais, pour réaliser ce tour de force, quel prodige, quelle débauche de travail! Aux exigences de ce labeur, de ces "travaux forcés", Balzac subordonne tout le reste de sa vie; il y plie bon gré, mal gré, son corps et se fabrique une hygiène spéciale.
Chaque soir, à six heures, après avoir pris son repas, et comme il dit "son dîner dans le bec" il se couche. A minuit, il se lève, s'enveloppe du froc de moine qui lui sert de robe de chambre, avale un grand bol de café, et, à la clarté d'un flambeau à sept bougies, travaille, travaille sans s'arrêter jusqu'à midi. A mesure qu'il écrit, il jette chacun de ses feuillet derrière lui sans les relire et sans les numéroter.
A midi, son domestique entre pour lui apporter son déjeuner, ramasse les feuilles éparses et les porte chez l'imprimeur.
Terrible pour l'auteur, la méthode de composition de Balzac ne l'était pas moins pour l'imprimeur. En effet, son roman, tel qu'il l'envoyait en manuscrit, n'était guère qu'une ébauche. il le revoyait, le complétait, le refaisait entièrement sur les "épreuves". Aussi les épreuves si chargées de Balzac sont-elles dans le monde où l'on imprime, célèbres à la manière d'un cauchemar.
Voici quel était, suivant la description qu'en donne Théophile Gautier, l'aspect de ces épreuves: "Des lignes partant du commencement, du milieu ou de la fin des phrases se dirigeaient vers les marges, à droite, à gauche, en haut, en bas, conduisant à des développements, à des intercalations, à des incises, à des épithètes, à des adverbes. Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d'un feu d'artifice dessiné par un enfant. Du texte primitif partait des fusées de style qui éclataient de toutes parts. Puis, c'étaient des croix simples, des croix recroisetées comme celle du blason, des étoiles, des soleils, des chiffres arabes ou romains, des lettres grecques ou françaises, tous les signes imaginables de renvoi qui venaient se mêler aux rayures. Des bandes de papier collées avec des pains à cacheter, piqués avec des épingles s'ajoutaient aux marges insuffisantes, zébrées de lignes en caractères fins pour ménager la place et pleines elles-mêmes de rayures, car la correction à peine faite était déjà corrigée."
Ce labeur colossal permit à Balzac d'édifier en peu de temps un des plus solides monuments de notre littérature. Mais l'œuvre tua l'ouvrier. Balzac mourut à cinquante ans littéralement victime de ses excès de travail*.
La maladie du scrupule et les affres du style.
Le métier d'écrire ainsi compris est sans doute un des plus rudes qui soient. Il a été plus pénible encore pour un autre écrivain, Gustave Flaubert*. Ce qui caractérise celui-ci, ce n'est pas, comme pour Balzac, l'énormité de la production: au contraire, il a peu produit, étant de ces écrivains difficiles pour eux-mêmes, qui n'arrivent jamais à se satisfaire et qui sont sans cesse arrêtés et désespérés par la différence entre l'idéal qu'ils se proposaient et l'œuvre réalisée.
Flaubert restait presque toute l'année dans sa propriété de Croisset, près de Rouen, et passait presque tout son temps dans son cabinet de travail.
Par les nuits d'été, les fenêtres du cabinet restaient ouvertes et le silence n'était troublé que par la rumeur lointaine de la seine qui coulait au bas du coteau. Vêtu d'un large pantalon noué à la ceinture par une cordelière de soie et d'une longue houppelande de drap marron qui lui tombait jusqu'aux talons, Flaubert était assis dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, penché sur sa feuille de papier. " Sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un afflux furieux de sang, écrit Guy de Maupassant. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l'effet comme un chasseur à l'affût. Puis il se mettait à écrire lentement, s'arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une et, sous l'effort de sa pensée, geignant comme un scieur de long."
Quand après mille hésitations, Flaubert avait enfin achevé une phrase, il prenait la feuille de papier, l'élevait à la hauteur de ses yeux, la parcourait rapidement, puis se levait et, arpentant à grands pas son cabinet, déclamait sa prose d'une voix haute et mordante, scandait les syllabes. C'est ce qu'il appelait faire passer la phrase par son gueuloir. Il retournait ensuite à sa table, corrigeait ce qui avait choqué son oreille dans la musique des mots, et recommençait une autre phrase, toujours torturé, toujours gémissant.
Il a lui-même maintes fois comparé les tortures de ce travail à celles de l'agonie. Il a souffert des "affres" du style.
Fleuves d'encre et nappes de prose.
A ces forçats du travail on peut opposer des écrivains dont l'immense fécondité n'a, du moins en apparence, jamais connu l'effort.
Telle était l'inépuisable romancière George Sand*. Elle avait passé la journée, parlant peu, agissant moins, comme absente de la vie réelle, et ruminant dans sa têtes les belles histoires qui se passaient dans le monde imaginaire créé par elle. Le soir, après le dîner, à huit heures, elle s'asseyait devant sa table de travail. Elle y trouvait une abondante provision de feuilles de papier toujours coupées suivant une mesure uniforme, et se mettait à écrire. Elle reprenait le roman qu'elle était en train de composer au point exact où elle l'avait laissé la veille, et, sans une hésitation, continuait à le rédiger. Elle travaillait ainsi jusqu'à quatre heures du matin. Un roman se terminait-il au cours de cette période de huit heures? Elle pliait le manuscrit pour l'envoyer le lendemain à la Revue des Deux Mondes et se mettait tranquillement à en rédiger un autre.
Cette aisance avec laquelle George Sand a écrit des milliers de pages se retrouve chez Théophile Gautier*. Chargé de feuilleton théâtral à la Presse, il écrivait sur le coin d'une table dans l'atelier d'imprimerie du journal, parmi le ronflement des machines, le va-et-vient des ouvriers affairés. Sans faire de plan préalable, sans ratures ni correction d'aucune sorte, il jetait son feuilleton d'un seul bloc sur le papier, qu'il couvrait de son écriture empâtée et où les mots n'étaient séparés par aucune ponctuation.
Il est inévitable que des procédés de travail si caractéristiques et si différents influent sur l'œuvre elle-même: de là vient justement l'intérêt que nous avons à les connaître. L'âpreté du labeur de Balzac se retrouve dans la puissance d'évocation de ses pages, dans l'accumulation des détails qui souvent rendent le style touffu, pénible. Les infinis scrupules de Flaubert aboutissent à rendre chez lui l'expression d'une justesse parfaite. La facilité de George Sand se retrouve dans son style coulant comme un fleuve qui serait un fleuve de lait. Théophile Gautier écrit si aisément, parce qu'il a un remarquable sentiment de la phrase française et de sa correction. "L'important, disait-il, est d'avoir une bonne syntaxe: ma phrase est comme les chats, qui retombent toujours sur leurs pattes."
Peut-on stimuler artificiellement l'imagination?
Y-a-t-il des moyens d'activer la production, de stimuler l'imagination? L'un de ces moyens consiste pour beaucoup d'écrivains à travailler la nuit: l'insomnie et la fièvre qu'elle provoque surexcitent les nerfs.
Quelques-uns ont poussé cette superstition du travail nocturne jusqu'à se donner en plein jour l'illusion de la nuit: Musset* se plaisait à composer ses vers, les rideaux des fenêtres tirés et les bougies allumées, bien qu'il fit grand jour; déjà, au XVIIe siècle, s'il faut en croire la chronique, le poète tragique Crébillon se livrait à pareille excentricité.
La musique peut, on le comprend, être une utile inspiratrice, suscitant chez celui qui l'écoute tout un monde de sentiments et d'émotions, elle contribue à mettre l'imagination en activité. Tel était le cas pour Alexandre Dumas fils*, qui aimait à entendre du piano tandis qu'il écrivait ses comédies, tout au rebours de Théophile Gautier qui définissait la musique: "le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits".
Mais les stimulants dont les écrivains font usage ne sont pas toujours aussi immatériels. Si Dumas Père se contentait de lamper un verre de limonade, Balzac faisait une effroyable consommation de café; beaucoup usent et abusent du tabac.
Chez George Sand, ce besoin de fumer était si puissant que, suivant Théodore de Banville, elle cessait d'être intelligente si elle était privée de tabac.
Hélas! pourquoi faut-il rappeler que Musset cherchait dans l'absinthe une inspiration qui, à cause de cela même, lui échappait davantage?
Que de tristesse dans les dernières années de cette vie de poète, naguère si brillante et si féconde, presque uniquement occupée maintenant par le désir incessant de noyer au fond d'un verre l'âpre souci d'une impuissance trop consciente d'elle-même!
Ecrivains bohèmes et poètes de cabaret.
Chez plus d'un écrivain heureusement doué, l'abus des excitants, joint à l'irrégularité de la vie, tarit de bonne heure la fécondité. C'est le cas de tous les bohèmes plus ou moins alcooliques qui sont légion dans la littérature.
Gérard de Nerval* griffonnait des notes au crayon sur des bouts de papier qu'il enfouissait dans ses poches. "L'instant venu de donner à l'imprimerie la page promise, raconte Mme Arvède Barine dans son livre Névrosés, il fallait bien se décider à débrouiller ce chaos. On voyait alors "le bon Gérard" dans les bureaux d'un journal. Il tirait de ses poches une petite bouteille d'encre, des plumes, des bouchons de papier couverts de notes, toute une bibliothèque de livres et de brochures, et se mettait en devoir d'écrire. Il travaillait avec acharnement jusqu'à ce que l'arrivée de quelque connaissance le forçât de prendre la fuite. De là, il entrait au café d'Orsay, s'installait à une table isolée et déployait tout son matériel. A peine avait-il écrit quelques lignes, qu'un ami se dressait devant lui et entamait une longue conversation. Gérard reprenait son mobilier de poche et partait. De déballage en déballage, il arrivait au fond de son article ou de sa nouvelle toujours à la dernière minute."
Aussi irrégulière et bizarre était la façon de procéder de Villiers de l'Isle-Adam*. L'auteur des Contes cruels ne rentrait jamais se coucher avant l'aube et ne se réveillait guère qu'à midi. Il avalait une tasse de bouillon, puis se mettait au travail sans se lever. Assis dans son lit, soutenu par plusieurs oreillers, il écrivait au crayon jusqu'à six heures du soir, c'est à dire jusqu'au moment où il se levait pour aller passer sa nuit dans quelque cabaret de Montmartre ou des Halles.
Plus attristante encore est l'image du poète Verlaine* vagabondant à travers les cabarets du Paris nocturne.
M. Maurice Spronk se souvient de l'avoir aperçu attablé dans un café peu fréquenté de la rive gauche. Il reconnut le poète dans ce vagabond pitoyable à tête de "faune vicieux". Il avait devant lui, avec du papier blanc, son encrier d'un côté, son verre d'absinthe de l'autre. "Parfois, il griffonnait hâtivement quelques lignes en murmurant des paroles inintelligibles; puis, brusquement, il trempait sa plume dans son verre, la rejetait sur la table d'un geste de dépit, se frottait les mains ou les agitait avec un tremblement de malade, riait d'un rire muet qui accentuait encore les reliefs inquiétants de sa physionomie tourmentée; puis soudain, il avalait une gorgée de son breuvage et reprenait sa besogne, ne voyant rien autour de lui, toujours trépidant, toujours convulsif, comme secoué par une sorte de fièvre dont on n'aurait trop pu dire si elle était la conséquence de la folie ou de l'alcool."
A ses moments de lucidité, Verlaine déplorait sa faiblesse et s'adressait les pires injures, ce qui d'ailleurs ne l'empêchait pas de recommencer.
Au contraire, Hoffmann*, le fameux auteur des Contes fantastiques, était fier de son vice; ou, pour mieux dire, l'ébriété, à ses yeux, n'était pas un vice, mais vraiment un procédé de travail faisant partie des nécessités du métier pour l'artiste et pour l'écrivain.
Fort de ce principe, Hoffmann descend au détail, et construit savamment la gamme des excitants. Il parle en docteur:" Je recommanderais, pour la musique d'église, les vieux vins de France ou du Rhin; pour l'opéra sérieux, le meilleur Bourgogne; pour l'opéra-comique, le champagne; pour les canzonnetas, les vins chaleureux d'Italie; et enfin, pour une composition éminemment romantique comme de Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du combat entre les salamandres et les gnomes;"
C'est le punch qu'il veut dire, le punch fait de l'alcool enflammé qui dévore les esprits de sucre.
Les théories d'Hoffmann eurent sur leur auteur même leur effet immédiat et immanquable; elles le conduisirent à la paralysie suivie d'une mort prématurée.
La régularité, véritable secret du travail fécond.
Le cas de ces écrivains chez qui des dons remarquables ont été stérilisés par le désordre et l'excentricité de leur vie est déjà bien significatif. Il nous donne à deviner que la régularité, la suite patiente, l'opiniâtreté calme, sont encore les plus sûres garanties d'un travail fécond. Et c'est en effet ce que prouve avec éclat l'exemple de presque tous les grands écrivains qui nous étonnent par l'abondance de leur production tant que nous n'en avons pas découvert le secret.
Buffon*, pour se mettre au travail, se parait-il de ces fameuses manchettes de dentelle que lui attribue la légende? Ce n'est rien moins sûr. Ce qui l'est davantage, c'est qu'on le voyait chaque matin, à cinq heures exactement, sortir de sa maison, traverser son parc, et s'acheminer vers sa salle d'étude installée dans une vieille tour au fond du jardin. Là, il commençait à dicter à son secrétaire. A neuf heures, son valet de chambre venait l'accommoder et le coiffer, sans qu'il ne cessât un instant la dictée.
Goethe* consacrait au travail toutes les matinées invariablement. Dickens écrivait chaque matin trois pages, pas une de plus. Trois pages par jour, cela fait au bout de l'année plusieurs volumes; au bout d'une vie, cela fait une bibliothèque.
Victor Hugo* est chez nous le type de ces travailleurs au labeur uniforme et inlassable. Levé à cinq heures, il se mettait immédiatement à sa tâche. Il écrivait debout sur un bureau élevé, placé dans sa chambre à coucher, près de la fenêtre.
Une marge ample et régulière encadrait ses vers tracés sur papier de grand format avec une plume d'oie, d'une écriture fortement empâtée, nette et virile. De même que Dickens rédigeait toujours trois pages, Hugo écrivait chaque jours à peu près le même nombre de vers, quatre-vingt environ.
Durant toute sa carrière, Victor Hugo travailla avec cette même exactitude et ce même calme. Obligé de livrer à une date rapprochée le manuscrit de Notre-Dame de Paris, voici comment il procéda. "Il s'acheta, nous rapporte le "Témoin de sa vie", une bouteille d'encre et un gros tricot de laine grise qui l'enveloppait du cou à l'orteil, mit ses habits sous clefs pour n'avoir pas la tentation de sortir, et entra dans son roman comme dans une prison. Il était fort triste.
" Dès lors, il ne quitta plus sa table que pour manger et pour dormir. Sa seule distraction était une heure de causerie après dîner avec quelques amis qui venaient et auxquels il lisait parfois ses pages de la journée."
Mais, ce qui est admirable, c'est que "dès les premiers chapitres, sa tristesse était partie; sa création s'était emparée de lui, il ne sentait ni la fatigue, ni le froid de l'hiver qui était venu; en décembre, il travaillait les fenêtres ouvertes. Le 14 janvier, le livre était fini, et la bouteille d'encre aussi: il était arrivé en même temps à la dernière ligne et à la dernière goutte."
Telle est, en effet, la vérité. Ces procédés parfois bizarres des écrivains, ces tics et ses manies ne nous surprennent pas, et nous ne songeons pas à les leur reprocher, l'homme étant un être d'habitude. Mais ce qui fait les grands écrivains, ce ne sont ni les manies, ni les travers, ni les excès: au contraire, leurs excès, leurs travers et leurs manies sont ce qu'il y a en eux de plus facile à imiter. Tout le monde peut abuser du café comme Balzac, ou, plus dangereusement de l'alcool comme Musset, faire du jour la nuit et de la nuit le jour, écrire debout comme Hugo, ou couché comme Rousseau. Ce qui est plus difficile, c'est d'avoir l'éloquence de Rousseau, la puissance verbale comme Victor Hugo, la vision de Balzac, l'imagination de George Sand. En définitive, veut-on savoir la recette pour faire de belles œuvres? Supposons d'abord le don naturel, sans lequel on a rien à espérer: pour développer ce don naturel et lui faire produire tous ses fruits, le meilleur, le plus utile, le seul infaillible des procédés de travail est... le travail.
Lectures pour tous, Hachette et Co, Paris, 1901.
*Nota de Célestin Mira:
* Rue de la Plâtrerie; Le rue de la Plâtrerie, devenue rue Plâtrière, puis à la Révolution rue Jean-Jacques Rousseau est une rue du 1er arrondissement de Paris.
* Voltaire:
* Jean-Jacques Rousseau:
* Delille:
* Balzac:
* Gustave Flaubert:
* George Sand:
* Théophile Gautier:
* Musset:
![]() |
Alfred de Musset et George Sand sur un bateau entre Marseille et Gènes. Le dessin est de Musset, il se représente en train de vomir pendant que George Sand fume le cigare. |
* Alexandre Dumas Fils:
* Villiers de l'Isle-Adam:
* Verlaine:
* Hoffmann:
* Buffon:
* Goethe:
* Victor Hugo:









































