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jeudi 27 novembre 2025

 Procédés de travail & manies des écrivains.



On est surpris de voir à quels bizarres procédés de travail ont souvent recours, à quelles servitudes baroques s'astreignent des écrivains du plus grand talent. Ils peuvent y trouver cette aide machinale qui nous vient de l'habitude. Mais ayons soin de ne pas confondre avec ces manies plus ou moins inoffensives, certaines habitudes déplorables qui dégénèrent en vices et qui, bien loin d'être une source d'inspiration, sont au contraire la ruine du talent; et n'oublions jamais que la régularité d'un travail opiniâtre et méthodique est la meilleure condition d'une production abondante, l'auxiliaire indispensable au génie lui-même.


Nous venons de lire un livre qui nous a charmés, d'assister à la représentation d'un drame qui nous a émus. Comment ce livre a-t-il été écrit? Comment ce drame a-t-il été composé? Nous somme curieux de le savoir. Nous aimerions à surprendre l'écrivain au moment où il travaille, à nous pencher sur la table où il est accoudé, pour lire à mesure les lignes qu'il trace.


Une lecture chez Diderot.
D'après le tableau de Meissonier.


Tandis que la plupart des écrivains ne peuvent travailler que seuls
et dans le silence du cabinet, Diderot "parlait" ses livres avant de
 les écrire et les lisait à ses amis avant de les publier. Une de ces
réunions où Diderot donne à quelques privilégiés la primeur
d'une œuvre ébauchée, tel est le sujet qu'a représenté dans ce
 tableau fameux le célèbre peintre Meissonier.
( Collection de M. le baron de Rothschild.)




En effet il n'en est presque pas un, parmi les écrivains les plus richement doués, qui n'ait sa méthode, ses habitudes, ses manies. Tel ne peut écrire que dans certaines conditions où justement son voisin ne pourrait aligner deux phrases. Celui-ci n'a toute la liberté de son esprit que le matin, et cet autre a besoin du silence et de la solitude de la nuit. Il y a plus. Vous pouvez en croire un écrivain s'il vient vous dire qu'il n'écrit que sur un certain papier d'une dimension comme d'une pâte déterminée, avec des plumes, une encre, qui parfois n'ont d'autre particularité que d'être ses plumes et son encre. Mettez-le dans le cadre qui lui est ordinaire, donnez-lui ses outils familiers, il travaillera avec allégresse et facilité. Changez quoi que ce soit à ces accessoires indispensables, le voilà malheureux, gêné, réduit à l'impuissance. Bizarreries! direz-vous, puérilités! Cela est possible, mais telle est, en effet, la nature de l'habitude.
Comme l'a dit Sully Prudhomme,

L'habitude est une étrangère
Que supplante en nous la raison.
C'est une ancienne ménagère
Qui s'installe dans la maison...

Mais imprudent qui s'abandonne
A son joug une fois porté!
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté.

C'est ainsi qu'on peut devenir tout à tour une aide ou un obstacle. Satisfaite, elle facilite le travail de l'auteur, et pour ainsi dire en exécute une partie grâce à l'activité inconsciente qu'elle crée en nous. Contrariée, elle empêche l'écrivain de rien produire. Elle est tout ensemble pour lui une servante et un tyran.

Les écrivains d'autrefois se dérobent à notre curiosité.

Sur les écrivains d'autrefois, sur nos grands maîtres classiques du XVIIe siècle, nous n'avons que fort peu de détails de ce genre. Ils mettaient une sorte de coquetterie à cacher leurs procédés de travail. Ils pensaient, avec une réserve délicate, que l'œuvre seule importe au public, et qu'il n'a pas à savoir comment elle a été exécutée. Nous les louons sans doute de cette noble fierté, où si l'on veut,  de cette modestie. Mais notre curiosité n'y trouve pas son compte.


Molière et sa servante.
Gravure de Ledoux.


Les renseignements que nous avons sur la façon de travailler
des écrivains d'autrefois sont peu nombreux et peu sûrs. une tradition,
 ou une légende, veut que Molière, avant de livrer ses comédies en public,
avait coutume de les lire à sa servante, la vieille Laforêt.



Pour les écrivains du XVIIIe siècle, nous sommes déjà mieux renseignés.
Voltaire*, esprit universel, aussi étonnant pour la souplesse que pour la fécondité de son génie, a dans son cabinet plusieurs pupitres sur lesquels sont placés les manuscrits commencés des diverses œuvres qu'il mène de front; sur l'un une tragédie, sur l'autre une œuvre historique, sur un troisième un conte. Il va de l'un à l'autre, travaillant à peu près une heure à chacun.


Voltaire au travail.

D'après une maquette en bois conservé au musée Carnavalet.



Voltaire est un mondain: il aime l'élégance, le luxe, les beaux meubles, le décor de la richesse. Jean-Jacques Rousseau* est un sauvage. Amant et peintre de la nature, il a besoin pour écrire que ses yeux se reposent sur un cadre champêtre. Il disait que la forêt de Montmorency y était son cabinet de travail. Le voici obligé de s'installer à Paris. Il habite au quatrième étage, rue de la Plâtrerie*, une seule pièce qui sert de chambre à coucher, de salle à manger et de cabinet de travail: un lit à rideaux commun, un fourneau de cuisine, entourent sa table à écrire. Là, Rousseau, vêtu d'une robe d'indienne et coiffé d'un bonnet de coton, écrit, joue de l'épinette, écume le pot qui bout à côté de son encrier. Devant ses yeux, un plan en couleur de la forêt de Montmorency, une cage peuplée de serins, quelques fleurs installées sur la fenêtre, simulent tant bien que mal un décor champêtre.
Il y a des écrivains pareils à des écoliers, toujours prêts à s'échapper et qui ne travaillent qu'à condition d'être enfermés. Le poète Delille* était de ceux-là. Sa femme, bonne ménagère, attentive au gain, le savait. C'est pourquoi elle mettait son mari littéralement sous clef.


Delille dictant des vers à sa femme.

Jugeant que la poésie vaut de l'argent, la femme de Delille enfermait
 son mari pour le forcer à travailler; quelquefois, même, pour mieux
surveiller le captif, elle s'improvisait une secrétaire.
 (Gravure de Laugier.)



Un jour, deux des amis de ce dernier vont lui faire visite. Ils sonnent, ils appellent, la porte reste close. Enfin la voix de Delille s'informe et annonce piteusement:
"Ma femme est sortie, elle m'a enfermé pour que je travaille. Attendez un peu, elle va rentrer."
Bientôt apparaît Mme Delille, revenant du marché, un énorme panier sous le bras. Elle introduit sans bonne grâce les deux visiteurs; on parle littérature, on dit des vers, et Delille commence à réciter une tirade de la Phèdre de Racine. Sa femme se précipite et l'interrompt:
" Prenez garde, ne dites pas vos vers comme ça! on peut les retenir et vous les prendre..."
Dès que les visiteurs sont partis, Mme Delille fait asseoir son mari, lui met une plume entre les mains:
"Allons, monsieur Delille, il s'agit maintenant de rattraper tout ce temps perdu.
- Mais j'ai travaillé pendant votre absence;
-Eh bien! travaillez encore un peu. Vous savez que chacun de vos vers représente à peu près cinq francs. Vous pouvez bien travailler pour quarante francs avant déjeuner..."

Un forçat de travail.

Au contraire de ce que nous venons d'observer pour les écrivains d'autrefois, nous sommes renseignés abondamment et minutieusement sur les procédés de travail des écrivains du XIXe siècle. Ceux-ci, très soucieux, pour la plupart de publicité, n'ont rien négligé pour se mettre en scène. Nous connaissons la préparation de leurs ouvrages, les dessous de leur talent, leurs manies et leurs tics.
A ce point de vue, aucun ne s'impose à l'attention d'une façon plus frappante que Balzac. Il lui a suffit de quelques années pour écrire la Comédie humaine. Mais, pour réaliser ce tour de force, quel prodige, quelle débauche de travail! Aux exigences de ce labeur, de ces "travaux forcés", Balzac subordonne tout le reste de sa vie; il y plie bon gré, mal gré, son corps et se fabrique une hygiène spéciale.


Balzac.
D'après une caricature de Benjamin.


L'auteur de la Comédie humaine s'enveloppait dans un froc
de moine et travaillait douze heures consécutives, ne s'arrêtant
 que quand il était épuisé par son labeur acharné.



Chaque soir, à six heures, après avoir pris son repas, et comme il dit "son dîner dans le bec" il se couche. A minuit, il se lève, s'enveloppe du froc de moine qui lui sert de robe de chambre, avale un grand bol de café, et, à la clarté d'un flambeau à sept bougies, travaille, travaille sans s'arrêter jusqu'à midi. A mesure qu'il écrit, il jette chacun de ses feuillet derrière lui sans les relire et sans les numéroter. 
A midi, son domestique entre pour lui apporter son déjeuner, ramasse les feuilles éparses et les porte chez l'imprimeur.
Terrible pour l'auteur, la méthode de composition de Balzac ne l'était pas moins pour l'imprimeur. En effet, son roman, tel qu'il l'envoyait en manuscrit, n'était guère qu'une ébauche. il le revoyait, le complétait, le refaisait entièrement sur les "épreuves". Aussi les épreuves si chargées de Balzac sont-elles dans le monde où l'on imprime, célèbres à la manière d'un cauchemar.
Voici quel était, suivant la description qu'en donne Théophile Gautier, l'aspect de ces épreuves: "Des lignes partant du commencement, du milieu ou de la fin des phrases se dirigeaient vers les marges, à droite, à gauche, en haut, en bas, conduisant à des développements, à des intercalations, à des incises, à des épithètes, à des adverbes. Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d'un feu d'artifice dessiné par un enfant. Du texte primitif partait des fusées de style qui éclataient de toutes parts. Puis, c'étaient des croix simples, des croix recroisetées comme celle du blason, des étoiles, des soleils, des chiffres arabes ou romains, des lettres grecques ou françaises, tous les signes imaginables de renvoi qui venaient se mêler aux rayures. Des bandes de papier collées avec des pains à cacheter, piqués avec des épingles s'ajoutaient aux marges insuffisantes, zébrées de lignes en caractères fins pour ménager la place et pleines elles-mêmes de rayures, car la correction à peine faite était déjà corrigée."
Ce labeur colossal permit à Balzac d'édifier en peu de temps un des plus solides monuments de notre littérature. Mais l'œuvre tua l'ouvrier. Balzac mourut à cinquante ans littéralement victime de ses excès de travail*.

La maladie du scrupule et les affres du style.

Le métier d'écrire ainsi compris est sans doute un des plus rudes qui soient. Il a été plus pénible encore pour un autre écrivain, Gustave Flaubert*. Ce qui caractérise celui-ci, ce n'est pas, comme pour Balzac, l'énormité de la production: au contraire, il a peu produit, étant de ces écrivains difficiles pour eux-mêmes, qui n'arrivent jamais à se satisfaire et qui sont sans cesse arrêtés et désespérés par la différence entre l'idéal qu'ils se proposaient et l'œuvre réalisée.
Flaubert restait presque toute l'année dans sa propriété de Croisset, près de Rouen, et passait presque tout son temps dans son cabinet de travail.
Par les nuits d'été, les fenêtres du cabinet restaient ouvertes et le silence n'était troublé que par la rumeur lointaine de la seine qui coulait au bas du coteau. Vêtu d'un large pantalon noué à la ceinture par une cordelière de soie et d'une longue houppelande de drap marron qui lui tombait jusqu'aux talons, Flaubert était assis dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, penché sur sa feuille de papier. " Sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un afflux furieux de sang, écrit Guy de Maupassant. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l'effet comme un chasseur à l'affût. Puis il se mettait à écrire lentement, s'arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une et, sous l'effort de sa pensée, geignant comme un scieur de long."
Quand après mille hésitations, Flaubert avait enfin achevé une phrase, il prenait la feuille de papier, l'élevait à la hauteur de ses yeux, la parcourait rapidement, puis se levait et, arpentant à grands pas son cabinet, déclamait sa prose d'une voix haute et mordante, scandait les syllabes. C'est ce qu'il appelait faire passer la phrase par son gueuloir. Il retournait ensuite à sa table, corrigeait ce qui avait choqué son oreille dans la musique des mots, et recommençait une autre phrase, toujours torturé, toujours gémissant.
Il a lui-même maintes fois comparé les tortures de ce travail à celles de l'agonie. Il a souffert des "affres" du style.

Fleuves d'encre et nappes de prose.

A ces forçats du travail on peut opposer des écrivains dont l'immense fécondité n'a, du moins en apparence, jamais connu l'effort.


Eugène Scribe. 
D'après une caricature de Benjamin.


L'artiste a représenté le fécond dramaturge Scribe comme un bon
commerçant qui tient en réserve dans ses tiroirs tout ce dont
il a besoin pour alimenter son industrie: scènes, coups de théâtre,
bons mots, et fait soigneusement le compte de ses gains et bénéfices.



Telle était l'inépuisable romancière George Sand*. Elle avait passé la journée, parlant peu, agissant moins, comme absente de la vie réelle, et ruminant dans sa têtes les belles histoires qui se passaient dans le monde imaginaire créé par elle. Le soir, après le dîner, à huit heures, elle s'asseyait devant sa table de travail. Elle y trouvait une abondante provision de feuilles de papier toujours coupées suivant une mesure uniforme, et se mettait à écrire. Elle reprenait le roman qu'elle était en train de composer au point exact où elle l'avait laissé la veille, et, sans une hésitation, continuait à le rédiger. Elle travaillait ainsi jusqu'à quatre heures du matin. Un roman se terminait-il au cours de cette période de huit heures? Elle pliait le manuscrit pour l'envoyer le lendemain à la Revue des Deux Mondes et se mettait tranquillement à en rédiger un autre.
Cette aisance avec laquelle George Sand a écrit des milliers de pages se retrouve chez Théophile Gautier*. Chargé de feuilleton théâtral à la Presse, il écrivait sur le coin d'une table dans l'atelier d'imprimerie du journal, parmi le ronflement des machines, le va-et-vient des ouvriers affairés. Sans faire de plan préalable, sans ratures ni correction d'aucune sorte, il jetait son feuilleton d'un seul bloc sur le papier,  qu'il couvrait de son écriture empâtée et où les mots n'étaient séparés par aucune ponctuation.


Ponson du Terrail.
D'après une caricature d'André Gill.


 Le spirituel caricaturiste a représenté le père de Rocambole écrivant
 avec trois mains trois romans différents, tandis qu'une quatrième
plume marche d'elle-même sous la seule influence de la verve de l'auteur.



Il est inévitable que des procédés de travail si caractéristiques et si différents influent sur l'œuvre elle-même: de là vient justement l'intérêt que nous avons à les connaître. L'âpreté du labeur de Balzac se retrouve dans la puissance d'évocation de ses pages, dans l'accumulation des détails qui souvent rendent le style touffu, pénible. Les infinis scrupules de Flaubert aboutissent à rendre chez lui l'expression d'une justesse parfaite. La facilité de George Sand se retrouve dans son style coulant comme un fleuve qui serait un fleuve de lait. Théophile Gautier écrit si aisément, parce qu'il a un remarquable sentiment de la phrase française et de sa correction. "L'important, disait-il, est d'avoir une bonne syntaxe: ma phrase est comme les chats, qui retombent toujours sur leurs pattes."

Peut-on stimuler artificiellement l'imagination?

Y-a-t-il des moyens d'activer la production, de stimuler l'imagination? L'un de ces moyens consiste pour beaucoup d'écrivains à travailler la nuit: l'insomnie et la fièvre qu'elle provoque surexcitent les nerfs.
Quelques-uns ont poussé cette superstition du travail nocturne jusqu'à se donner en plein jour l'illusion de la nuit: Musset* se plaisait à composer ses vers, les rideaux des fenêtres tirés et les bougies allumées, bien qu'il fit grand jour; déjà, au XVIIe siècle, s'il faut en croire la chronique, le poète tragique Crébillon se livrait à pareille excentricité.
La musique peut, on le comprend, être une utile inspiratrice, suscitant chez celui qui l'écoute tout un monde de sentiments et d'émotions, elle contribue à mettre l'imagination en activité. Tel était le cas pour Alexandre Dumas fils*, qui aimait à entendre du piano tandis qu'il écrivait ses comédies, tout au rebours de Théophile Gautier qui définissait la musique: "le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits".


Alexandre Dumas Fils.
D'après le portrait peint par Meissonier.


Alexandre Dumas fils, avant de jeter un seul mot sur le papier,
composait entièrement dans sa tête, chacune de ses comédies.
Il pouvait s'approprier le mot de Racine, disant d'une de ses pièces:
"Je n'ai plus qu'à l'écrire."



Mais les stimulants dont les écrivains font usage ne sont pas toujours aussi immatériels. Si Dumas Père se contentait de lamper un verre de limonade, Balzac faisait une effroyable consommation de café; beaucoup usent et abusent du tabac. 


Alexandre Dumas père.

L'imagination si variée de Dumas père lui rendait entre autres
services, celui de le fournir abondamment d'impressions de voyage.
C'est cette fécondité qu'a signalée avec esprit l'auteur de cette caricature.



Chez George Sand, ce besoin de fumer était si puissant que, suivant Théodore de Banville, elle cessait d'être intelligente si elle était privée de tabac.
Hélas! pourquoi faut-il rappeler que Musset cherchait dans l'absinthe une inspiration qui, à cause de cela même, lui échappait davantage?
Que de tristesse dans les dernières années de cette vie de poète, naguère si brillante et si féconde, presque uniquement occupée maintenant par le désir incessant de noyer au fond d'un verre l'âpre souci d'une impuissance trop consciente d'elle-même!

Ecrivains bohèmes et poètes de cabaret.

Chez plus d'un écrivain heureusement doué, l'abus des excitants, joint à l'irrégularité de la vie, tarit de bonne heure la fécondité. C'est le cas de tous les bohèmes plus ou moins alcooliques qui sont légion dans la littérature.
Gérard de Nerval* griffonnait des notes au crayon sur des bouts de papier qu'il enfouissait dans ses poches. "L'instant venu de donner à l'imprimerie la page promise, raconte Mme Arvède Barine dans son livre Névrosés, il fallait bien se décider à débrouiller ce chaos. On voyait alors "le bon Gérard" dans les bureaux d'un journal. Il tirait de ses poches une petite bouteille d'encre, des plumes, des bouchons de papier couverts de notes, toute une bibliothèque de livres et de brochures, et se mettait en devoir d'écrire. Il travaillait avec acharnement jusqu'à ce que l'arrivée de quelque connaissance le forçât de prendre la fuite. De là, il entrait au café d'Orsay, s'installait à une table isolée et déployait tout son matériel. A peine avait-il écrit quelques lignes, qu'un ami se dressait devant lui et entamait une longue conversation. Gérard reprenait son mobilier de poche et partait. De déballage en déballage, il arrivait au fond de son article ou de sa nouvelle toujours à la dernière minute."
Aussi irrégulière et bizarre était la façon de procéder de Villiers de l'Isle-Adam*. L'auteur des Contes cruels ne rentrait jamais se coucher avant l'aube et ne se réveillait guère qu'à midi. Il avalait une tasse de bouillon, puis se mettait au travail sans se lever. Assis dans son lit, soutenu par plusieurs oreillers, il écrivait au crayon jusqu'à six heures du soir, c'est à dire jusqu'au moment où il se levait pour aller passer sa nuit dans quelque cabaret de Montmartre ou des Halles.
Plus attristante encore est l'image du poète Verlaine* vagabondant à travers les cabarets du Paris nocturne. 


Paul Verlaine au café.
D'après une photographie.


C'est au café, attablé devant un verre d'absinthe, que Verlaine
attendait le plus souvent l'inspiration. Lui aussi, il gaspilla d'heureux
 dons naturels qu'une vie régulière et un travail soutenu eussent pu
 développer pour le plus grand bien de l'œuvre et de la réputation du poète.



M. Maurice Spronk se souvient de l'avoir aperçu attablé dans un café peu fréquenté de la rive gauche. Il reconnut le poète dans ce vagabond pitoyable à tête de "faune vicieux". Il avait devant lui, avec du papier blanc, son encrier d'un côté, son verre d'absinthe de l'autre. "Parfois, il griffonnait hâtivement quelques lignes en murmurant des paroles inintelligibles; puis, brusquement, il trempait sa plume dans son verre, la rejetait sur la table d'un geste de dépit, se frottait les mains ou les agitait avec un tremblement de malade, riait d'un rire muet qui accentuait encore les reliefs inquiétants de sa physionomie tourmentée; puis soudain, il avalait une gorgée de son breuvage et reprenait sa besogne, ne voyant rien autour de lui, toujours trépidant, toujours convulsif, comme secoué par une sorte de fièvre dont on n'aurait trop pu dire si elle était la conséquence de la folie ou de l'alcool."
A ses moments de lucidité, Verlaine déplorait sa faiblesse et s'adressait les pires injures, ce qui d'ailleurs ne l'empêchait pas de recommencer. 
Au contraire, Hoffmann*, le fameux auteur des Contes fantastiques, était fier de son vice; ou, pour mieux dire, l'ébriété, à ses yeux, n'était pas un vice, mais vraiment un procédé de travail faisant partie des nécessités du métier pour l'artiste et pour l'écrivain.
Fort de ce principe, Hoffmann descend au détail, et construit savamment la gamme des excitants. Il parle en docteur:" Je recommanderais, pour la musique d'église, les vieux vins de France ou du Rhin; pour l'opéra sérieux, le meilleur Bourgogne; pour l'opéra-comique, le champagne; pour les canzonnetas, les vins chaleureux d'Italie; et enfin, pour une composition éminemment romantique comme de Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du combat entre les salamandres et les gnomes;"
C'est le punch qu'il veut dire, le punch fait de l'alcool enflammé qui dévore les esprits de sucre.
Les théories d'Hoffmann eurent sur leur auteur même leur effet immédiat et immanquable; elles le conduisirent à la paralysie suivie d'une mort prématurée.

La régularité, véritable secret du travail fécond.

Le cas de ces écrivains chez qui des dons remarquables ont été stérilisés par le désordre et l'excentricité de leur vie est déjà bien significatif. Il nous donne à deviner que la régularité, la suite patiente, l'opiniâtreté calme, sont encore les plus sûres garanties d'un travail fécond. Et c'est en effet ce que prouve avec éclat l'exemple de presque tous les grands écrivains qui nous étonnent par l'abondance de leur production tant que nous n'en avons pas découvert le secret.


Renan dans son cabinet de travail.
D'après un dessin de Renouard.


Le dessinateur a surpris, dans une attitude vivante et familière;
assis devant son bureau encombré de livres, l'auteur de la
Prière sur l'Acropole, qui fut l'un des partisans les plus convaincus
du travail régulier et persévérant.



Buffon*, pour se mettre au travail, se parait-il de ces fameuses manchettes de dentelle que lui attribue la légende? Ce n'est rien moins sûr. Ce qui l'est davantage, c'est qu'on le voyait chaque matin, à cinq heures exactement, sortir de sa maison, traverser son parc, et s'acheminer vers sa salle d'étude installée dans une vieille tour au fond du jardin. Là, il commençait à dicter à son secrétaire. A neuf heures, son valet de chambre venait l'accommoder et le coiffer, sans qu'il ne cessât un instant la dictée.


Jules Janin.

On prétend que Buffon ne pouvait se mettre au travail sans
ses manchettes de dentelle. De même, Jules Janin, à en croire
ce croquis satirique, était incapable de prendre une plume
s'il n'avait pas son bonnet de nuit sur la tête.



Goethe* consacrait au travail toutes les matinées invariablement. Dickens écrivait chaque matin trois pages, pas une de plus. Trois pages par jour, cela fait au bout de l'année plusieurs volumes; au bout d'une vie, cela fait une bibliothèque.
Victor Hugo* est chez nous le type de ces travailleurs au labeur uniforme et inlassable. Levé à cinq heures, il se mettait immédiatement à sa tâche. Il écrivait debout sur un bureau élevé, placé dans sa chambre à coucher, près de la fenêtre. 


Victor Hugo au travail.
D'après un tableau de Régamey.


Ponctuel autant qu'infatigable, l'auteur d'Hernani se mettait
tous les matins au travail à cinq heures. Il écrivait chaque jour
le même nombre de vers: quatre-vingt environ.
(Cliché Braün).



Une marge ample et régulière encadrait ses vers tracés sur papier de grand format avec une plume d'oie, d'une écriture fortement empâtée, nette et virile. De même que Dickens rédigeait toujours trois pages, Hugo écrivait chaque jours à peu près le même nombre de vers, quatre-vingt environ.
Durant toute sa carrière, Victor Hugo travailla avec cette même exactitude et ce même calme. Obligé de livrer à une date rapprochée le manuscrit de Notre-Dame de Paris, voici comment il procéda. "Il s'acheta, nous rapporte le "Témoin de sa vie", une bouteille d'encre et un gros tricot de laine grise qui l'enveloppait du cou à l'orteil, mit ses habits sous clefs pour n'avoir pas la tentation de sortir, et entra dans son roman comme dans une prison. Il était fort triste.
" Dès lors, il ne quitta plus sa table que pour manger et pour dormir. Sa seule distraction était une heure de causerie après dîner avec quelques amis qui venaient et auxquels il lisait parfois ses pages de la journée."
Mais, ce qui est admirable, c'est que "dès les premiers chapitres, sa tristesse était partie; sa création s'était emparée de lui, il ne sentait ni la fatigue, ni le froid de l'hiver qui était venu; en décembre, il travaillait les fenêtres ouvertes. Le 14 janvier, le livre était fini, et la bouteille d'encre aussi: il était arrivé en même temps à la dernière ligne et à la dernière goutte."
Telle est, en effet, la vérité. Ces procédés parfois bizarres des écrivains, ces tics et ses manies ne nous surprennent pas, et nous ne songeons pas à les leur reprocher, l'homme étant un être d'habitude. Mais ce qui fait les grands écrivains, ce ne sont ni les manies, ni les travers, ni les excès: au contraire, leurs excès, leurs travers et leurs manies sont ce qu'il y a en eux de plus facile à imiter. Tout le monde peut abuser du café comme Balzac, ou, plus dangereusement de l'alcool comme Musset, faire du jour la nuit et de la nuit le jour, écrire debout comme Hugo, ou couché comme Rousseau. Ce qui est plus difficile, c'est d'avoir l'éloquence de Rousseau, la puissance verbale comme Victor Hugo, la vision de Balzac, l'imagination de George Sand. En définitive, veut-on savoir la recette pour faire de belles œuvres? Supposons d'abord le don naturel, sans lequel on a rien à espérer: pour développer ce don naturel et lui faire produire tous ses fruits, le meilleur, le plus utile, le seul infaillible des procédés de travail est... le travail.

Lectures pour tous, Hachette et Co, Paris, 1901.


*Nota de Célestin Mira:


* Rue de la Plâtrerie; Le rue de la Plâtrerie, devenue rue Plâtrière, puis à la Révolution rue Jean-Jacques Rousseau est une rue du 1er arrondissement de Paris.





* Voltaire:





* Jean-Jacques Rousseau:






* Delille:



Jacques Delille, poète.



* Balzac:



Balzac, l'entomologiste, par Gustave Doré, 1855.


* Gustave Flaubert:



Gustave Flaubert disséquant un cœur de femme suite à la parution
de l'Education sentimentale.


* George Sand:



George Sand. Alcide Joseph Lorentz- 1840



* Théophile Gautier:



Théophile Gautier, par Gill.



* Musset:



Alfred de Musset en 1854 caricaturé par Nadar.



Alfred de Musset et George Sand sur un bateau entre Marseille et Gènes.
Le dessin est de Musset, il se représente en train de vomir pendant que
 George Sand fume le cigare
.


* Alexandre Dumas Fils:





* Gérard de Nerval:


Gérard de Nerval par Nadar.



* Villiers de l'Isle-Adam:





* Verlaine:





* Hoffmann:



Ernst, Theodor, Amadeus Hoffmann, auto-portrait.


* Buffon:


Comte de Buffon.


* Goethe:



Johann Wolfgang von Goethe.


* Victor Hugo:




dimanche 23 novembre 2025

 Physiologie des buveurs.

Les buveurs de gin.




Il vous est sans doute arrivé, si vous avez parcouru Londres le soir, de voir de loin une maison splendidement éclairée, du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, par la lumière du gaz, et qui se détache des maisons voisines; en approchant, vous avez pu lire l'inscription suivante, tracée en lettres gigantesques: GIN-PALACE (le palais du gin). Le mot est bien choisi. Ce n'est pas une simple métaphore, c'est une redoutable vérité. Ici le gin règne et gouverne, il est roi, il est dictateur, il est dieu! Tous ceux qui franchissent le seuil de cette porte sont ses sujets, ils lui appartiennent comme des esclaves appartiennent à leurs maîtres, comme des idolâtres à leur idole*.
Et quels sont les sujets de ce souverain alcoolique, quels sont les adorateurs du dieu Gin? Ici, il y a une distinction à faire: les étages supérieurs du palais du gin sont ordinairement réservés à la petite bourgeoisie. Elle va là faire son souper favori avec du fromage de Chester ou de Gloucester, et elle boit de la bière forte de Dublin (Dublin stout*). Mais le rez-de-chaussée appartient en propre aux classes populaires. C'est là que les ouvriers et les domestiques, même les femmes de service employées à laver le devant des portes, viennent boire la boisson favorite de nos voisins d'Outre-Manche le gin en Angleterre, le whiskey en Irlande, the mountain deew, (la rosée des montagnes) comme ils disent avec une emphase admirative*.
La catégorie la plus nombreuse peut-être des buveurs de gin, cette liqueur tirée du genièvre, appartient à cette classe que M. Victor Hugo a essayé de décrire dans un long roman: les Misérables. Comme l'a dit Mgr Dupanloup dans son dernier ouvrage sur la Charité chrétienne: " La langue a dû inventer un mot pour désigner ces êtres en qui se rencontrent trop souvent le malheur et l'infamie; ce ne sont plus des malheureux, ce sont des misérables, mot douloureux qui se compose de deux termes: l'un qui les dénonce à la police, l'autre qui fait encore les réserves de la pitié, mot à moitié judiciaire, à moitié chrétien."
Dans la grande famille des Misérables figure celle des indigents de profession: c'est la plus innocente des buveurs de gin. Ils ont plus ou moins lutté contre les difficultés de leur position, plus ou moins frappé à la porte du travail qui malheureusement ne s'ouvre pas toujours devant celui qui frappe comme celle de la miséricorde de Dieu; puis ils ont courbé la tête pour recevoir la vague de la misère qui les a couverts; ils lui ont dit: "Nous sommes à toi, prends-nous, emmène-nous!" Ils se sont laissés aller au courant, résolus à ne plus faire d'efforts, à demander leur pain au lieu de la gagner, de jour en jour plus insensibles à l'humiliation, indifférents à force d'être désespérés, prenant le temps comme il vient, dénués de tout et prodigues dans l'occasion: remarquez que la prodigalité est le dernier degré d'abaissement de la misère qui préfère le verre de gin qui abrutit l'âme au morceau de pain qui apaise l'estomac.
Un voyageur qui avait occupé une grande position dans notre pays, et que la Révolution de 1830 obligea de chercher un asile en Angleterre, fait observer que la misère anglaise a quelque chose de plus poignant que la misère en France. Nous avons depuis rencontré comme lui à Londres cette misère qui court les rues en haillons de soie et qui l'avait si vivement frappé. Nous avons vu les déchirures d'un châle des Indes qui, après avoir peut-être couvert, un demi-siècle auparavant, les épaules d'une grande dame, avait fini par descendre, de chute en chute, d'outrage en outrage, d'accroc en accroc, déteint, souillé, frangé, réduit à l'état d'une loque infâme, sur les épaules d'une mendiante qui venait boire au palais du gin les quelques pences (sols anglais) dérobés par importunité à la charité publique. Nous avons vu l'hermine, après avoir servie autrefois d'ornement à une pelisse élégante, faire mentir l'éternelle devise de la Bretagne qu'elle rappelle*; nous l'avons vu souillée, traînée dans la boue liquide des trottoirs par une minuscule créature qu'ont flétrie avant l'âge les privations et le vice, et qui, sans bas, sans souliers, soutenant d'un bras décharné un enfant pâle et chétif suspendu à son sein, présente de l'autre bras un paquer d'allumettes ou une orange qu'elle est censée offrir en échange d'une pièce de monnaie, moyen employé pour éluder la lettre des lois qui interdisent la mendicité, en se plaçant sous la protection de celle qui favorise le commerce.
Comme le fait remarquer le voyageur dont nous avons parlé, ce contraste d'habits qui ont appartenu à l'opulence, et d'une destinée descendue au  dernier degré de l'abaissement et de la misère, attriste l'esprit et serre le cœur, il y a là comme une hideuse ironie. Il semble que cette misère se soit travestie pour se moquer d'elle-même; les oripeaux souillés qu'elle traîne après elle font l'effet d'une caricature que le désespoir, à la fois modèle et peintre, a crayonné en se regardant.
C'est que la misère anglaise, comme je l'ai dit, est la plus effroyable de toutes les misères. On dirait que cette sombre fatalité que le grand poète tragique de l'Angleterre, Shakespeare, a choisie pour ressort de son théâtre pèse sur elle. S'il arrive que l'excès de la souffrance et du dénuement détermine une famille à aller chercher sur le territoire d'une autre paroisse le travail qu'elle ne trouve pas sur le territoire de la paroisse qu'elle habite, elle rencontre sur la limite de cette paroisse nouvelle les autorités locales qui, armées de la loi sur la taxe des pauvres, lui font rebrousser chemin. Pas un jour ne lui sera accordé, on ne lui permettra pas même les quelques heures de repos indispensables après un long trajet. Fatiguée, épuisée, désespérée, peu importe; il faut qu'elle reparte, père, mère, enfants, et qu'elle aille souffrir là où elle est inscrite pour la souffrance et pour le secours, maigre secours pour ceux qui le reçoivent, bien qu'il coûte plus de deux cents millions à ceux qui le donnent! Que parle-t-on des serfs du moyen-âge attachés à la glèbe par la féodalité? L'Angleterre connait de nos jours la glèbe de la misère aussi dure, aussi inflexible, et qui ne nourrit qu'à moitié ceux qui y sont attachés!
Chose étrange au premier abord, plus la misère augmente, plus la consommation de gin devient considérable. En y réfléchissant, on finit par trouver le mot de cette douloureuse énigme. Plus on souffre, plus on voudrait oublier ses souffrances. Or savez-vous ce que le gin apporte à ces pauvres créatures déchues et désespérées qui se pressent dans son palais, comme des courtisans devant le trône d'un roi? A ceux qui, en se tournant vers le passé, n'y trouvent que des souvenirs navrants; qui, en considérant le présent, n'y rencontrent que sensations douloureuses et qu'angoisses; qui, en interrogeant l'avenir, n'y aperçoivent que sujets de crainte, de tristesse, au bout d'une vie abandonnée, le lit banal de l'hôpital, et, au delà, la marbre d'une table de dissection, le gin apporte l'oubli. L'oubli d'une heure avec cette convulsion de joie que cause l'ivresse, l'oubli suivi d'un anéantissement qui amorti le sentiment de la souffrance physique et éteint le sentiment de la souffrance morale, voilà ce que vont chercher les buveurs de gin, comme les buveurs d'opium. Dans un livre plein d'intérêt, récemment publié sous ce titre: Trois ans d'esclavage chez les Patagons*, un voyageur, M. Guinmard, raconte la manière dont s'énivrent les sauvages habitants des pampas: "Les Indiens, dit-il, ne fument jamais le tabac seul; ils le mélangent avec de la fiente de cheval ou de bœuf sèche. La pipe étant bourrée, tous les fumeurs se couchent sur le ventre, et fument chacun à leur tour sept à huit bouffées coup sur coup pour ne les rendre par les narines que lorsque, à demi suffoqués, ils se sentent dans l'impossibilité de les garder plus longtemps. L'effet de cette exécrable fumigation intérieure les rend effrayants à voir; leurs yeux se retournent aux trois quarts, on en voit que le blanc; ils se dilatent à un tel point, qu'on pourrait les croire prêts à sortir de leur orbite. Leur pipe, qu'ils n'ont plus la force de retenir, s'échappent de leurs grosses lèvres; leurs forces les abandonnent, ils sont pris d'un tremblement convulsif et plongés dans une ivresse voisine de l'extase."
Il n'est pas besoin d'aller sur les rives du rio Negro pour trouver des spectacles de ce genre. La civilisation a aussi ses sauvages. Plus d'une fois il m'est arrivé de m'arrêter devant la vitrine d'un des établissements de Londres où l'on consomme la plus grande quantité de boissons alcooliques. Le palais du gin, à l'encontre des anciennes tavernes, éclairées seulement par une chandelle fumeuse qui laissait dans l'ombre les visages flétris et les haillons souillés des misérables, versait par ses becs de gaz des torrents de lumière sur le triste spectacle qu'on n'aimerait mieux n'apercevoir qu'à demi caché dans les ténèbres. 


Intérieur d'un gin-palace.


Mes regards attristés rencontraient là des visages de vieilles femmes décrépites comme des Parques, avec le sceau de la fatalité sur le front. Elles vidaient lentement leur verre, et sur leur face osseuse et convulsive, l'extase alcoolique commençait. Peut-être avaient-elles vu s'user leur jeunesse et leur maturité dans les larmes, et périr toute leur famille sous les éteintes du désespoir et de la faim. D'abord veuves désolées ou mères inconsolables, maintenant, elles ne sont que des buveuses de gin. Elles viennent chaque fois qu'elles ont pu arracher quelques pences à la pitié des passants, les boire dans un établissement public. Tandis qu'elles oublient le passé, souvent une pauvre enfant de quatorze ou quinze ans, amenée par une aïeule, pose ses lèvres, déjà pâlies par la misère, sur le breuvage enivrant et lui demande l'oubli de l'avenir, qui sera aussi triste pour elle que le passé de ses devancières.
A deux pas, quelques ouvriers surmenés de fatigue s'étourdissent sur les souffrances et les inquiétudes du moment. Celui-là même qui, debout derrière le comptoir, verse l'ivresse aux habitués du lieu est un dévot de la divinité qu'on y adore, et sa figure porte la trace des ravages de l'ivrognerie.
Les pauvres Irlandaises, si nombreuses à Londres, et qui, au marché de Covent-Garden*, portent des fardeaux énormes sur leur tête et étonnent les étrangers par leur costume, qui se compose d'un habit d'homme qu'elles endossent par-dessus les vêtements de leur sexe et d'un chapeau de feutre semblable à celui que nous portons, font à Londres une effroyable consommation de gin. Elles cherchent là l'oubli de leur verte Erin et de l'ancienne position de leur famille, position à jamais perdue.
Un ecclésiastique irlandais me racontait que, parmi ces misérables femmes, il y en avait qui descendaient des premières familles de l'ancienne Irlande, dépouillées par la conquête anglaise et par la tyrannie protestante et qui conservent encore soigneusement leurs titres; " Un jour, me dit-il, je traversais le marché de Covent-Garden, j'en vis deux, elles étaient à ma connaissance issues de familles jadis princières, qui, la tête pleine de gin et égarées par la colère et par l'ivresse, se livraient à un pugilat furieux au milieu d'un cercle de curieux qui les excitaient par leurs lazzi. Je fendis la foule, et, m'approchant d'elles, je saisis chacune de ces deux malheureuses par le bras, et, les envoyant en sens contraire: Princesses, leur dis-je à voix basse, que penseraient vos aïeux, si du fond des tombes où ils sont couchés dans le cimetière de Limerick, ils vous voyaient ainsi? Elles levèrent les yeux sur moi; puis, les baissant aussitôt vers la terre avec confusion, elles se retirèrent à pas précipités. L'Irlande avec ses désolations, le passé avec ses glorieux souvenirs, étaient venus se placer entre ces deux misérables femmes, et, quelques gouttes du vieux sang de leurs nobles aïeux leur réchauffant le cœur, elles se retiraient pleurant sur l'Irlande et sur elles-mêmes."
Il y a quinze ans environ, le gin et le whiskey rencontraient, en Irlande, un terrible adversaire. C'était le temps où O'Connell*, par un mirage de sa prodigieuse éloquence, évoqua le passé de l'Irlande et fit espérer à sa merveilleuse patrie que ce passé glorieux deviendrait pour elle l'avenir. Les villes marchaient tout entières au-devant du libérateur; les campagnes tressaillant d'allégresse accouraient pour l'entendre, et les petits enfant à sa vue murmuraient: "C'est lui!" Hommes dans la force de l'âge, femmes, enfants, tous quittaient leurs tanières, et les vieillards courbés par l'âge revenaient en disant: "Mon Dieu! nous pouvons maintenant mourir, puisque nous savons que l'Irlande vivra; recevez les âmes de vos serviteurs dans votre paix, nous mourront contents, puisque nous avons entendu notre grand O'Connell." Il y avait, en effet, tant de vie dans l'éloquence de cet homme, que l'Irlande semblait ressuscitée. Il était à craindre qu'au milieu des transports d'enthousiasme l'abus des liqueurs fortes, qui est poussé à l'excès dans ce malheureux pays, n'entraînât les Irlandais à des rixes dont le gouvernement anglais aurait pu profiter. Alors le Rev. P. Matthew se leva à côté d'O'Connell, la tempérance chrétienne à côté du patriotisme. Il alla de comté en comté, prêcha une croisade contre l'ivresse, et demanda le pledge, c'est-à-dire une croisade contre le gin et le whiskey, le serment contre les liqueurs fermentées. "Irlandais, vous avez deux ennemis, l'orgueil anglais et le gin. Le gin est le complice de vos maîtres, il vous livre à leurs mains en obscurcissant votre jugement et en vous jetant dans des violences dont on profite contre votre grand et malheureux pays. Honneur à l'Irlandais qui lèvera la main pour prêter serment contre les liqueurs fermentées! Honte à l'Irlandais parjure, dont la main ne sécherait pas avant de lever vers sa bouche un verre de whiskey et de gin, plus lourd maintenant à vos conscience que les montagnes de Sleevebogher, de Knockandour ou de Mountnephin."
Ainsi parlait le Rev. P.  Matthew, et l'on pu croire un moment que le roi Gin allait perdre son empire en Irlande. Les Irlandais avaient compris que leur sobriété devenait la condition de leur liberté... De tout côté, on accourait prendre le pledge de tempérance entre les mains du prédicateur de cette nouvelle croisade. "Dieu le veut, disaient les Irlandais, et O'Connell le demande!".
Hélas! cela dura tant que dura l'espérance, c'est à dire tant que vécut O'Connell.

                                                                                         Félix-Henri.

La Semaine des Familles, Revue universelle, 1864.


Nota de Célestin Mira:

* Gin-palace:



Un Gin-palace en 1847.








Les buveurs de gin.






William Hogart: la rue du gin.




*Bière de Dublin:


Dublin stout: Phoenix bottle, 1896.



* Whiskey irlandais: on peut citer le poitin, ou poteen , ou potcheen obtenu après distillation d'orge maltée dont le degré d'alcool est compris ente 60 et 95%, ce qui en fait la boisson la plus alcoolisée au monde. Elle fut interdite en 1661 mais elle continua à être produite illégalement comme un moonshine (désignant les produits de contrebande). Elle fut de nouveau autorisée en 1989 à l'exportation et l'UE lui accorda en 2008 le bénéfice d'une appellation protégée.






* Devise de la Bretagne: Kentoc'h mervel eget bezañ saotret, plutôt la mort que la souillure. Par ailleurs l'hermine était l'emblème d'Anne de Bretagne.





* Trois ans d'esclavage chez les Patagons:




* Covent-Garden:



Le marché de Covent-Garden en 1815.


* O'Connell: