Le jeu du mouchoir.
L'éventail fut de tous temps un des principaux auxiliaire du flirtage; mais, outre que le maniement en est sans règles précises et varie suivant le tempérament et le caprice de Célimène, il expose à des méprises et à des lenteurs.
De plus, il n'est pas à la portée de toutes les mains; on ne peut en jouer en tous lieux, ni dans la rue, ni pendant la messe, ni aux enterrements, ni au sermon, ni à cheval, ni quand il pleut, ni quand il gèle. Il exige un concours de circonstances et un milieu défini.
Le langage des fleurs est encore moins pratique. On n'est pas toujours en possession d'une tulipe pour exprimer délicatement et poétiquement son amour, ni d'un aloès succotrin pour faire entendre à l'objet adoré qu'on est pénétré de douleur, ni d'une giroflée rouge pour lui témoigner son dépit, encore moins d'une menthe poivrée pour lui démontrer l'ardeur dont on brûle.
Quoi qu'en chante le poète!
Livre charmant de la nature,
Que j'aime ta simplicité!
Ta science n'est point obscure,
Tu nous plais par la vérité...
Ce livre charmant doit être relégué, avec l'Astrée, le Roman de la Rose ou l'Art d'aimer d'Ovide, parmi les archives sentimentales, comme étant compliqué, obscur, coûteux, toupillant et nullement expéditif à notre époque, où tout, même l'amour, doit marcher à la vapeur.
Persuadées de ces axiomes: que la jeunesse n'a qu'une saison, que le temps est de l'argent, que l'on doit profiter de l'un et ne pas gaspiller l'autre et que la première condition, pour atteindre un but, est de se mettre immédiatement en route par la ligne la plus directe, les jeunes Anglaises n'ont pas tergiversé.
Or, le but à atteindre est, pour les demoiselles à marier, le mariage, et pour les autres, l'amour. Ceci entendu et bien compris, en avant! Ne comptant que sur elles, les papas et les mamans n'ayant qu'une faible voix au chapitre et ne prenant pas, comme chez nous, la mauvaise habitude de s'immiscer dans les affaires où ils ne sont pas conviés, les demoiselles s'approvisionnent de précautions et s'arment pour la bataille de la vie et la conquête de l'époux. Laissez-les se démener; elle s'entendent à la besogne, et s'il y a des chutes et des blessures en champ clos, c'est, neuf fois sur dix, le vainqueur qui est le véritable vaincu, et en ce cas, il paye la casse. Ah! elles ne sont pas si niaises que les nôtres, les fillettes anglaises! Convaincues, comme le sage Vicaire de Wakefield, que les jours de flirtation sont les plus heureux jours de la vie, elles veulent, et elles ont raison, de bonne heure en jouir; aussi, à peine ont-elles vu quatorze fois fleurir les primevères qu'elles cherchent à s'assurer d'un cœur. Et il faut se hâter; nombreuses sont les rivales: pour un seul Acis au moins trois Galathées.
Ce ne sont donc pas les atermoiements et les lenteurs du Voyage au pays du Tendre, les sentimentales promenades de Soupir à petits Soins, les haltes à Doux Espoir, et les séjours forcés au pont de Mélancolie, pour s'embarquer ensuite sur la mer du Désespoir. Les excursions amoureuses tournent rarement au tragique. Ce qui peut arriver de pis, c'est la justice de paix ou quelque chose d'analogue pour le compagnon de route ingrat, laquelle le condamne généralement à payer tous les frais du voyage sentimental. Après celui-ci, un autre. Un de perdu, deux de retrouvés. Le tout est d'être habile;
De jeunes personnes sans patrimoine se font ainsi d'honnêtes dots.
La jolie miss Fortescue se fit donner dix mille livres sterling (250 000 francs) par un lord lâcheur, sans qu'il y eût le moindre accroc à sa robe d'innocence.
On comprend que dans ce pays pratique, il faut aller pratiquement, et sur cette terre de pudeur marcher avec décence. Églantier, lilas, pensée, pervenche ont un langage éloquent pour entamer sous l'oeil de tous une conversation amoureuse; mais soupirants et flirteuses n'ont constamment un bouquet en main, pas plus qu'un parterre en poche; en revanche ils y ont un mouchoir; et même, si cet indispensable manque, un journal ou le moindre papier fait l'office.
Ce moyen de converser publiquement, sans que personne que l'intéressé n'y voie goutte, de s'entendre dire "je t'aime" sans en avoir l'air, et de donner un rendez-vous sans se croire obligée de rougir, est tellement simple et explicite que les intelligences les plus rétives la saisissent du premier coup, et qu'il ne laisse au mari que l'on convoite ou à l'importun dont on veut se défaire aucun sujet d'erreur.
Ainsi, on peut affirmer que ce jeu est vraiment populaire. La fille du savetier en connait le secret comme la fille du pair, et en même temps que la petite pensionnaire s'y essaye au salon, la petite souillon le répète à la cuisine.
Pas de fillette qui ne sache mieux que sa grammaire ce syllabaire de maçonnerie d'amour, permettant de dire à l'impatient cousin: "Je t'attends ce soir" en même temps que l'on présente un front impassible au baiser maternel.
Je ne saurais trop le recommander à celles de mes jeunes compatriotes qui ont tout particulièrement besoin d'être déniaisées et de s'échapper de temps à autre de l'atmosphère des jupes familiales, en attendant qu'on les livre à l'idéal que les parents sages ont fait passer dans leurs rêves de vierges: un mari cossu et mûr, fonctionnaire et décoré.
Le voici dans sa simplicité ingénieuse:
1- Passer le mouchoir sur ses lèvres. - Désir d'entrer en relations. (La manifestation de ce désir n'engage, du reste, à rien.)
2- Le passer sur les yeux.- Je suis triste. Si vous saviez comme je m'ennuie près de la cotte de maman. Si vous pouviez me distraire un peu.
3- Le prendre par le milieu. - Oh! monsieur! vous allez trop vite. Doucement. calmez-vous.
4- Le laisser tomber. - Je crois que nous nous entendrons.
5- Le faire tourner dans les mains.- Vous m'êtes indifférent.
6- Le passer sur la joue.- Je vous aime.
7- Le passer sur les mains.- Je vous déteste.
8- Le laisser un instant sur la joue droite.- Oui.
9- Idem sur la joue gauche.- Non.
10- Le tourner dans la main gauche.- Vous m'ennuyez. Je désire être débarrassée de vous.
11.- Le tourner dans la droite.- Vous perdez votre temps. J'en aime un autre.
12- Le plier.- Je veux vous parler.
13- Le jeter sur l'épaule droite.- Suivez-moi. Ne craignez rien. Vous pouvez m'aborder hardiment.
14- Idem sur la gauche.- Ne me suivez pas ou cessez de me suivre.
15- Prendre les coins opposés du mouchoir dans les deux mains.- Attendez-moi.
16- Passer le mouchoir sur le front.- Faites attention. On nous surveille. Voyez plutôt la tête de la tante à lunettes.
17- Le placer sur l'oreille droite.- Qu'est-ce que vous avez donc? Vous n'êtes plus le même. Je vous trouve un drôle d'air.
18- Idem sur l'oreille gauche.- Je vais vous passer un billet. Préparez-vous.
19- Laisser un instant le mouchoir sur les yeux.- Oh! le méchant! Vous m'avez fait de la peine; Vous êtes cruel. Fi! le vilain!
20- Le rouler autour de l'index.- Trop tard mon petit ami, je suis engagée.
21- Autour de l'annulaire.- Je suis mariée.
On le voit, tous les cas sont prévus, depuis A jusqu'à Z, et en moins de chiffres qu'il n'y a de lettres dans l'alphabet. Vingt-et-un, trois fois sept, le nombre sacré, comme disait miss Sweethole, le synonyme de complet. Comptez, en effet, pas un de trop, pas un qui manque. En ce nombre, cependant restreint, des amants peuvent se dire tout ce que les amants ont ordinairement à se dire depuis l'entrée en matière jusqu'à la conclusion.
La bouche est muette, le regard impassible ou dirigé ailleurs; le mouchoir seul s'agite, parle, explique, prie, accepte ou refuse; comme le latin, il brave l'honnêteté. Pas un mot n'est dit, personne n'a rien vu; la pudeur est sauve et l'affaire est faite. c'est le comble de l'art.
Hector France.
La Vie populaire, jeudi 30 juillet 1885.
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