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samedi 28 juillet 2018

Ceux dont on parle.

Le spéculateur Jaluzot.


M. Jaluzot père était un modeste notaire du Nivernais, établi à Corvol-l'Orgueilleux. Le jeune jules commença ses études à Clamecy et les continua à Auxerre, puis à Paris. A vingt ans, il fut admissible à l'école de Saint-Cyr. Ne pouvant plus se représenter à cause de son âge, il se résigna à débuter comme commis dans une maison de la rue Vivienne: "Aux Villes de France". Le saint-cyrien raté devait se révéler calicot génial. 
Des "Villes de France", M. Jaluzot passa au "Bon Marché"* et il ne quittera cet établissement que pour fonder, rue de Buci, un magasin à l'enseigne des "Deux Magots". Cette maison ne dura pas longtemps: elle brûla. M. Jaluzot n'a pas de chance avec le feu: ses propriétés comme celles de l'amadou sont éminemment combustibles. Les "Deux Magots" furent remplacés par les magasins du Printemps* créés en 1866.
On se demandera peut-être comment cet employé de trente-deux ans, sans aucune fortune, put fonder d'emblée un magasin de nouveautés d'un importance déjà considérable pour l'époque. Que s'était-il passé? Peu de chose. M. Jaluzot s'était marié. Une de ses clientes, Mlle Figeac*, artiste du Gymnase, puis du Théâtre-Français, lui avait plu, et, peu à peu, il en avait fait sa femme. Comme il arrive dans tous les ménages, les amis de chaque époux devinrent ceux de l'autre; Mlle Figeac fit connaissance avec les bonnes gens de Corvol et M. Jaluzot se lia intimement avec M. de Soubeyran, directeur du Crédit Foncier. Malgré la différence des situations, ces deux hommes se comprirent, et M. de Soubeyran s'employa sans compter à la prospérité du jeune ménage.
En 1881, le Printemps fut à son tour dévoré par un incendie*, qui causa la mort de quatre personnes. Le feu avait heureusement pris à une heure très matinale, et ceux des employés qui, avec le patron, logeaient au Printemps même, purent s'échapper à temps. La douleur de M. Jaluzot fut navrante: il fit, pour s'étourdir, un excellent déjeuner au "Carnaval de Venise", puis réunit ses employés et, dans un discours pathétique, leur avoua qu'il ne possédait plus rien, qu'il n'avait pas même pu sauver sa montre des flammes, qu'il avait du s'acheter un complet à la Belle Jardinière et prendre des bottines à crédit.
"Ce parapluie même, ajoutait-il en sanglotant, je l'ai acheté avec vingt francs que m'a prêtés M. M..." Les pauvres gens qui l'écoutaient tout en pleurant sur leur propre misère, se demandait si le malheur n'avait pas troublé la raison de cet homme ruiné qui s'achetait un parapluie de vingt francs un jour où il ne pleuvait pas.
Mais lorsqu'ils se virent retenir sur leurs appointements la journée du sinistre et toutes les amendes encourues pour retards, ils se tranquillisèrent: les facultés de M. Jaluzot étaient intactes. Ses richesses ne l'étaient pas moins: une assurance de sept millions couvrait les dégâts.



Depuis lors, sa fortune ne fit que croître... sans embellir. Mme Jaluzot et M. de Soubeyran moururent. M. Jaluzot fut élu député et se remaria. Il acheta deux journaux: la Patrie et la Presse, bien connus pour la sûreté de leurs informations; il spécula sur les sucres et prit des engagements qu'il ne pouvait tenir, jetant à deux doigts de la misère les courtiers qui avaient eu confiance en sa parole. Il y a deux ans, ce digne représentant du peuple avouait à un journaliste l'anxiété qui l'étreignait chaque fois qu'il entrait à la Chambre, en se demandant s'il allait faire quelque chose d'utile pour le pays; M. Jaluzot doit être aujourd'hui fixé à cet égard.

                                                                                                                                      Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 septembre 1905.

Nota de célestin Mira:


* Au bon Marché:













* Magasins du Printemps:








* Mlle Figeac:



Mlle Figeac, entrée au Théâtre-Français en 1855.
(Source: Comédie-française.)

* Incendie du Printemps en 1881.



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