Physiologie des buveurs.
Buveurs de cidre.
Je suis tout prêt à reconnaître que le cidre est la meilleure des boissons... après le vin de Bourgogne, les vins de Bordeaux, de Champagne, des rives du Rhône et de quelques autres lieux s'entend. Dumoulin, qui était Normand, et par là même un peu suspect, assure cependant, dans son discours sur la Normandie, "que les pommes et les poires de ce pays ont une saveur particulière, de sorte que l'on en fait des breuvages si excellents que, dans les grands festins des seigneurs français et des Parisiens eux-mêmes, on laisse le vin pour boire le cidre et le poiré." Mais je soupçonne singulièrement les Parisiens qui préfèrent le cidre au vin d'être venus en droite ligne de Bayeux, de Vire, de Rouen, d'Avranches ou de Caen. Je connais, en effet, deux maîtresses de maison normandes, dont la table est fort bien servie, qui font mettre une bouteille de cidre devant leur couvert, ce qui prouve une fois de plus que l'habitude est une seconde nature; mais elles font placer partout ailleurs des bouteilles de vin, ce qui fait honneur à leurs vertus hospitalières. Cependant, si l'on me pressait, je consentirais peut-être à reconnaître que le cidre est préférable aux vins de Suresne et d'Argenteuil. Ce n'est guère plus acide et c'est beaucoup plus franc.
Pour me faire pardonner cette profession de foi par la Normandie, je me hâte de déclarer que je suis Bourguignon, et que j'ai sucé de bonne heure le lait de l'heureuse terre qui a été ma nourrice, et que la reconnaissance de la France a appelé la Côte d'Or.
Cette réserve faite, je souscris des deux mains à toutes les louanges que Dumoulin donne à la province où il est né. Si la Normandie n'était que la quatrième province de la monarchie française par son étendue, elle en était la première par sa population, ses productions et ses richesses. Quelles admirables campagnes! quels pâturages! quelles villes industrieuses et puissantes! quels magnifiques et quels solides monuments et, en particulier, quelles superbes églises! quelle belle et superbe population! En tout et pour tout le ciseau a taillé en pleine étoffe. Les hommes sont de hautes statures et d'une charpente vigoureuse, les femmes d'une carnation admirable et d'une puissante et splendide beauté. Les animaux normands eux-mêmes participent aux proportions grandioses de tout ce qui tient à cette terre plantureuse; on sait la place que les vaches normandes occupent à nos expositions du palais de l'Industrie, et l'on n'a pas oublié que les bœufs normands sont en possession du droit de fournir chaque année le bœuf gras au carnaval parisien, ce qui ne les rend pas plus fiers. Les chevaux sont de forte encolure, d'une vigueur sans pareille et d'un excellente race. Les modes normandes participaient au même caractère, et les Cauchoises, dont malheureusement les usages et les coiffures s'en vont, portaient des bonnets qui, de loin, ressemblaient à des clochers, tandis que, pour l'ampleur des formes, on aurait pu les prendre elles-mêmes pour des petites cathédrales.
Encore une fois, Dumoulin a bien raison de vanter sa province, qui compte tant de rivières, dont les principales sont: la Seine, l'Eure, l'Orne, la Risle, la Touques, la Dive, rivières peuplées de saumons, truites saumonées, aloses, carpes frétillantes et brochets, dont le sol fertile produit de magnifiques pâturages, du lin, du blé, des métaux précieux. Je comprends son enthousiasme quand il parle du Roumois et de ses vergers, du Lieuvain, célèbre pour son cidre, du pays d'Auge, fertile entre tous, et dont les herbages sont si nourrissants que, trois fois dans l'année, on les peuple de bœufs qui s'y engraissent; du pays de Caen et de Lisieux, dont les femmes sont "belles, de riche taille, grandement soigneuse de leur ménage, mais superbes et hautes à la main"; du Bessin, enclos entre les eaux de la Vire et de l'Orne, qui fourni le meilleur pain du monde, et où le gibier comme le poisson foisonne; de l'Avranchin, couvert de montagnes et de forêts, où l'on nourrit un excellent bétail; du Cotentin "qui est tellement gras qu'il est impossible d'en sortir lorsque la pluie a été grande". "Bonne boisson, bonne laine, bons draps, ajoute l'écrivain enthousiaste, un air si pur que la Normandie a élevé et nourrit encore de présent plus de peuple que six des meilleurs royaume d'Espagne." Dumoulin n'a rien oublié: la beauté des bois; la Normandie, en effet, renferme de belles forêts, parmi lesquelles on peut citer celles de Bray, de Lions, de Rouare, de Rouvray, de Brotonne et de Saint-Sever, qui couvrent plus de quatre cent mille hectares et donnent un produit annuel de plus de huit millions de francs; les terres arables, qui donnent un revenu de plus de cinq cents millions de francs; les pâturages peuplés de bestiaux, qui produisent un revenu moyen dépassant quatre-vingt millions par an. Puis Dumoulin en vient au vin, et tout en convenant, ce qui est fort beau pour un Normand, que le vin d'Avranches a mérité l'épithète peu rassurante et fort expressive de vin tranche-boyau, il fait un pompeux hommage des vins de Vernon et de Pacy.
Ceci me ramène à mon sujet: les buveurs de cidre.
Pourquoi les Normands sont-ils buveurs de cidre? Pourquoi, au lieu de cultiver la vigne comme dans la Côte d'Or ou le Médoc, cultive-t-on le pommier en Normandie?
Vous êtes bien curieux. Cependant je vais répondre à vos questions; d'abord parce que la politesse m'y oblige, et ensuite parce que je trouverai en même temps l'occasion de prouver, contre l'opinion de Dumoulin, que si les Normands boivent du cidre, ce n'est pas parce que la Normandie produit du bon vin.
Quand on considère les choses à première vue, il semble que le pommier ait toujours dû exister en Normandie et qu'il y soit un arbre indigène. Quelque pépin venu du paradis terrestre dans le bec d'un oiseau ou plus tard dans celui de la colombe de l'arche aura implanté cet arbre dans le pays de Caux, ou dans la vallée d'Auge, et de là aura gagné de proche en proche. Avez-vous quelquefois voyagé, pendant les mois du printemps, en Normandie, dans ces routes semblables à des allées encadrées par deux rangées de pommiers semés de fleurs roses ou blanches, neige parfumée qui annonce l'arrivée des beaux jours? Ne vous a-t-il pas semblé alors que l'aspect du pays devait toujours avoir été le même? On ne se figure point la Normandie sans pommiers, une campagne normande sans pommes et des Normands attablés pour boire sans un pot de cidre, le cidre à dépotayer comme on lit sur tous les cabarets de Normandie, ce qui veut dire à détailler en pots. Ils sont assis l'un en face de l'autre, les vigoureux buveurs de cidre. La ménagère normande, portant la coiffure qui m'a si souvent gâté la perspective dans les pâturages de la vallée d'Auge, leur sert un nouveau pot de leur boisson favorite, car les gosiers normands ont besoin d'être arrosés.
On dit d'une femme fort jolie qu'elle pourrait se montrer en bonnet de nuit. Soit, mais à condition qu'il ne s'agisse pas d'un bonnet de coton. Il ne suffit pas d'être très- jolie pour supporter cette effroyable coiffure, il faut l'être trop, et dans ce cas même, je ne conseillerai pas à Vénus en personne de courir l'aventure. Quant aux vieilles femmes qu'on aperçoit de loin avec le chef couvert de ce bonnet prosaïque et filant leur quenouille, on hésite sur leur sexe. Sont-ce des vieillards réduits, pour des raisons que j'aime mieux accepter qu'approfondir, à quitter la culotte pour le jupon. Sont-ce des Parques qui, pour cacher leur calvitie, on dérobé la coiffure du roi d'Yvetot, couronné par Béranger
....................... et Jeanneton
D'un simple bonnet de coton,
Dit-on.
On n'en sait rien en vérité, et l'on n'a pas la moindre envie d'approcher pour sortir du doute. Je n'ignore pas les avantages pratiques du bonnet de coton pour ces pauvres femmes, obligées de traire trois fois par jour les vaches en plein pâturage. Je sais qu'il n'y a pas d'autres coiffures qui puisse résister aux formidables coups de queue que ces grosses dames ruminantes, qui témoignent ainsi leur impatience à leurs femmes de chambre. Mais, s'il n'y a pas le moindre petit mot à dire au point de vue de l'utilité pratique, il n'en est pas de même au point de vue de l'art. Les Grâces s'enfuient effrayées et les Nymphes bocagères désertent, comme des colombes effarouchées, le paysage normand.
Où en étais-je quand cette parenthèse, un peu trop prolongée, est venue m'interrompre?... Ah! je vous disais qu'on est généralement disposé à croire que la Normandie a été de temps immémorial un pays de buveurs de cidre. Eh! bien, rien de moins vrai.
Le cidre n'est cependant pas une boisson nouvelle. Il est moins ancien que la bière, qui, sous son nom primitif la cervoise, fut d'abord brassée, dit-on par le dieu Osiris. Mais Pline a parlé du cidre, et il donne fort généreusement à toute boisson fermentée faite avec des poires ou des pommes le nom de vin.
Le philosophe Arthémidore, ayant visité l'Asie Mineure sous l'empereur Adrien, parle avec beaucoup d'éloge du poiré, qui est une espèce de cidre.
Plutarque accorde au cidre une mention honorable, en racontant la vie des grands hommes.
Tertullien fait l'éloge du cidre "plus doux que le miel, plus pétillant que le vin."
Les Ethiopiens fabriquaient de toute antiquité du cidre.
Les Caraïbes de l'Amérique faisaient du cidre comme de la bière avant la découverte du nouveau monde.
Martial parle de la douce liqueur qu'on tirait des pommes d'Espagne
Je m'arrête pour ne pas sombrer dans l'océan d'érudition où Petit-Jean fit naufrage. D'ailleurs ceci prouve seulement que l'usage du cidre n'est pas le partage exclusif de la Normandie, mais ne prouve nullement que les Normands n'aient pas toujours bu du cidre. C'est à ce dernier point qu'il faut arriver. Eh bien, en feuilletant les cartulaires et les documents des temps anciens, on découvre que les grandes abbayes de la Normandie, comme Jumièges, avaient leurs vignobles, et que la vigne était cultivée à une grande échelle en Normandie. Le pommier paraît n'avoir été introduit dans cette province que vers la fin du treizième siècle ou le commencement du quatorzième. Les savants ont beaucoup disserté sur la question de savoir pourquoi la culture de la vigne a été abandonnée en Normandie, et pourquoi elle a été remplacée par la culture du pommier. Quelques écrivains ont voulu trouver la cause de ce fait dans le refroidissement de la température, mais un des historiographes de la Normandie nous semble avoir indiqué le véritable motif de cette révolution agricole, lorsqu'en s'appuyant sur l'autorité d'un célèbre agronome, Olivier de Serre, il a dit que "l'on avait cultivé la vigne en Normandie, tant que le mauvais état des routes et les guerres féodales avaient rendu les relations suivies de province à province impossibles." Il faut ajouter, pour ne rien omettre, que ce fût à l'époque où cet état de chose cessa, c'est à dire au quatorzième siècle, que le pommier fut introduit en Normandie. Alors les Normands, en hommes de sens qu'ils ont toujours été, préférèrent faire produire à leur sol du bon cidre que du mauvais vin, sauf à faire venir par leurs fleuves et par la mer les excellents vins de Bourgogne et de Bordeaux. L'histoire et la linguistique se réunissent pour indiquer de quelle manière et par qui le pommier fut naturalisé en Normandie. De temps immémorial il était cultivé en Navarre, et il y a toujours porté le nom de cidra, nom qu'y porte également la liqueur tirée de la pomme. Pour achever la démonstration, il faut ajouter que, dans plusieurs cantons de Normandie, on donne encore au pommier le nom de biscait (Biscaye) comme pour rappeler le pays d'où il est originaire, de sorte que le pommier présente dans son nom même son certificat de provenance. Quand on rapproche des renseignements donnés par l'histoire ces indications données par la linguistique, la vraisemblance se change presque en évidence. En effet sur la fin du treizième siècle, les rois de Navarre étaient comtes d'Evreux et seigneurs de Cherbourg; or c'est dans le Cotentin que le pommier à cidre commença à être cultivé. D'anciens titres de possession de fiefs, situés dans cette partie de la Normandie, établissent que "les terres de ces fiefs ont été baillées, vers la fin du treizième siècle, aux habitants à charge, entr'autres, de cueillir les pommes et de faire les cidres." Les cidres les plus renommés de Normandie sont ceux d'Isigny, déjà célèbre pour son beurre, de Cotentin et de Touques. Cette liqueur, conservée pure dans les pots de grès, fermente et fait sauter les bouchons comme les vins de Champagne.
Chose remarquable! dans tous les pays à cidre, la Normandie, la Bretagne, la Picardie, on boit beaucoup d'eau-de-vie. En Normandie, on consomme surtout l'eau-de vie de cidre, très-inférieure à l'eau-de-vie de vin; mais, pour dissimuler l'âpreté qu'elle ne perd qu'en vieillissant, on la boit avec un mélange de café. Il semble que l'âcreté naturelle du cidre demande à être corrigée par une boisson alcoolique, et que tous les buveurs de cidre normands, bretons et picards, éprouvent ce besoin. Nous n'avons pas à indiquer ici les procédés de fabrication de cette boisson; on les trouvera dans les traités spéciaux. nous ferons seulement remarquer que le meilleur cidre est celui qui sort naturellement des pommes écrasées et mises en tas avant qu'on les ait placées sous la presse, parce que le jus produit par la presse contracte toujours plus ou moins un goût de pépins.
Ceci dit, séparons-nous des buveurs de cidre. Il y en eut de gais, témoin Olivier Basselin qui chanta le cidre, sans oublier le vin. Il chansonna l'avare, "l'avare qui craint de perdre la fumée de son feu, porte ses souliers à sa ceinture de peur de les user, et boit de l'eau pour ménager son cidre." Ce n'est pas le compte d'Olivier, qui écrit une ode à son nez, "nez paré de rubis: le verre est le pinceau, le vin est la couleur." Celui-là n'économisait guère, et, au fait, il eut raison, puisqu'en 1550 il fut tué par les Anglais:
Hélas! Olivier Basselin
N'orrons-nous poinct de vos nouvelles?
Vous ont les Anglais mys à fin
Par une mort des plus cruelles;
Vous souliez gaiment chanter
Et desmener joyeuse vie,
Et les bons compagnons hanter.
Par tel pays de Normandie,
Jusqu'à Saint-Lô, en Cotentin
Oncques ne vit le pèlerin.
Si parmi les buveurs de cidres il y en eut de plus gais, comme Basselin avec ses vaux-de-Vire, il y en eut aussi de grands, comme le Poussin et Corneille.
Dont le laurier normand couvre la France entière.
Félix-Henri.
La Semaine des Familles, samedi 9 avril 1864.
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