L'Histoire de France par la chanson.
En France, a-t-on dit, tout finit par des chansons. Tour à tour héroïque, satirique, sentimentale, la chanson se retrouve à toutes les époques de notre histoire où elle est un élément important de notre vie nationale. Non contente de refléter les idées et les mœurs, elle se mêle souvent aux luttes politiques et sociales, et devient une forme de l'opposition. C'est son honneur qu'on la voie presque toujours se ranger du côté du faible de n'user de sa verve que contre les puissants du jour. Son charme spirituel, son attrait piquant, sa vivacité légère, lui permettent de s'insinuer partout et de faire prestement son chemin; c'est la gaieté qui vole et qui venge, arme insaisissable au service des idées d'indépendance et qui prépare la revanche du bon sens et de l'esprit contre la force brutale.
En voulant écrire l'histoire de la chanson, on se trouverait sans y penser avoir esquissé l'histoire de France... Loin qu'elle se taise, loin qu'elle cesse de peindre les mœurs de son temps, elle est toujours là comme un écho fidèle, qui à chaque époque retentissante reçoit les sons, les répète et nous les transmet. Mais ce n'est pas là le premier de ses titres: il est un autre point de vue auquel on peut l'envisager: c'est qu'en France la chanson fut longtemps la seule opposition possible. On définissait le gouvernement d'alors une monarchie absolue tempérée par des chansons; et c'était là, en effet, le seul contrepoids, la seule résistance aux empiétements de l'autorité. "La liberté du chant a précédé celle de la presse et l'a préparée. Se rangeant toujours du côté des vaincus, elle a comme la presse ses nobles résistances, ses triomphes et, comme elle aussi, elle a ses excès. Elle attaque tour à tour Henri III, les Guise et le Béarnais: toujours de l'opposition, toujours anti-ministérielle, elle empêche Richelieu de dormir et Mazarin de dîner..."
C'est en ces termes qu'un de nos plus célèbres auteurs dramatiques, le roi du vaudeville, Eugène Scribe, retraçait naguère l'histoire de la chanson. Pour une fois, Scribe se trouvait être un historien bien informé et judicieux. La chanson a su prendre en France les formes les plus variées, suivant l'heure et les circonstances, et s'adapter si bien aux mille transformations de notre société, tantôt frondeuse et tantôt gaie, tantôt sentimentale et tantôt ardente, qu'elle nous offre comme un miroir l'image de nos mœurs et le reflet de notre histoire.
Soldats faiseurs de chansons et chanteuses au rouet.
Héroïque et chevaleresque, le Moyen âge est le temps des grandes équipées. Charlemagne et ses preux partent en campagne contre les Infidèles, ennemi du Christ et de "France la douce". Ils frappent à grands coups d'estoc et de taille et s'en reviennent des lointaines expéditions chargés de riches butins, auréolés d'une gloire merveilleuse.
Alors naissent et s'épanouissent les Chansons de Geste.
Celui qui les compose et qui les récite, le trouvère, est lui-même un homme d'armes qui a combattu auprès des barons. Il arrive au château, l'épée au côté, sa vielle sur le dos; on vide en son honneur les hanaps emplis d'hydromel et l'on engloutit les viandes. Après le festin, dans la haute salle féodale aux sombres boiseries de chêne, aux naïves tapisseries, aux énormes bahuts sculptés, où les torches fumeuses projettent une lumière trouble, où les hommes d'armes et les serviteurs se pressent aux portes, le trouvère commence sa chanson. Il dit les grands coups portés et reçus, les armures froissées, les casques brisés, les têtes fendues, les entrailles répandues sur le sol.
Un frémissement parcourt l'auditoire charmé.
Un peu plus tard, quand souffle le vent généreux des Croisades, les barons se mettent en route pour le grand pèlerinage d'outre-mer. Les chansons pleines de pieuses ardeur qu'ils chantent le long du chemin adoucissent pour eux les rigueurs de l'expédition.
Leurs femmes, cependant, restent seules au manoir désert, à filer la laine, à tisser l'étoffe*. Dans la maison devenue silencieuse, au tumulte des armes a succédé le bruit monotone des rouets et des métiers. La châtelaine, ses filles, ses dames d'atours sont rassemblées, et, tandis qu'elles manient la quenouille ou l'aiguille à broder, l'image des absents occupe leur souvenir. Alors, elles fredonnent à lèvres mi-closes une de ces romances qu'on appelait chansons de toile* parce qu'elles accompagnaient leur ouvrage quotidien de tissage. Douces, sentimentales, les chansons de toile expriment la tristesse d'une jeune fille, belle Eglantine, belle Yolanthe, belle Amelot, séparée de celui qu'elle aime. Parfois la chanson contient tout un drame en raccourci. Belle Erembour s'apprête à saluer son fiancé, le noble comte Reynaut qui revient de Terre sainte: Erembour le voit défiler à la tête de ses soldats; mais quoi? il détourne la tête! Hélas! il a été abusé par un faux rapport, et croit que son amie lui a préféré son rival. Mais Belle Erembour se disculpe et le comte revient à elle. Ou bien c'est belle Doette dont l'époux est parti à la guerre et qui l'attend de jour en jour; mais un écuyer arrive et lui annonce la mort du baron. Belle Doette, éplorée, se retire au couvent.
Alfred de Musset a su traduire l'impression qui se dégage de ces chansons quand il a écrit la délicieuse chanson de Barberine:
Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu'allez-vous faire
Si loin d'ici?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde
Et que le monde
n'est que souci?
Vous qui croyez qu'une amour délaissée
De la pensée
S'enfuit ainsi:
Hélas! hélas! chercheur de renommée
Votre fumée
S'envole aussi.
Mais voici les chevaliers de retour! Alors la gaieté reparaît dans les châteaux, la vie reprend luxueuse et brillante. C'est le retour des chansons badines ou galantes. Les seigneurs eux-mêmes s'appliquent à rimer des aubades, des saluts d'amour, de petites élégies musicales avec des refrains bien amenés, d'une forme maniérée et jolie. Aussi la chanson, tout à tout héroïque, pieuse, frivole, est à la ressemblance de ce complexe Moyen âge, inquiet et tourmenté.
La chanson reflet d'une époque brutale et raffinée.
Avec la Renaissance commence une époque d'exubérance et de mouvement. L'histoire de ce temps étonne par sa variété, par l'intensité des passions qui y sont en lutte. Une conception toute nouvelle de l'existence semble s'être révélée, qui favorise le complet épanouissement de la nature humaine avec toutes ses ardeurs, brutales ou généreuses.
Le règne de Charles VIII est marqué par les guerres d'Italie. Nos troupes se répandent sur la Péninsule et descendent de Milan à Naples, étonnant et déconcertant la mollesse de nos voisins par la "furia francese". Veut-t-on comprendre l'état d'esprit de ces bandes d'aventuriers qu'on recrutait au printemps dans les provinces, qu'on licenciait une fois l'expédition achevée, très courageuses, très hardies, peu disciplinées, prêtes à se révolter si la paye se faisait attendre.
Tous ces traits de leur physionomie se retrouvent dans les chansons que chantent en chœur les soudards cheminant par les routes, la pique sur l'épaule. Ils célèbrent les charmes du métier militaire, l'attitude fière et dégagée du piquier ou de l'arquebusier, le plaisir d'aller par un beau temps au son des fifres et des tambours, les hauts faits de tel capitaine de l'armée. Surtout qu'on fasse attention avant de les licencier! Les vaillants hommes d'armes, privés de leur salaire, pourraient bien devenir de dangereux vagabonds, des espèces de brigands.
Ces brillantes chevauchées eurent pour nous un résultat qu'il était d'ailleurs facile de prévoir. La culture artistique et littéraire était beaucoup plus avancée en Italie qu'elle ne l'était encore en France. Lorsque nos gentilshommes se trouvèrent en présence de cette vie italienne si raffinée, ce fut pour eux un éblouissement. Aussi, dès les premières années du XVIe siècle, l'influence de l'Italie se fait sentir à nous et jette sur nos mœurs encore brutales un éclatant vernis de civilisation, une magnifique parure. Si les merveilles de l'art que ce temps nous a laissées font justement notre admiration, il faut bien reconnaître que la décence et la politesse manque aux mœurs d'alors. La Cour étonne par un singulier mélange de raffinement et de rudesse; les rois et les grands seigneurs protègent les artistes, se font construire de somptueux châteaux d'une élégance compliquée, où ils donnent des fêtes luxueuses. Mais une déconcertante barbarie subsiste au fond des âmes.
La chanson d'alors reflète ce singulier mélange de raffinement et de brutalité. Ce qu'elle dit le moins souvent, c'est l'émotion douce et pure. On se souvient en quels termes Maris Stuart disant adieu à ce "plaisant" pays de France qu'elle était obligée de quitter:
Adieu, plaisant pays de France,
O ma patrie
La plus chérie
Qui a nourri ma jeune enfance,
Adieu, France, adieu mes beaux jours.
La nef qui déjoint nos amours
N'a cy de moi que la moitié;
Une part te reste, elle est tienne;
Je la fie à ton amitié
Pour que de l'autre il te souvienne.
Mais note de rêverie tendre et de mélancolie résignée est rare au XVIe siècle.
Ce que les poètes d'alors vantent le plus volontiers, c'est l'insouciance et le goût du plaisir, comme dans ces vers que François 1er fredonnait:
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie...
Vers le milieu du siècle l'époque s'assombrit, les discussions religieuses commencent à passionner les esprits et à soulever d'ardentes polémiques. Les poètes badins se font dévots. Clément Marot, le railleurs spirituel d'antan, traduit les Psaumes, et cette traduction a un immense succès.
A la Cour, chacun avait son cantique préféré; ce fut une mode. Le peuple, comme il arrive, suivit l'exemple de la Cour. "Vous eussiez vu les jeunes filles, assises dans les jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes."
Cette coutume se répandit surtout parmi les protestants; c'étaient eux principalement qu'on rencontrait ainsi en promenades musicales au Pré aux Clercs ou ailleurs.
C'est seulement avec le XVIIe siècle qu'on voit la société française s'organiser et qu'on assiste à l'événement du règne de la politesse. Dans cette société, les femmes joueront le principal rôle; elles y introduiront l'élégance et le bon ton. Le développement de l'autorité royale, depuis Henri IV jusqu'à Louis XIV, contribue à la même œuvre d'unité et de discipline. Jamais plus d'ordre ni de noblesse n'ont gouverné la pensée française.
Mais cette réforme de l'esprit public ne pouvait se produire sans de vives résistances et de soudaines explosions de révoltes. Le génie de notre race, libre et frondeur, cherchent toutes les occasions de se faire jour. C'est ici que la chanson lui sert comme un merveilleux moyen pour révéler sa bonne humeur gouailleuse, joviale et parfaitement irrespectueuse.
La chanson va permettre à l'épicurisme des bons vivants de montrer parfois le bout de l'oreille en cette grave époque. Ce siècle si sage nous a laissé des chansons légères dont plusieurs ont de l'agrément. Et n'est-il pas piquant que le noble Boileau lui-même ait écrit une "chanson à boire"? Il est vrai qu'il était très jeune et que ces rimes frivoles ne doivent être considérées que comme un innocent péché de jeunesse. Les voici:
Philosophes rêveurs qui pensez tout savoir,
Ennemis de Bacchus, rentrez dans le devoir.
Vos esprits s'en font trop accroire.
Allez, vieux fous, allez apprendre à boire.
On est savant quand on boit bien;
Qui ne sait boire, ne sait rien.
Cette chanson représente assez bien tout un genre de petits poèmes fort anodins qui furent alors à la mode parmi les hommes d'une certaine société.
Emmanuel de Coulanges, le "délicieux Coulanges" dont Mme de Sévigné vantait l'esprit, est le type de ces égoïstes aimables, dénués de sérieux comme de méchanceté, toujours chantant et cueillant la fleur de tous les plaisirs, attentif seulement à éviter la passion et les excès.
Couplets et barricades.
Mais dans l'histoire de la chanson au XVIIe siècle, il faut faire une place à part à une époque: celle des troubles de la Fronde. Cette guerre civile fut remarquablement gaie. On y fit plus de chansons que de barricades. Ces chansons ne sont pas toujours d'un goût très délicat, et le fait est qu'elles n'ont pas toutes été composées dans la société des duchesses.
Six vendeuses de poissons
Ont composé la chanson
Des Barricades dernières,
Lère la, lère lanlère,
lère la, lère lanla!*
Pour la plupart, elles sont l'œuvre de bourgeois de Paris, malicieux et joyeux compères. On les imagine volontiers, réunis le soir en quelque arrière-boutique, discutant les incidents de la journée moitié graves, moitié plaisants, férus sans doute de nobles convictions, mais s'amusant aussi de tout ce vain tumulte auquel ils assistent. Durant la journée, ils ont péroré dans la rue, accablé d'injures le Cardinal, blâmé les scrupules du président Molé. Peut-être ont-ils poussé l'audace jusqu'à tendre des chaînes pour empêcher les Suisses et les cavaliers de l'armée royale à se déployer, ou jusqu'à payer à boire aux gardes-françaises pour les mettre de leur côté. Cependant, ils se sentent plus à l'aise loin des dangers de la rue; on boit un peu, on lance une drôlerie, on esquisse un couplet, et la chanson est faite...
Presque toutes les chansons frondeuses ont pour point de départ un fait récent qu'elle interprètent à leur façon, commentent d'une manière bouffonne et utilisent en vue de la polémique. C'est tantôt la "chanson d'un bon garçon qui boit de réjouissance sur la fuite des Monopoleurs*", tantôt la "chanson sur l'arrivée de M. de Beaufort", celui-là même qu'on appelait le roi des Halles et qui plaisait par sa vulgarité martiale. Voici la "chanson sur la délivrance de M. de Broussel*", le conseiller au parlement de Paris, les "regrets de Mme de Chatillon sur la mort de son cher époux", la "supplication à Monsieur le Prince de quitter le parti Mazariniste*", l'"adieu de Mazarin à la France et l'aveu qu'il a fait de toutes ses fourberies", les "préparatifs de Lucifer, de Pluton et de Caron pour recevoir Mazarin dans les Enfers", etc... Car c'était toujours, en fin de compte, sur l'infortuné cardinal que tout le mal retombait. L'histoire ne nous offre guère d'exemple d'une impopularité aussi parfaite. Les chansons composées contre le ministre haï de tous emplissent des volumes. Ce sont des pamphlets au jour le jour et dont la conclusion revient toujours la même invariablement: c'est qu'il faut "chasser le Mazarin, ou le prendre, ou le pendre."
Bourgs, villes, villages,
Le tocsin il faut sonner,
Rompez tous les passages
Qu'il voudrait ordonner.
Il faut sonner le tocsin
Pour prendre Mazarin,
Din, din, pour prendre Mazarin.
Tout cela n'est pas d'un style admirable ni d'un esprit très extraordinaire. Mais l'ensemble de ces chansons donne bien l'impression de la vie du peuple pendant cette agitation. Le peuple n'avait pas d'autres moyens de manifester son opinion. Les couplets de la Fronde eurent le même rôle et la même influence que la presse à d'autres époques...
Des élégances du salon aux libertés du café.
La victoire définitive du Grand Roi nous vaut une longue période de discipline. Une réaction devait inévitablement se produire au lendemain de la mort de Louis XIV. Le duc d'Orléans, qui exerce alors le pouvoir avec le titre de Régent, était un homme du plus brillant esprit, merveilleusement doué, mais tout à fait dénué de dignité dans sa vie. Il représente assez bien tel quel, avec ses qualités et ses défauts, la société de son temps, extrêmement délicate et raffinée, vive, élégante et très dépravée. Les soupers de la Régence ont laissé dans l'histoire le souvenir de réunions fort libres et même débraillées. La gaieté pétillait alors dans les couplets de chansons vives et licencieuses.
Imaginez maintenant l'un de ces salons du XVIIIe siècle, célèbre pour avoir offert l'image la plus achevée de la vie en société. En voici, d'après un historien, le charmant décor qui invite à la gaieté légère et spirituelle: " Le brocart se retrousse en portières aux portes du fond. Les amours jouent et folâtrent au dessus des portes. Des médaillons de femmes sourient dans les trumeaux. Des rosaces du plafond descendent les lustres de cristal de Bohème, rayonnants de bougies. La causerie voltige et sourit. Les femmes s'éventent. Les chevaliers, galamment penchés sur les fauteuil, s'empressent auprès des jeunes mariées. Tout à l'heure, quand les danses s'interrompront, on chantera quelques chansons accompagnées des légères et frêles note du clavecin ou de la vielle d'amour. Elles s'harmoniseront à ce décor aristocratique, d'élégance somptueuse et noble, de grâce épanouie et radieuse." Ce seront des vers d'une préciosité délicate, un peu sentimentale, un peu ironique; telle cette petite chose qui fit fortune:
J'ai du bon tabac dans ma tabatière
J'ai du bon tabac, tu n'en auras pas*...
ou encore quelque gentillesse de Panard* qui flatte le goût que cette société acquiert peu à peu pour les paysanneries de convention:
Sur la fougère et sur l'herbette
Lire dans les yeux de Lisette
Qu'elle est sensible à mes soupirs,
C'est le roi des plaisirs.
La chanson d'ailleurs ne restera pas cantonnée dans les salons; une circonstance lui permit d'étendre subitement son domaine. Le café venait d'être introduit en France; il eut bientôt fait de conquérir Paris. Pour permettre à toutes les classes de la société de savourer la précieuse "liqueur arabique", les anciens cabarets s'agrandissent, de nouveaux s'ouvrent confortables et luxueux: ce sont les "cafés". " Sous la régence, dit Michelet, Paris devient un grand café. trois cents cafés sont ouverts à la causerie, et à la chanson... Le cabaret est détrôné. Moins de chants avinés la nuit, moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique, change, ennoblit les mœurs."
Le caveau, académie des chansonniers.
Dans les cafés s'installent de nombreuses sociétés de chansonniers. C'est ainsi que s'organisa le Caveau, dont l'existence, en dépit d'interruptions et de modifications, se prolongea jusqu'à nos jours. Un petit épicier de la rue de la Truanderie, Gallet, en fut le promoteur. Les premières réunions se tinrent chez lui. Même il négligea si bien son commerce qu'il dut bientôt fermer son épicerie. Alors on se réunit au café, à frais communs. Il y avait là Collé, Piron, Crébillon le fils, Panard, des peintres comme Boucher, des musiciens comme Rameau.
Cinquante ans plus tard, admis à son tour au Caveau, Béranger y chantait cette "chanson de réception":
Au Caveau je n'osais frapper,
Des méchants m'avaient su tromper.
C'est presque un cercle académique,
Me disait maint esprit caustique.
Mais que vois-je? De bons amis,
Qui rassemble un couvert bien mis.
Asseyez-vous, me dit la compagnie,
Non, ce n'est point comme à l'Académie,
Ce n'est point comme à l'Académie.
Un nombre considérable de petits groupes, moins célèbres que celui du Caveau, se constituèrent, à droite et à gauche: partout et de tous côtés on fit des chansons. Cela dura pendant tout le XVIIIe siècle comme en témoigne Jean-Jacques Rousseau: "De tous les pays d'Europe, dit-il, le Français est celui dont le naturel est le plus porté à ce genre léger de la poésie: la galanterie, le goût de la table, la vivacité brillante de son humeur, tout semble lui en inspirer le goût, et en général on peut assurer que l'humeur chansonnière est un des caractères de la nation."
La Révolution en chansons.
La chanson française allait bientôt se renouveler et élever le ton jusqu'à ce que son harmonie grâcieuse se transformât en magnifique et farouche clameur. La Révolution approchait. L'"Hymne à la Liberté" de François de Neufchâteau*, le "Chant du 14 juillet" de Marie-Joseph Chénier*, le "Chant du départ"*, "Madame Véto"*, le "ça ira*", la "Carmagnole*", la "Marseillaise"*, voilà le nouveau répertoire. Il est vrai qu'avec une élégante et paradoxale désinvolture on n'en continue pas moins à rimer des chansons galantes, dans le joli style Louis XVI: cela se publie dans des recueils précieux, le "Chansonnier des grâces*", l'"Album des Muses" les "Etrennes d'Apollon*". D'un ton badin qui fait frémir, on met tout son esprit à plaisanter agréablement sur les plus sinistres horreurs de l'époque. Cette petite chanson légère, par exemple, est datée de 1794:
La guillotine est un bijou
Qui devient des plus à la mode.
J'en veux une en bois d'acajou
Que je mettrai sur ma commode.
Je l'essaierai soir et matin
Pour ne pas paraître novice
Si, par malheur, le lendemain,
A mon tour j'étais de service.
Un assez grand nombre de chansons contre-révolutionnaires, dans le même ton furent composées alors avec un entrain singulier et souvent avec bien de l'audace. Ange Pitou, qui est célèbre parce que Clairville en fit un personnage de la Fille de madame Angot, s'était établi chansonnier royaliste; il débitait ses productions en plein air sur la place Saint-Germain-l'Auxérois. Il eut beaucoup de succès. On se pressait autour de lui pour l'entendre; on s'appliquait à retenir l'air et les paroles; on répétait en chœur le refrain, on fredonnait avec lui les couplets. En s'en retournant, on s'efforçait de reconstituer la chanson. On l'estropiait un peu sans doute, mais l'essentiel s'en conservait sous l'involontaire fantaisie des chanteurs malhabiles. On se sentait un peu frondeur à narguer ainsi les puissants du jour; on n'en avait que plus de zèle à répandre ces hardies complaintes.
De leur côté, les Révolutionnaires ne chômaient pas. Ce qui donne à leurs chansons forcenées un caractère curieux, c'est qu'ils les adaptaient généralement à des airs connus de romances galantes. Le ça ira, par exemple, fut composé pendant que le peuple de Paris faisaient les terrassements du Champ de Mars pour la fête de la Fédération. L'air est celui d'une contredanse de Bécourt très à la mode alors et que Marie-Antoinette avait jouée souvent sur le clavecin: elle put entendre, en se rendant à l'échafaud, la sinistre adaptation qu'on en avait faite.
Le "Veillons sur le Salut de l'Empire*", (l'Empire, ici, veut dire l'Etat) fut composé sur l'air "Vous qui d'amoureuse aventure..." dont, certes, il n'avait pas la douceur idyllique.
Veillons au salut de l'Empire
Veillons au maintien de nos droits!
Si le despotisme conspire
Conspirons la perte des rois!
Faut-il compter comme des chansons ces hymnes grandioses, le Chant du Départ, dont les paroles, assez médiocres, sont de Marie-Joseph Chénier, mais dont la musique superbe et de Méhul, et la Marseillaise, de Rouget de Lisle? Ce Rouget de Lisle était un homme bien ordinaire, et si dénué personnellement d'héroïsme que le coup de génie qu'il eut pendant une heure, comme par inadvertance, est une sorte de surprenant miracle. Mais les circonstances étaient si étonnantes qu'elles suscitaient de tels prodiges. L'âme de la patrie en danger, un soir, chanta comme d'elle-même, et le Chant de guerre pour l'armée du Rhin, qu'on appela plus tard la Marseillaise, s'éveilla dans l'imaginaire exaltée d'un pauvre rimeur de livrets d'opéras, de comédies quelconques et de romances extrêmement fades.
Pour la gloire et la liberté
Après la révolution, l'Empire: une nouvelle période d'héroïsme commence pendant que l'Empereur promène nos armées victorieuses à travers l'Europe. Le souffle d'enthousiasme qui fait frissonner tous les cœurs anime alors la chanson française. Elle a contribué pour sa part, et très effectivement, à constituer et à répandre la légende napoléonienne.
Emile Debraux, qui le connait aujourd'hui?, eut en ce temps par toute la France une renommée populaire et son ode à "la Colonne" obtint pendant plusieurs années un immense succès. Ce n'était pas qu'elle soit d'un style irréprochable, mais elle plut par sa sincérité, et l'on en a retenu les deux derniers vers:
Ah! qu'on est fier d'être Français
Quand on regarde la Colonne*!...
D'autres chansonniers d'alors, et Désaugiers par exemple, devinrent, comme on l'a dit "les historiographes des gloires de l'Empire". Béranger lui-même, que le régime impérial ne satisfaisait pas à tous égards, ne put être insensible pourtant à la beauté de cette épopée. Il la sentit surtout lorsque la Restauration, dont il avait la haine, lui donna l'occasion d'apprécier toute la grandeur de ces souvenirs prodigieux.
Béranger a traduit l'admiration du peuple pour Napoléon. Il a fait par la chanson ce que Raffet a fait par l'image. Ils ont imaginé un Napoléon simple, familier, libéral et égalitaire, aimant le peuple et haïssant les rois, tutoyant les soldats, parcourant les bivouacs et goûtant à la soupe, félicitant les vieux briscards en leur tirant les moustaches et levant, en brave homme, les punitions encourues pour quelques frasques.
Tel l'évoque la célèbre chanson:
On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps.
L'humble toit dans cinquante ans
Ne connaîtra plus d'autre histoire.
.......................................................
Mes enfants, dans ce village,
Suivis de rois, il passa.
Voilà bien longtemps de ça:
Je venais d'entrer en ménage.
A pied grimpant le côteau
Où pour voir je m'étais mise,
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Il me dit: "Bonjour, ma chère.
- Il vous a parlé, grand mère!
Il vous a parlé!"*
Napoléonienne par opposition aux Bourbons, la chanson de Béranger est en même temps libérale. C'est l'esprit de conquête qu'elle raille dans les fameux couplets du Roi d'Yvetot.
Il était un roi d'Yvetot
Peu connu dans l'histoire,
Se levant tard, se couchant tôt,
Dormant fort bien sans gloire,
Et couronné par Jeanneton
D'un simple bonnet de coton...
Dit-on.
Oh! oh! oh! oh! Ah! ah! ah! ah!
Quel bon petit roi c'était là!
La, la.*
Il s'en faut d'ailleurs que la chanson de Béranger ait toujours une portée politique. Maintes fois le chansonnier s'est plu à célébrer la bonne humeur, l'insouciance en des vers restés fameux et dans des types devenus populaires. Tel par exemple Roger Bontemps:
Vivre obscur à sa guise,
Narguer les mécontents,
Eh! gai! c'est la devise
Du gros Roger Bontemps...*
ou encore ce "Petit Homme Gris", proche parent de Roger Bontemps:
Il est un petit homme,
Tout habillé de gris,
Dans Paris,
Joufflu comme une pomme
Qui sans un sou comptant
Vit content...*
La chanson dans la rue.
Suivant ses habitudes, la chanson ne manqua pas d'accompagner les révolutionnaires de 48 dans leur tâche. Hyppolite Demanet compose "la nouvelle Carmagnole", Eugène Baillet son invective "au citoyen Guizot", le doux Pierre Dupont lui-même écrit un véhément "Chant des Ouvriers"*, et le "vieux républicanisme" s'exhale de son mieux en quelques strophes ardentes. L'anecdote suivante caractérise assez bien l'usage qu'on sut faire alors de la chanson, le caractère populaire qu'elle eut et l'influence qu'elle put prendre.
Il y avait à Paris un étudiant en médecine, du nom de Paul Avenel, qui eut son jour de célébrité. Il était membre du comité républicain des Ecoles. Il avait fait les barricades, collaboré à la prise des Tuileries. Un soir, au lendemain de la nomination du Gouvernement provisoire, il chante dans une réunion d'amis deux chansons qu'il venait de composer: "Le Vingt-quatre février ou le Maître et le Valet", le maître c'était, bien entendu, Louis-Philippe et le valet, monsieur Guizot, et "la liberté de l'Europe".
On décida de les imprimer et de les chanter dans les rues au profit des blessés des barricades. On se procure hâtivement des instruments de musique, violons, flûtes, tambours, tambours de basque, tout ce qu'on peut trouver. On chante dans les cours, dans les carrefours. Le peuple s'amasse, reprend en chœur les refrains, achète le texte et la musique, apprend les chansons et les répète; on fit trois jours de recette place Maubert.
Ce fut une des époques héroïques de la chanson française. Mais elle dura peu. Le second Empire ne se souciait pas de voir la politique libérale se répandre ainsi. C'est Nadaud qui est alors à la mode, son esprit charmant se joue sur des thèmes un peu futiles, sans beaucoup de caractère. Son chef-d'œuvre est la chanson des Deux gendarmes* où revient en refrain la réponse invariable du brave Pandore:
Deux gendarmes un beau dimanche
Chevauchaient le long d'un sentier.
L'un portait la sardine blanche,
L'autre le jaune baudrier.
Le premier dit d'un ton sonore:
" Le temps est beau pour la saison.
- Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, vous avez raison."
Mais en France la chanson ne meurt jamais. Si elle a sommeillé quelque temps, de nos jours elle s'est réveillée, avec un entrain singulier, une effronterie très particulière.
Moins respectueuse que jamais des grands de ce monde, elle ne se contente pas toujours d'être populaire et parfois se montre même plus populacière qu'il ne conviendrait... Mais nous sommes trop près pour la juger et d'ailleurs il faut toujours faire un choix.
Comme on a pu le voir dans cette rapide esquisse, la chanson française a subit le contrecoup de tout ce qui s'est passé de grave en France depuis le Moyen âge jusqu'à présent, depuis les Croisades jusqu'aux révolutions de 1830 et 1848. Elle a suivi toutes les évolutions de notre société. Elle a secondé l'effort de toutes les causes difficiles: elle s'est généralement tenue du côté de l'opposition. Elle est une forme de l'esprit frondeur qui s'attaque aux puissants; tandis qu'elle est satirique et violente contre ceux-là, les faibles l'ont toujours trouvée secourable. Jadis la chanson libre et passionnée a devancé la liberté de la presse: et comme la presse, si parfois elle s'est laissée entraînée plus loin qu'il n'eut fallu, elle a rendu de grands, d'immenses services.
Lectures pour Tous: 1900-1901
Nota de Célestin Mira:
* Filez la laine, chantée par Jean Réno dans le film "Les visiteurs" reflète l'ambiance de l'époque.
L'amour de moy est extraite du manuscrit de Bayeux, contenant 103 chansons, conservé à la Bibliothèque nationale de France.
* Chanson des harengères:
Six vendeuses de poisson, (bis).
Ont composé la Chanson, (bis).
Des Barricades dernières,
Comme ensemble elles buvaient, (bis).
L’une à l’autre se disaient, (bis).
Parlons un peu des affaires,
Une vendeuse de sel, (bis).
Dit que Monsieur de Broussel, (bis)
Nous était fort nécessaire,
Ont composé la Chanson, (bis).
Des Barricades dernières,
L’une à l’autre se disaient, (bis).
Parlons un peu des affaires,
Une vendeuse de sel, (bis).
Dit que Monsieur de Broussel, (bis)
Nous était fort nécessaire,
* Chanson d'un garçon qui boit de réjouissance sur la fuite des Monopoleurs:
Je dépite, je dépite,
Qu’aucun boive plus que moi,
Les Maltôtiers sont en fuite,
J’en suis joyeux & j’en bois.
[…] Crions vite, crions vite,
Le Roi, et le Parlement,
A celle-fin qu’ils nous prive[nt]
De notre peine & tourment.
[…] Quoi qu’on die, quoi qu’on die,
De tout ce bruit-là qui court,
Je ferai pourtant la vie,
A ces bruits faisant le sourd.
[…] On travaille, on travaille,
A nos maux diminuer
C’est pourquoi je fais gogaille
Et j’y veux continuer.
Du Commerce, du Commerce,
Je ne veux point me mêler
Quand un tonneau est en perce,
J’aime bien mieux grenouiller [=boire abondamment, s’enivrer].
[…] Il faut boire, il faut boire,
A la santé de Broussel,
Et l’avoir dans la mémoire,
Car il est béni du Ciel.
Qu’aucun boive plus que moi,
Les Maltôtiers sont en fuite,
J’en suis joyeux & j’en bois.
[…] Crions vite, crions vite,
Le Roi, et le Parlement,
A celle-fin qu’ils nous prive[nt]
De notre peine & tourment.
[…] Quoi qu’on die, quoi qu’on die,
De tout ce bruit-là qui court,
Je ferai pourtant la vie,
A ces bruits faisant le sourd.
[…] On travaille, on travaille,
A nos maux diminuer
C’est pourquoi je fais gogaille
Et j’y veux continuer.
Du Commerce, du Commerce,
Je ne veux point me mêler
Quand un tonneau est en perce,
J’aime bien mieux grenouiller [=boire abondamment, s’enivrer].
[…] Il faut boire, il faut boire,
A la santé de Broussel,
Et l’avoir dans la mémoire,
Car il est béni du Ciel.
* Chanson sur la délivrance de M. de Broussel:
On précise, dans cette chanson:
M. de Broussel
Nous était fort nécessaire.
avant de reprendre une invite à chanter en chœur:
Crions tous de vive voix, (bis).
Vive Louis notre Roi, (bis).
Aussi Monseigneur son Frère,
Lère-la, &c.
Puis crions pareillement, (bis).
Vive Notre Parlement, (bis).
Qui sont Nosseigneurs & Pères
Lère-la, lère l’en lère,
Lère-la, lère l’en la
Vive Louis notre Roi, (bis).
Aussi Monseigneur son Frère,
Lère-la, &c.
Puis crions pareillement, (bis).
Vive Notre Parlement, (bis).
Qui sont Nosseigneurs & Pères
Lère-la, lère l’en lère,
Lère-la, lère l’en la
* Supplication à M. le Prince de quitter le parti Mazariniste:
Prince gardez que votre haine
Ne vous fasse beaucoup de peine,
Sans fruit & sans satisfaction,
Si vous jouez de votre reste
Dieu qui sait votre intention
Vous là [la] rendra toute funeste.
Quel abus a séduit cette âme,
Qu’on voit jadis dans les alarmes
Cueillir tant d’illustres Lauriers
Faut-il que pour une s’ensue [sangsue]
Le plus vaillant de nos guerriers
En voulant nous tuer se tue.
Quittez la cause Mazarine
Prince de peur que sa ruine
Ne vous fasse tomber aussi,
Venez vous joindre à votre frère
Le sang du Grand Montmorency
Ne vous fasse beaucoup de peine,
Sans fruit & sans satisfaction,
Si vous jouez de votre reste
Dieu qui sait votre intention
Vous là [la] rendra toute funeste.
Quel abus a séduit cette âme,
Qu’on voit jadis dans les alarmes
Cueillir tant d’illustres Lauriers
Faut-il que pour une s’ensue [sangsue]
Le plus vaillant de nos guerriers
En voulant nous tuer se tue.
Quittez la cause Mazarine
Prince de peur que sa ruine
Ne vous fasse tomber aussi,
Venez vous joindre à votre frère
Le sang du Grand Montmorency
Fait que tout Paris vous révère.
* J'ai du bon tabac: chanson attribuée à l'abbé de l'Atteignant.
* Jean-François Panard dit Pannard est un poète et dramaturge.
* Le Chant du 14 juillet:
* Le Chant du Départ:
* Madame Véto, la Carmagnole:
* Ah! ça ira:
* La marseillaise:
* Le Chansonnier des grâces:
* Album d'Apollon:
* Veillons au salut de l'Empire:
* Partant pour la Syrie:
* La Colonne: il s'agit de la colonne Vendôme. Cette chanson est oubliée, par contre Emile Debraux a aussi composé, entre autres, "Fanfan la Tulipe" qui reste connue de nos jours.
* Les souvenirs du peuple de Béranger:
* Roger Bontemps de Béranger:
* Le petit homme gris de Béranger:
* Le Chant des ouvriers de Pierre Dupont. Pierre Dupont est surtout connu pour avoir écrit "J'ai deux grands bœufs dans mon étable".
* Chanson des "Deux gendarmes" de Nadaud interprété par Paulus en 1908:
* La casquette du père Bugeaud:
* Au claire de la Lune:
Premier enregistrement 1860:
De nos jours:
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