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dimanche 3 mai 2020

Un décor.

Un décor.

Par quelle magie surgissent, dans la mémoire, à certaines heures précises, les paysages où nous ramènent une impérieuse pensée? Comment et pourquoi notre rêve ne veut-il s'épanouir que sous des cieux choisis, au milieu de choses aimées et connues? J'ai subi le mystère de ces évocations sans en avoir jamais pénétré le secret. Il est sans doute dans une intimité plus profonde que nous le supposons entre ce qui vient de notre âme et ce qui vient de la nature. Longtemps avant la mort, nous sommes mêlés, vivants, à celle-ci, notre sang n'étant, après tout, qu'une de nos sèves et notre esprit une fleur invisible qui grandit, s'ouvre et se flétrit comme les autres fleurs.
Quoi qu'il soit de ce pouvoir étrange qui nous impose certains spectacles comme nécessaires et formant le seul horizon logique à notre pensée, je n'en ai jamais repoussé la fatalité poétique et douce; j'ai gagné à cette soumission devant l'inconnu de revivre des heures anciennes de ma vie avec une intensité qui les doublait vraiment. Que de fois mes anciennes amours sont revenues s'asseoir à mon côté et se sont réveillées ainsi dans mon oreille:

Les voix chères qui se sont tues!

comme a si bien dit un poète de ce temps! Un moment, un hasard suffit quelquefois à ces retours vers les passés pleins de sourires et de larmes; moins que cela, une image indifférente, un fait absolument impersonnel. Comme ces amorces de feu, errant dans la nuit des fêtes populaires, et autour desquelles se dessinent tout à coup les lumières savamment ordonnées des pièces d'artifice, gerbes d'étincelles, fantastique floraison de flammes multicolores, ces riens sont le point de départ de merveilles imaginatives, dont le cerveau tout entier rayonne, soudain constellé des clartés vibrantes du souvenir.
Je vous jure que je ne les connaissais pas. Mais ils marchaient l'épaule serrée contre l'épaule, en gens qui s'aiment et sentent, tout le long des bras enlacés, le frisson du bonheur d'être ensemble. Étaient-ils très jeunes? Étaient-ils très beaux? Je ne pouvais distinguer leur visage dans l'obscurité vague, dans la lueur diffuse où clignotaient les yeux tremblotants du gaz. Mais ils s'aimaient certainement, et leurs bouches se seraient cherchées, n'était la foule inepte, la rumeur citadine qui remplissait la rue où ils passaient. Oui, une rue bruyante, parcourue de voitures, avec des cris d'enfants aux fenêtres et des appels de chiens sur le trottoir. Vous avez connu certainement ce supplice d'avoir tout près de soi l'être dont une caresse vous ferez mourir de joie, et de comprimer, à s'étouffer soi-même, les étreintes dont on voudrait l'envelopper, tout cela par un respect banal du passant méprisable et de l'inconnu qui vous frôle sans se douter seulement que vous portez le ciel dans votre cœur. Heureux les bergers des idylles virgiliennes, qui connaissaient les bosquets profonds et les grottes fraîches où les lèvres s'unissent et où tout chante le silence autour des musiques divines du baiser!
Où allaient-ils? Ils cherchaient, sans doute, quelque square où un semblant d'arbre offre un semblant de retraite aux amoureux dans le commérage des habitués. Mais il était onze heures, et les squares sont fermés à cette heure. Ils allaient donc, maraudeurs de l'amour sans doute que traque la colère des parents ou la rancune des rivaux, continuer à errer, poursuivis par le bruit de la circulation, sur le pavé ébranlé par le lourd passages des omnibus annoncés par de loin par deux grands yeux verts ou rouges, immobiles et flambants.
Cependant, au-dessus d'eux, la nuit était superbe, une de ces nuits parisiennes dont la fraîcheur lentement tamisée s'arrête aux balcons des maisons sans jamais descendre vraiment jusqu'aux promeneurs qui, dans la tiédeur obstinée et fade de l'air, devinent, par delà les remparts, les brises toutes pleines de fleurs et le frémissement du fleuve qui semble emporter les étoiles.
C'est alors qu'une immense pitié me venant de ces exilés, ou, mieux de ces captifs que je voyais se serrer plus fort l'un contre l'autre, plus malheureux de la contrainte où les enfermait ce va-et-vient des allants et venants, ne leur permettaient guère que de petites embrassades à la dérobée; c'est alors que surgit dans mon esprit, le décor où j'aurais voulu, poète hospitalier, voir s'épanouir leur tendresse. Non pas un paysage pyrénéen ou quelque plage lointaine où la vague nocturne pleure délicieusement, ou quelque lac de Suisse endormi entre les bras pesants des montagnes. Non! c'est tout près de Paris que je les appelais, dans un coin de banlieue presque où s'esjouit hebdomadairement la badauderie dominicale sans en connaître les ressources, quand le soir en est venu chasser les oisifs.
Vous connaissez certainement le rond-point de verdure où vient mourir la cascade artificielle de Saint-Cloud*? c'est au bout de la grande avenue où se passe la fête* et où viennent se greffer transversalement d'admirables quinconces de tilleuls. Le bois ne commence que plus loin, le bois plein de petites montées délicieuses, tout en pente jusqu'à la Seine, vraie cascade aussi de verdure épaisse et foisonnante. Mais, où je veux dire, c'est plat et très découvert, avec les escaliers de pierre en face, qu'interrompent les vasques assouvies des bassins, jusqu'au couronnement monumentale qui domine et où les tritons s'essoufflent, enflant leurs joues vides, tandis que des chiens chimériques exhalent, sans se lasser, un silencieux aboiement, composition somptueuse et d'une majesté rassise*, faisant songer à la fois aux solennités de Versailles et aux Fêtes galantes de Paul Verlaine, site où se rencontrent certainement, les nuits où se promènent les âmes, l'ombre de Lenôtre et l'ombre de Vatteau.
Dans le beau silence d'une nuit lunaire comme les dernières nuits de cet été, je ne sais rien de plus admirable que ce point de vue et j'y convie les amoureux fervents, me rappelant, moi-même, les adorations lointaines qu'exhala, devant ce mirage des gloires d'antan, ma jeunesse évanouie. Tout y concoure au recueillement mélancolique qui, pour tous ceux qui ont vraiment vécu, est au fond de l'amour. Ces grandes masses d'ombre qui l'enserre comme un amphithéâtre et semblent déjà la menace des oublis à venir, des oublis où meurent toutes nos joies. Puis ce grand rayonnement qui se brise en filets argentés sur l'eau peu profonde où semblent courir des serpents. Le calme suranné de ces groupes de marbres où s'enlacent des dieux et des mortelles, le charme sublime et rococo tout ensemble des choses d'un art disparu. Tout dit là d'anciennes amours, et j'y crois entendre cette strophe divine d'une chanson trop peu connue du vieux La Fontaine:

Non, sans l'amour, tant d'objets ravissants,
Bosquets fleuris et jardins, et fontaines,
N'ont pas d'attraits qui ne soient languissants,
Et leurs plaisirs sont moins doux que nos peines.
- Des jeunes cœurs, c'est le suprême bien.
Aimez! Aimez! Tout le reste n'est rien!

La chanson divine, n'est-ce pas, et dont le refrain est vraiment le secret de la vie toute entière!
Aussi, devant ces amoureux perdus dans le bruit de la grande ville, je revoyais ce paysage exquis où m'ont longtemps rappelé de chers pèlerinages. Et, ressuscitant, dans ma mémoire, les tranquilles splendeurs éclairées par une nuit parente, je murmurai moi-même le dernier vers du vieux poète.

Aimez! Aimez! Tout le reste n'est rien!

                                                                                                            Armand Sylvestre.

La Vie populaire, dimanche 29 novembre 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Cascades de Saint-Cloud:



* La fête dans le parc de Saint-Cloud:





Saint-Cloud: triton et chien:




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