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samedi 23 mai 2020

La fable de la papesse.

La fable de la papesse.


I

C'est à l'incitation de plusieurs de nos correspondants, hâtons-nous de le dire pour justifier le choix du sujet, que nous abordons ce problème d'histoire.
Une femme, du nom de Jeanne, s'est-elle assise sur le trône de Saint-Pierre?
Comment la légende, si légende il y a, a-t-elle pu jouir d'un si durable crédit?
Cette légende qui ne la connait? la voici, en tout cas, dans ses lignes essentielles.
Le pape Léon IV étant mort en 855, après avoir occupé le siège pontifical pendant huit années, il fut procédé, selon les usages du temps, à son remplacement.
Il y avait alors, dans la Ville Éternelle, un étranger, qu'on disait natif de Mayence, bien qu'issu d'une famille anglaise, et dont tout le monde vantait l'éloquence et le savoir en théologie.
Cet étranger était, en réalité, une femme qui, dès l'âge de 12 ans, avait adopté le vêtement masculin et était allée, disait-on, faire ses premières études à Athènes, d'où elle était partie pour Rome.
Sa réputation y avait rapidement grandi et quand les cardinaux eurent à faire choix d'un souverain pontife, c'est sur l'étrangère qu'il se porta.
Élevée à la dignité papale, sous le nom de Jean VIII, cette femme gouverna l'Eglise pendant treize mois environ, sans soulever de protestation.
Mais Satan veillait dans l'ombre (1); prise de ... sympathie pour "un sien valet de chambre", elle devint " enceinte de son faict"; et, ajoute le chroniqueur (2), "ainsi qu'elle alloit à l'Eglise sainct Jehan de Latran, entre le théâtre du Collosse (Colisée) et l'Eglise sainct Clément, elle fut pressée de la douleur naturelle des femmes grosses, et en enfantant, trépassa."
La mère avait succombé à l'effroi et à la honte; le nouveau-né subit le contre-coup de son infortune.

Accouchement de la papesse Jeanne.

(1) Almaric d'Augier, prieur de l'ordre des Augustins, écrivait en 1362, que "Jeanne" avait enseigné à Rome pendant trois ans, et qu'élevée au pontificat, elle vécut quelque temps honnêtement; enfin, "cédant à l'influence d'une nourriture trop délicate, elle se laissa aller aux tentation du diable (sic) et tomba, ayant pour complice un des gens de sa maison."
(2) Annales d'Aquitaine, par Bouchet.

II

D'aucuns disent que la papesse survécut à sa mésaventure et qu'elle finit ses jours dans la prison où on, l'avait enfermée.
Boccace, pour sa part, ne semble pas en douter un instant et, à son ordinaire, il exprime son opinion en termes qui ne laisse point de place à l'équivoque.
Après avoir répété, après beaucoup d'autres, que la future papesse était Allemande, il ajoute qu'elle avait étudié en Angleterre, "avec un jeune escollier son mignon", puis qu'elle était partie pour Rome, "où elle se rendit admirable, tant par son sçavoir qu'à raison de sa bonne vie, de sorte qu'après la mort de Léon IV, elle fut créée pape.
Mais Dieu ayant pris en pitié son peuple, ne devait pas souffrir plus longtemps qu'il fût trompé, et il enjoignit à l'esprit malin de la pousser à "paillarder".
"Elle n'eut pas faute de commodité, poursuit le spirituel narrateur, de sorte qu'après elle devint enceinte... Mais celle qui avoit enchanté les yeux de tout le monde perdit le sens et ne sceut cacher son accouchement, car n'ayant loisir d'appeler une sage-femme, elle eut son enfant, célébrant son divin service."*
Cette variante apparaît, croyons-nous, pour la première fois; nous la relevons simplement au passage.
Le récit de l'auteur du Décaméron se termine ainsi; " Et parce qu'elle avoit ainsi trompé le monde, la misérable, fondant en larmes, fut envoyée en une prison obscure par le commandement des pères."
La fable n'est déjà plus réduite aux proportions modestes du début: elle s'est enrichie de quelques particularités; d'âge en âge, elle grossira, au point de devenir presque méconnaissable.
Nul n'avait parlé jusqu'alors de celui qui aurait été l'"initiateur" de la jeune vierge tudesque. Boccace affirme, avec une assurance sans réplique, que c'était un étudiant.
Tandis que d'autres la font voyager en Grèce, l'auteur du Décaméron imagine qu'elle file, dans le même moment, le parfait amour, sous le ciel brumeux de Londres.
Mais si renseigné qu'on veuille paraître, il se trouve toujours quelqu'un pour renchérir sur sur le produit de votre imagination.
Un Allemand, qui écrivait au XIVe, avance une circonstance nouvelle: l'amant de Jeanne, celui avec qui elle a "fauté", n'est plus un valet de chambre, une papesse se commettre avec gens de cette sorte! mais avec un cardinal (1): cela devenait plus acceptable.
Comment une femme avait-elle pu réussir à donner si longtemps le change sur son véritable sexe? Les exemples (2) ne sont point rares d'hommes qui se sont déguisés en femmes, sans que leur entourage même l'ait pu soupçonner; mais, dans le cas qui nous occupe, on a donné un plaisant argument pour expliquer cette supercherie: c'est, a-t-on dit, que les Italiens se faisant communément raser, il devenait facile de passer pour une femme.

(1) Du Haillan, dans son Histoire de France, dédiée à Henri III (Paris, 1577), dit que la papesse s'appelait Gilberte, que son amant  était "moyne en l'abbaye de Fulden"; que "l'empereur Louis, deuxième de ce nom, prit le sceptre et la couronne de sa main, avec quoy la bénédiction du sainct père..."; qu'elle devint enceinte du fait du sieur chapelain cardinal..."
(2) Nous n'en citerons que deux, se rapportant à des personnages historiques connus: celui de l'abbé de Choisy*, qui a fait lui-même le récit des étranges aventures qui lui arrivèrent sous son travestissement, et celui de la chevalière ou plutôt du chevalier d’Éon*, dont le sexe ne fut reconnu qu'à la mort.

III

A mesure qu'on s'éloigne de l'événement, les détails s'en précisent davantage: ce phénomène d'optique historique nous est familier.
Le récit devient d'autant plus circonstancié que, la passion religieuse aidant, les adversaires de l'Eglise s'en font une arme contre elle.
Sous la Réforme, les pamphlets se multiplient, et les polémistes, du camps protestant, ne se font pas faute d'exploiter une légende qui sert si bien leurs desseins. La papesse n'est désignée qu'avec les qualificatifs obligés de "la grande paillarde romaine", "la prostituée de Babylone", et autres aménités.
Les poètes, se mettant de la partie, composent force épigrammes et pasquils. Mais chose plus incroyable, certains auteurs catholiques ajoutent foi à l'existence de "Jeanne la papesse", qui fit un si "grand esclandre à la papalité" (1). Un évêque la nomme Agnès, peu importe le nom, puisqu'il s'agit bien du même personnage, "qui fut pape plus de deux ans et, s'étant laissée engrossir, accoucha en public." (2)
Au XVIIe siècle, la lutte se poursuit entre Genève et Rome: partisans et adversaires désarment moins que jamais. Les écrivains catholiques sont à peu près unanimes à s'élever avec indignation contre ce qu'ils estiment être une fable imaginaire.
Un ministre de la religion réformée leur prête un secours inattendu: Daniel Blondel (3) développe les motifs de sa conviction, dans un volume compendieux, au grand scandale de ses coreligionnaires.
Un autre protestant (4) entre en lice et entasse arguments sur arguments, qu'il oppose aux arguments de ses adversaires.

(1) Jean Le Maire, Traité de la différence des schismes et des conciles (Lyon, 1511 et Paris 1513.)
(2) Onus ecclesiœ, par l'évêque de Chiamsée (cité par Brunet, La papesse Jeanne.)
(3) Familier esclaircissement; Amsterdam, 1649.
(4) Lenfant, Histoire de la papesse Jeanne, tirée de la dissertation de M. Spanheim; La Haye, 1726, 2v. in-12.


IV

De tous ces témoignages contradictoires, qu'il serait aisé de multiplier, quelle conclusion dégager?
Il est notoire que la légende de la papesse Jeanne a été regardée, à une certaine époque, comme parfaitement authentique (1); il est remarquable de rencontrer, dans une publication ayant un caractère officiel, et remontant, il est vrai, à la fin du XIVe siècle, mention du fait lui-même, qu'on ne semblait pas, à Rome, mettre en doute.
Doit-on induire que l'existence de la papesse est hors de contexte? Nous ne le croyons pas et nous ne sommes pas davantage convaincu par les nombreuses images qu'on a donné de l'héroïne et les gravures, toutes apocryphe qui n'ont d'autre intérêt que celui de la curiosité.
Ce qui nous convaincrait, plus encore, de la non existence du fait, c'est que plus de deux siècles s'écoulent entre le moment où il se serait passé et celui où il est pour la première fois signalé. Comment expliquer un silence aussi prolongé?
En 1267, en apparaît la mention initiale; puis l'anecdote prend corps, s'embellit et se déforme: c'est un tissu de contradictions et d'invraisemblances.
On épilogue sur la durée des pontificats; on remanie la chronologie des papes, pour donner à la fiction une apparence de réalité; au moment où l'on veut qu'une femme se soit assise sur le trône, on le trouve déjà occupé.
La durée de son règne est également des plus variables, dans les divers écrits qui lui sont consacrés: raison de plus de nous tenir en défiance.
On a observé, en outre,  qu'il est pour le moins singulier qu'aucune bulle, aucun acte, portant le nom du prétendu Jean VIII, ne nous soit parvenu.
Cette objection ne nous arrêtera pas, car il est par trop commode de la réfuter: on n'en est plus à compter les documents que la raison d'Etat a fait anéantir; les archives du Vatican sont des oubliettes qui recèlent sans doute bien d'autres mystères!

(1) V. Brunet, op cit., p.188.

V

Nous avons d'autres moyens de démontrer l'impossibilité matérielle de la légende.
Comment admettre qu'une femme, jeune encore et pourvue d'attraits, puisqu'elle a été séduite et qu'il en est résulté une grossesse, n'aient éveillé aucun soupçon dans une cour où ne pénétraient que des hommes? Par quel prodige serait-elle parvenue à dissimuler son sexe aux yeux de tout son entourage?
Au IXe siècle, "quelle femme hardie aurait été séduite par une papauté toute barbare, par une cour de cardinaux en armes et d'évêques, qui ne songeaient guère à remplacer par des mitres brodées leur casque d'acier? " (1).
Les papes avaient, dès cette époque, introduit à leur cour la rigoureuse étiquette de la cour de Byzance; ils étaient entourés d'officiers qui ne les quittaient pas un instant, qui assistaient à leur lever et à leur coucher, qui étaient témoins des actes les plus intimes de leur vie.
Encore la papesse pouvait-elle avoir un complice dans le serviteur qui l'approchait de plus près. Mais, une fois la faute commise, n'aurait-elle pas tout fait pour en prévenir les suites, plutôt que de s'exposer coram populo, avec les marques indéniables de sa défaillance?
Enfin il est sans exemple qu'on ait élevé au pontificat, avant l'avènement  de la fabuleuse Jeanne, un inconnu, un intrus, venant on ne savait d'où: on a toujours choisi le successeur de saint Pierre parmi les cardinaux ou les hauts dignitaires de l'Eglise.

(1) Jean de Bonnefon (article du Journal.)

VI

Si les écrivains ne sont pas d'accord sur l'existence de la papesse, les artistes ont bien peu différé sur la façon dont elle a révélé ce qu'elle avait réussi jusqu'alors à dérober à tous les yeux.

La papesse Jeanne accouchant, détail.
(Gravure ajoutée au texte original)

Une gravure nous montre Jeanne accouchant, entourée de seulement quelques personnages, dont l'un, qui peut être un homme de l'art, semble lui prendre le pouls.
Une autre, non moins fantaisiste, représente la papesse qu'on vient d'asseoir à terre, après l'avoir descendue de cheval, que tient par la bride l'un de ses valets. Ce cheval, au dire des commentateurs qui ont voulu paraître mieux informés que leurs prédécesseurs, n'était qu'un mule, dont les secousses avaient hâté l'expulsion du produit de la conception. Cet animal, entre tous pacifique, n'est pas coutumier de pareils exploits.
Rien qu'à considérer les costumes dont sont revêtus ceux qui figurent dans ces effigies, issues d'une même conception, et qui diffèrent seulement par l'exécution, on se rend rapidement compte qu'ils n'ont aucun caractère d'authenticité.
Mais, a-t-on prétendu, un monument a été élevé à l'endroit même où expira la papesse, et ce monument nous a légué les traits de l'infortunée jeune femme, tenant son enfant dans ses bras?
Les monuments ont consacré bien d'autres erreurs: la fameuse chapelle de Guillaume Tell, sur le lac de Lucerne, n'a jamais été, que nous sachions, une preuve décisive de l'existence du héros cher aux Suisses.

VII

Les contes les plus étranges, les fables les plus absurdes reposent cependant sur un fond de vérité. Celle que nous discutons viendrait-elle, comme on (1) l'a très gratuitement supposé, "de la vie immonde de Jean XII qui, élevé au pontificat, quoique fort jeune encore, grâce à la puissance de son père, eut un grand nombre de concubines?..." Une de ces concubines, nommée Jeanne, qui exerçait sur le pontife une très grande autorité, aurait été surnommée, en raison de cette influence, la "papesse"; et ce mot, recueilli par des écrivains ignorants, amplifié avec le temps, aurait donné l'histoire qui circule encore.
Un autre auteur, pour donner plus de couleur au récit que nous venons d'exposer dans toute sa sécheresse, conte que l'amour du pontife Jean pour une de ses favorites était tel, qu'il lui donna des villes entières; qu'il dépouilla l'église de Saint-Pierre de croix et de calices d'or pour lui en faire cadeau; et que, devenue enceinte, elle mourut en couches.
Avec le temps, les modifications seront survenues, qui auront peu à peu altéré la tradition première, et, à la longue, l'auront complètement dénaturée.


(1) Onuphrius Pannonius, dans ses notes sur Platine (Brunet, op. cit.)



VIII

Nous avons réservé, pour l'étudier à part, avec les développements que comporte cette discussion, l'argument capital, aux yeux de ceux qui tiennent pour la réalité de l'histoire que nous mettons au rang des légendes. C'est, a-t-on écrit, depuis le scandale de l'accouchement sur la place publique, qu'on a décrété que le sexe du nouveau pontife serait l'objet d'une minutieuse vérification.
A la fin du XVe siècle, on disait, sous forme proverbiale:


Nul ne pouvait jouir des saintes clefs de Rome,
Sans montrer qu'il avait les marques de vray homme.

Le latin nous permettra d'être plus explicite:
"Pontificem pronunciatam insidere jubent sedili foramen habenti, ut testes ex eo pendentes aliquis, cui hoc numeris injunctum est, tangat,  qui appareat, pontificem virum esse... Quapropter ne decipiatur iterum sed remcogoscant, neque ambigans, pontificis creati virilia tangunt. Et is qui tangit acclamat: Tuos nobis dominus est."(1)
Un prêtre vénitien, qui a écrit une Vie des Papes (2), s'exprime plus clairement encore:
"Et ad evitendos similes errores, statum fuit nequis de cætero in beati Petri collocaretur sede, priusquam per perforatum sedem futuri pontificis genitalia ab ultimo diacono cardinale attrectarentur."
On prête à Benoit XIII ce propos, qu'il aurait tenu devant les membres du conclave où il fut élu: Se volete un buon coglione, pigliate mi... mais ce n'est là qu'une plaisanterie graveleuse (3), et rien de plus.
Les textes qui précèdent ont-ils un fondement plus sérieux? Est-il vrai, en un mot, qu'on fit asseoir, sans haut-de-chausses, sur un fauteuil sans fond, le Pontife frais sorti du Conclave, et qu'un prélat, se glissant à quatre pattes, fut chargé de s'assurer de la virilité de l'élu?
Pour se renseigner sur ce qui se passait lors de l'élection d'un pape, consultons le Cérémonial romain (4) et nous y lirons ce qui suit:
Lorsque l'élection avait été proclamée au Vatican, le pape se rendait à l'église de Latran.
Il était suivi d'un cortège nombreux et monté sur un cheval blanc.
Sur sa route, il rencontrait les Juifs, établis à Rome, qui lui présentait un exemplaire en hébreu de la loi de Moïse, en le priant de le reconnaître.
Le pape répondait que les Chrétiens respectaient la loi de Moïse, mais qu'elle avait été remplacée par l'Evangile, et qu'il ne fallait pas s'obstiner à attendre le Messie qui était déjà venu. Il leur permettait d'ailleurs de séjourner à Rome et d'y vivre sous l'empire de leurs lois.
A son arrivée à l'église, le nouveau pontife était reçu par les chanoines. On l'introduisait sous le portique, et il s'asseyait sur une chaise de marbre, dite sella stercoraria*, qui était à gauche de la porte principale.
Les cardinaux chantaient alors le verset: Suscitat de pulvere egenum et de stercore erigit pauperem, ut sedent cum principibus et solum gloriæ teneat.
Le camerlingue présentait au pape une bourse de pièces de monnaie; le pape en prenait une poignée et la jetait au peuple, en répétant les paroles de Saint-Pierre:" Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne."
Précédé des chanoines et suivi des cardinaux qui chantaient le Te Deum, il entrait dans le chœur de l'église et il admettait les chanoines au baisement des pieds.
Il passait ensuite dans la chapelle de Saint-Sylvestre.
Devant la porte était deux chaises percées en porphyre. le pape s'asseyait sur l'une d'elles, et le prieur de Latran, mettant un genou en terre, lui présentait une férule, symbole du pouvoir de corriger et de gouverner,



Présentation de la férule.

et les clefs de la basilique et du palais, emblème de la puissance de fermer et d'ouvrir, de lier et de délier.
Le pontife se levait, en tenant la férule et les clefs, allait s'asseoir sur l'autre siège, rendait au prieur ce qu'il avait reçu, et jetait derechef de l'argent au peuple.
Passant alors sans le Sanctum sanctorum, il y faisait une prière à genou et tête nue; il retournait ensuite dans la chapelle Saint-Sylvestre, où il faisait des cadeaux à tout le clergé. Il donnait aux cardinaux deux ducats d'or et deux gros d'argent; ceux-ci les recevaient dans leur barette, en baisant la main du pontife. Il donnait aux évêques un ducat et un gros, que les prélats recevaient leur mitre.
Les ecclésiastiques d'un rang moins élevé recevaient un cadeau égal à celui des évêques, mais c'était dans leur main qu'il était déposé; et ils baisaient les pieds de sa Sainteté.
Après ces cérémonies, le Pape se retirait dans ses appartements, et d'ordinaire il y donnait un grand festin (5).
Il a donc bien existé une chaise dite "stercoraire", sur laquelle s'asseyait le nouveau pape: le fait paraît hors de conteste. De l'interprétation du texte liturgique, il ressort que, lors des cérémonies de l'intronisation, on faisait asseoir le pontife sur une chaise sans fond, afin qu'il sût et se souvint que, quelque fût la dignité à laquelle il était élevé, il n'était point  un dieu, mais qu'il restait un homme, soumis à toutes les nécessités de la nature humaine; pour ce motif, le siège sur lequel il s'asseyait était, très justement, appelé une chaise stercoraire.



(1) Laonicus Chalcocondylas, De rebus Turcicis; Parisiis, 1650, in f° p. 160.
(2) T.XVII de la collection Rerum Italicarum scriptores.
(3) La cérémonie de la chaise, tournée déjà en ridicule par Panonius, l'est plus vivement, cent ans plus tard, par l'historien Jean Crespin dans son Estat de l'Eglise dès le temps des apôtres jusqu'à 1560 (Paris, 1564, in-8°, p. 242.)
(4) Cf Nova collectio scriptorum ac monumentorure, de Hoffmann; Leipzig, 1722, in-4°, et Lectionum memorambilium et reconditarum centenariæ XVI, par J. Wolfius; francofurti, 1671, 2 v. in f°.
(5) Brunet, op.cit.


IX

Mabillon, le célèbre bénédictin, rapporte qu'il vit, en 1686, dans le cloître de l'église de Latran, la fameuse chaise stercoraire, reléguée là, avec d'autres vieux meubles.
Le président de Brosses, visitant l'Italie, ne pouvait manquer de faire allusion à la chaise papale, et il rappelle l'opinion de Mabillon, qu'il partage sans réserves.
"On a dit, écrit-il de Milan, que l'usage où l'on était autrefois de faire asseoir le pape nouvellement élu sur la chaise percée de porphyre, qui est au cloître de Latran, avait été introduit à dessein de s'assurer que l'on n'était pas tombé dans l'inconvénient de choisir pour pape une femme. 



Mais ce ne peut en avoir été la cause, puisque, selon la remarque de Mabillon, cette cérémonie se pratiquait plus d'un siècle avant que Martin Polonus ne commençât à faire mention de la papesse.
On y faisait asseoir le nouveau pape pour faire allusion à ces paroles du Psaume: De stercore erigens pauperem.
On la prenait alors pour une chaise stercoraire, quoiqu'elle ne soit qu'une chaise de bains, ouverte par devant pour la commodité de ceux qui se lavent."
Lorsque de Brosses écrira de Rome même et parlera de Saint-Jean-de-Latran (lettre 49), il ne manquera pas de revenir sur le sujet:
"... Et dans le cloître voisin, les chaises de porphyre, ouverte par devant à l'usage du bain, sorte de bidets à l'antique, où l'on faisait ci-devant asseoir le pape élu, pour faire allusion au passage du psaume: De stercore erigens pauperem, et non pas pour aller indiscrètement manier sa sainte virilité."*
De toute la légende, il n'y aurait donc de véritable que la chaise stercoraire, chaise assez analogue aux chaises balnéaires dont faisaient usage les anciens Romains.
On connait deux de ces sièges, enlevés probablement aux thermes de Caracalla, où ils avaient servi aux baigneurs, usage en vue duquel ils étaient perforés, en leur milieu, d'un orifice, par lequel s'écoulait l'eau.
Ces sièges avaient été placés, en 1191 (postérieurement, par conséquent, à l'existence supposée de la papesse Jeanne), à l'intronisation de Célestin III, devant l'entrée de la chapelle Saint-Sylvestre. Au XVIe siècle, ils ne servaient déjà plus à cet usage, et à la fin du XVIIIe , ils furent relégués au musée du Vatican.
A la suite du traité de Valentino, les sièges balnéaires furent transportés au musée du Louvre, et, en 1815, un seul revint à Rome (1). 

(1) Revue médicale de Normandie, 1903, p. 395.

****

L'hypothèse que nous tenons pour la plus soutenable, n'a pas été admise, tant s'en faut, par tous ceux qu'a préoccupés cette question.
On s'est appuyé notamment sur ce passage d'un historien (1), lors de l'avènement au pontificat d'Alexandre VI:
" L'église de Saint-Jean était fermée, et les gens d'armes placés à la porte ne laissaient entrer que le pape et les prélats, et le seigneur Virgile Orsini était à la garde de la porte. Finalement, les cérémonies habituelles étant terminées dans le Sancto Sanctorum, e domisticamente toccatogli li testicoli (2), et la bénédiction étant donnée, le pape s'en retourna au palais."
En disant qu'il était interdit à quiconque, sauf aux prélats qui assistaient le pontife, de pénétrer dans le sanctuaire, le prétendu témoin oculaire avoue implicitement qu'il n'a rien vu, de ses propres yeux vu; son imagination aura suppléé à son défaut d'information.
Connaissant la forme du siège où le Pape était assis, et soupçonnant, d'autre part, que l'interdiction faite au peuple de s'approcher trop près devait cacher quelque mystère plus ou moins obscène, il eut tôt fait d'imaginer à quel genre de vérification devaient procéder les officiants, vérification rendue nécessaire par quelque erreur commise dans un lointain passé.
Cette erreur, c'était l'élection de la papesse, et voilà comment a pu s'édifier, de toutes pièces, une légende tout au plus digne de figurer dans un recueil de conteurs florentins.
                                                                                       

(1)  Corio, Patria historia; Milano, 1503, in-f° (réimpression de Milan, 1853-57, 3 v. in-8).
(2) De nos jours, nous fait connaître le Dr F. Bremond, parmi les empêchements canoniques qui rendent un homme inhabile à être promu aux ordres sacrés, on note l'absence de testicules. On peut s'en assurer en lisant la Théologie morale de l'abbé Martin, publiée en 1857.
Bonaventure des Périers a mis en scène une bonne femme qui parle ainsi à son évêque: "Monsieur, quand mon fils étoit petit, il cheut du hault d'une eschelle tant qu'il a fallu le chastrer, et sans cela, je l'eussions marié."
A quoi le prélat répond:
"Par foy! m'amie, il ne laissera pas d'estre prestre pour cela, avec dispense cela s'entend. Que pleust à Dieu que tous les prestres de mon diocèse n'en eussent non plus que luy!"


                                                                                                            Docteur Cabanès.
                                                                                     
 Les indiscrétions de l'histoire. Deuxième série, Albin Michel, Editeur 1903-1907  



* Nota de célestin Mira:
* Illustration des "Dames de renom" de Boccace.

Accouchement de Jeanne la papesse.

* L'abbé de Choisy:

François Timoléon de Choisy.

L'abbé de Choisy habillé en femme.

* Le chevalier d’Éon:

Le chevalier d’Éon, habillé en femme.

sella stercoraria:




* Vérification de la virilité d'Innocent X:



* Cérémonie de la chaise stercoraire, vu par Manara:

Après vérification  de la présence de la virilité papale, l'officiant s'écriait:
Duos habet et bene pendentes. (Elles sont deux et bien pendantes.)
L'assemblée répondait alors: Deo gratias! (Rendons grâce à Dieu.)

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