Revue de Paris.
Décidément la campagne a tort et la ville renaît au bruit de mille instrumens joyeux. Parmi les fêtes qui ont été données la semaine dernière, la plus brillante, sans contredit, était celle de la marquise de S... La marquise vient de faire décorer ses salons, qui n'avaient pas été renouvelés depuis deux ans. La splendeur du luxe et la magie des arts ont fait de son hôtel un véritable palais de fée. La réunion était aussi charmante que distinguée; on y voyait les plus jolies femmes et les hommes les plus considérables. Après le souper, les danses ont recommencé et se sont prolongées jusqu'au grand jour. C'est là une épreuve que les bals de printemps font subir aux danseuses. Au mois de mai, le soleil se lève avant que les lustres s'éteignent, et combien de ravages n'éclaire-t-il pas sur ces visages si éclatans et si frais la veille au soir, à la lueur flatteuse des bougies!
La semaine prochaine promet d'être encore plus brillante que la dernière. On parle de sept ou huit bals de premier ordre, dans le monde aristocratique et financier; sans compter pareil nombre de raouts et de concerts où il sera indispensable de se montrer. Les dandys et les merveilleuses ne savent plus où donner de la tête.
Mais où avons-nous la nôtre? Au lieu de la revue de Paris, c'est la revue de Londres que nous vous donnons. Sans y songer, nous avons tout simplement copié les premières lignes d'une lettre qui nous est adressée de Regent's street par notre ami Frédéric M..., ce jeune homme si répandu, qui, un jour de l'hiver passé, nous montra sur sa table vingt-huit invitations de bal pour la même soirée. Vers le commencement du mois, ne recevant plus que trois ou quatre invitations par semaine, Frédéric a déclaré que Paris était inhabitable, désert, sauvage; qu'on n'y rencontrait plus personne et qu'il n'y avait pas de moyen de tenir plus long-temps dans cette morne solitude.
Alors il a fait faire ses malles et préparer sa voiture de voyage. Avant de partir, il nous a montré son plan de campagne, savamment médité, combiné avec art pour ne rien perdre des agrémens de la belle saison, pour obtenir le meilleur emploi possible des nombreux beaux jours qui vont s'écouler d'ici au mois d'octobre, époque du retour.
Cet itinéraire pourra servir aux gens qui ne savent rien faire de leur temps, de leur argent et de leurs mois d'été. L'or, les loisirs et la bonne volonté ne suffisent pas pour s'amuser, il faut encore savoir comment s'y prendre; il faut savoir où se tiennent les plaisirs qu'on cherche, et connaître tous leurs caprices, toutes leurs fantaisies cosmopolites, afin de pouvoir les suivre et les atteindre partout où ils posent le pied.
Frédéric s'est d'abord dirigé vers Londres, où le printemps ramène le monde aristocratique. Les Anglais, qui pratiquent l'originalité de plusieurs manières, et quelque fois aux dépens de la raison, passent l'hiver à la campagne, au coin du feu, claquemurés dans leurs châteaux ou dans leurs cottages, et respirent avec délice la tiède haleine du charbon de terre; puis dès que le ciel est doux, dès que les arbres se couvrent de feuilles, que le rossignol chante et que l'herbe fleurit, ils s'empressent de retourner à la ville.
Mai et juin sont donc les deux beaux mois de Londres; mois de fêtes, de foule, d'opéra, de concerts, de bals, et Frédéric est allé retrouver là tout ce qu'il venait de perdre à Paris. Après avoir passé quatre ou cinq semaines en Angleterre, il partira pour Spa. On va de Londres à Spa en vingt-quatre heures; c'est une simple promenade: le paquebot vous transporte à Ostende ou à Anvers, puis le chemin de fer vous enlève jusqu'à Pepinster, où vous attendent des chevaux et des voitures qui vous mènent en quelques minutes à Spa. La saison promet d'être fort agréable dans cette résidence, il y aura spectacle de deux jours l'un, bal trois fois par semaine, au Salon, à la Redoute et au Waux-Hall; promenades, courses de chevaux et concerts dans lesquels se feront entendre M. et Mme Ronconi, M. Alexis Dupont, MM. Battu frères, et M. Achard du Palais-Royal. Quand il aura goûté tous les plaisirs de Spa, notre voyageur reprendra le convoi du chemin de fer, qui le conduira jusqu'à Cologne en traversant Aix-la-Chapelle. Il s'embarquera sur le Rhin et remontera ce fleuve majestueux, le beau livre de M. Victor Hugo à la main; il s'arrêtera à Bonn, à Coblentz, à Mayence; il passera une matinée à Ems et une soirée à Wiesbaden; il visitera à Francfort la crèche des Rothschild et la salle des empereurs; à Heidelberg, le vieux château et le tonneau gigantesque; il ne visitera rien à Darmstadt, à Rastadt et à Carlsruhe, tristes et froides villes qu'il se hâtera de quitter pour arriver plus vite à Bade.
A Bade, notre dandy passera tout le mois de juillet, c'est le moins qu'on puisse faire pour ce délicieux séjour. Là aussi, là encore, il retrouvera des fêtes, des bals, des concerts, charmant cortège de plaisirs qui ne se repose jamais et ne fait que changer de place: ici l'hiver, là-bas l'été. Les baigneurs, les joueurs, les flâneurs, les seigneurs et les dames de tous ces messieurs, se trouvent déjà réunis à Bade au nombre de deux ou trois cents. Par la suite, cela ne fera que croître et embellir. Les bals seront brillans comme à l'ordinaire; dans le programme des concerts sont inscrits Haumann, Deyschock, Thalberg, Listz, Rubini et Mlle Heinefetter, dont un récent procès a augmenté la célébrité.
Les premiers jours du mois d'août verront notre voyageur rentrer en France pour répondre aux pressantes invitations qu'il a reçues d'une foule de châtelains et de châtelaines. La liste des visites champêtres est le chapitre qui a coûté le plus de soins à l'auteur. Il lui a fallu concilier bien des intérêts; faire de minutieux calculs pour arriver à propos et partir à temps; combiner certaines rencontres dont le hasard doit avoir tout l'honneur et l'intrigue tout le profit. Ce n'est pas une petite affaire vraiment pour un jeune homme du monde que de composer sa villégiature, surtout lorsque ce jeune homme est aussi répandu que M. Frédéric M...
Dans sa lettre, notre fashionable correspondant nous donne les plus minutieux détails sur la chronique de Londres. Ce sont de petites histoires de lords et ladys qui doivent être assez intéressantes pour ceux qui connaissent les masques. Du reste, ces aventures reproduisent fidèlement ce qui se passe à Paris pendant l'hiver; tout s'y retrouve à peu près; on pourrait presque croire à une imitation préméditée et systématique. Par exemple, les nobles salons du West-End s'entretiennent d'un enlèvement de haute volée, qui s'est opéré tout récemment. Les deux fugitifs sont partis sur un superbe yacht pavoisé aux couleurs de la dame. Ils vont découvrir la Méditerranée et faire un pèlerinage à la Mecque.
Si vous êtes curieux des modes, messieurs, vous saurez qu'à Londres, en ce moment, les dandys portent des habits carrés, à très large taille et à collet très haut; des pantalons étroits et courts, de grands gilets, des bottes pointues, des gants blancs et des chapeaux gris à petits bords. Vous pouvez avoir toute confiance en ces importans détails, car notre correspondant est beaucoup plus compétent sur ces matières que ne l'est M. Jay sur l'article de la poésie dramatique.
Habile observateur, Frédéric M... étudie les bons modèles; il nous donne le costume exact que portait samedi dernier à Hyde-Park le roi de la mode, le lion de la saison, l'heureux mortel qui règle en ce moment à Londres les destinées du monde élégant.
Voilà déjà trois ans que le comte d'O... a été détrôné après un long règne; le nouveau roi de la mode se nomme lord E... C'est un homme de trente-six ans, de taille moyenne et d'une figure ordinaire. Nous voulons dire qu'il n'y a dans sa personne rien de naturellement remarquable; son rang et sa fortune sont également médiocres. Mais on sait qu'il faut peu de chose pour obtenir à Londres ce titre de lion, titre monarchique accordé à un seul. Petit officier de cavalerie, Brummel tombe de cheval, se casse le nez et se relève roi. Tout semblait le condamner à l'obscurité; il n'était pas gentilhomme, ne possédait pas un schelling de revenu, n'avait que fort peu d'esprit, aucun talent, aucune renommée, en un mot rien de saillant, sinon ce nez cassé*. Eh bien!, il n'en fallait pas davantage, et Brummel dicta ses lois pendant six ans aux merveilleux*, aux jeunes femmes, aux gentlemen-riders, à tout ce que la cour et la ville possédaient de gens distingués par leur naissance, par leur fortune et leurs grâces.
Lord E... doit son élévation à une circonstance assez étrange. Il arriva de l'Inde, où il avait servi plusieurs années en qualité de major dans un régiment de ligne. Un soir, au bal, chez la duchesse de D..., le major, qui valsait fort bien, invite une jeune femme pâle et frêle. Ils partent au signal de l'orchestre, tournent long-temps, et enfin, au dernier accord de la musique, le cavalier reconduit sa danseuse à sa place; il retire le bras qui soutenait la jeune femme; elle reste un instant immobile, le regard fixe, les bras pendans, puis elle tombe raide sur le parquet... Elle était morte!
Cet événement produisit un grand effet; on avait prodigué d'inutiles secours à la victime; les médecins expliquèrent sa mort de la façon la plus satisfaisante pour la science, mais le beau monde persista à voir dans cette aventure quelque chose de surnaturel. Inconnu, inaperçu la veille, le major devint l'objet de la curiosité générale, le sujet de toutes les conversations. Lady *** était morte dans ses bras; il avait valsé cinq minutes avec un cadavre! Les femmes le regardèrent avec attention et trouvèrent que sa physionomie avait une expression fatale. On alla même jusqu'à risquer le mot de vampire. Dès lors la réputation de lord E... fut faite; on le rechercha, on le combla de prévenances; c'était à qui l'aurait. Toutes les femmes voulaient valser avec lui. Les vives émotions sont si rares dans le beau monde!
Lion depuis l'année dernière, lord E... profitera, dit-on, de sa position brillante pour faire un riche mariage. Il n'aura qu'à choisir parmi les plus opulentes héritières des trois royaumes.
Plus qu'aucune autre capitale d'Europe, la ville de Londres est infestée de chevalier d'industrie, qui réservent leurs talens pour la belle saison. Pendant l'hiver, ils voyagent sur le continent, étudiant les mœurs et les pratiques des pays étrangers; puis ils retournent chez eux avec l'aristocratie, alors que le mouvement des fêtes et des plaisirs favorise leurs expéditions, et qu'une opulente proie s'offre à leurs coups hardis.
Déjà on compte plusieurs maisons dévalisées, plusieurs tours de cartes merveilleusement exécutés, et quelques fils de famille dépouillés avec art. Réduits parfois aux derniers expédiens, ou bien voulant amuser les lecteurs des gazettes qui enregistrent leurs prouesses, ces habiles escrocs ne dédaignent pas de jouer de petites scènes ingénieusement conduites, et de dépenser beaucoup d'invention et d'adresse pour un menu profit.
Dernièrement, un monsieur vêtu avec élégance se présente à l'hôtel de Clarendon, le premier hôtel et le meilleur restaurant de Londres; il se fait servir un dîner succulent: gibier, primeurs, vins de France les plus fins et les plus vieux, rien n'y manquait. Le second service était achevé et le gastronome demandait le dessert, lorsqu'un autre monsieur, de noir tout habillé, entre dans la salle, s'adresse au maître d'hôtel, le prend à part et lui dit:
- Je suis de la police; je viens arrêter quelqu'un que mes agens ont vu entrer ici.
Le maître de l'hôtel se récrie et proteste qu'il n'y a dans son salon que des gens très comme il faut.
- Aussi n'est-ce pas un voleur que je cherche, reprend l'autre: c'est un gentleman impliqué dans une affaire politique très grave. J'ai là son signalement; tenez, lisez vous-même, et vous verrez qu'il s'applique parfaitement à ce monsieur en habit vert, qui boit en ce moment un verre de Champagne.
- Le dernier verre de la troisième bouteille; c'est un amateur! Vous avez raison, le signalement est conforme à l'original.
- Ecoutez, cet homme a beaucoup bu, il a la tête montée; il sait que l'affaire est grave; peut-être est-il armé et disposé à la résistance; en tout cas, je ne veux pas faire d'esclandre chez vous: une arrestation pourrait troubler les consommateurs et vous causer du préjudice. Agissez avec ménagement. Veuillez prévenir ce monsieur que quelqu'un le demande; vous nommerez lord N..., qui est resté dans sa voiture, direz-vous. Précisément, j'ai là un fiacre et mes gens; la chose sera faite en un tour de main.
Le maître d'hôtel s'approche respectueusement du dîneur et lui dit que lord N... désirait lui parler.
- Que me veut ce cher ami?... Sans doute m'offrir une place dans sa loge à l'Opéra. N'importe, j'achèverai de dîner; faites toujours servir le dessert pendant que je vais répondre à l'appel de cet excellent lord.
Sur le seuil de la porte, l'homme à l'habit noir s'empara de l'homme à l'habit vert, l'arrêta au nom de la loi et le fit monter en fiacre avec l'aide de deux compagnons.
Le fiacre partit. Le lendemain, le maître de l'hôtel Clarendon se rendit au bureau de police muni de la carte du consommateur arrêté au dessert. Le total s'élevait à neuf livres sterling (deux cent vingt-cinq fr.), mais il en fut pour sa course et ses frais. On n'avait la veille aucune arrestation politique. Honteux et confus, le restaurateur comprit trop tard qu'il avait été dupe d'un aigrefin et de ses complices.
Pierre Durand.
(Siècle.)
* Nota de Célestin Mira:
* Brummel:
* Merveilleux:
A Bade, notre dandy passera tout le mois de juillet, c'est le moins qu'on puisse faire pour ce délicieux séjour. Là aussi, là encore, il retrouvera des fêtes, des bals, des concerts, charmant cortège de plaisirs qui ne se repose jamais et ne fait que changer de place: ici l'hiver, là-bas l'été. Les baigneurs, les joueurs, les flâneurs, les seigneurs et les dames de tous ces messieurs, se trouvent déjà réunis à Bade au nombre de deux ou trois cents. Par la suite, cela ne fera que croître et embellir. Les bals seront brillans comme à l'ordinaire; dans le programme des concerts sont inscrits Haumann, Deyschock, Thalberg, Listz, Rubini et Mlle Heinefetter, dont un récent procès a augmenté la célébrité.
Les premiers jours du mois d'août verront notre voyageur rentrer en France pour répondre aux pressantes invitations qu'il a reçues d'une foule de châtelains et de châtelaines. La liste des visites champêtres est le chapitre qui a coûté le plus de soins à l'auteur. Il lui a fallu concilier bien des intérêts; faire de minutieux calculs pour arriver à propos et partir à temps; combiner certaines rencontres dont le hasard doit avoir tout l'honneur et l'intrigue tout le profit. Ce n'est pas une petite affaire vraiment pour un jeune homme du monde que de composer sa villégiature, surtout lorsque ce jeune homme est aussi répandu que M. Frédéric M...
Dans sa lettre, notre fashionable correspondant nous donne les plus minutieux détails sur la chronique de Londres. Ce sont de petites histoires de lords et ladys qui doivent être assez intéressantes pour ceux qui connaissent les masques. Du reste, ces aventures reproduisent fidèlement ce qui se passe à Paris pendant l'hiver; tout s'y retrouve à peu près; on pourrait presque croire à une imitation préméditée et systématique. Par exemple, les nobles salons du West-End s'entretiennent d'un enlèvement de haute volée, qui s'est opéré tout récemment. Les deux fugitifs sont partis sur un superbe yacht pavoisé aux couleurs de la dame. Ils vont découvrir la Méditerranée et faire un pèlerinage à la Mecque.
Si vous êtes curieux des modes, messieurs, vous saurez qu'à Londres, en ce moment, les dandys portent des habits carrés, à très large taille et à collet très haut; des pantalons étroits et courts, de grands gilets, des bottes pointues, des gants blancs et des chapeaux gris à petits bords. Vous pouvez avoir toute confiance en ces importans détails, car notre correspondant est beaucoup plus compétent sur ces matières que ne l'est M. Jay sur l'article de la poésie dramatique.
Habile observateur, Frédéric M... étudie les bons modèles; il nous donne le costume exact que portait samedi dernier à Hyde-Park le roi de la mode, le lion de la saison, l'heureux mortel qui règle en ce moment à Londres les destinées du monde élégant.
Voilà déjà trois ans que le comte d'O... a été détrôné après un long règne; le nouveau roi de la mode se nomme lord E... C'est un homme de trente-six ans, de taille moyenne et d'une figure ordinaire. Nous voulons dire qu'il n'y a dans sa personne rien de naturellement remarquable; son rang et sa fortune sont également médiocres. Mais on sait qu'il faut peu de chose pour obtenir à Londres ce titre de lion, titre monarchique accordé à un seul. Petit officier de cavalerie, Brummel tombe de cheval, se casse le nez et se relève roi. Tout semblait le condamner à l'obscurité; il n'était pas gentilhomme, ne possédait pas un schelling de revenu, n'avait que fort peu d'esprit, aucun talent, aucune renommée, en un mot rien de saillant, sinon ce nez cassé*. Eh bien!, il n'en fallait pas davantage, et Brummel dicta ses lois pendant six ans aux merveilleux*, aux jeunes femmes, aux gentlemen-riders, à tout ce que la cour et la ville possédaient de gens distingués par leur naissance, par leur fortune et leurs grâces.
Lord E... doit son élévation à une circonstance assez étrange. Il arriva de l'Inde, où il avait servi plusieurs années en qualité de major dans un régiment de ligne. Un soir, au bal, chez la duchesse de D..., le major, qui valsait fort bien, invite une jeune femme pâle et frêle. Ils partent au signal de l'orchestre, tournent long-temps, et enfin, au dernier accord de la musique, le cavalier reconduit sa danseuse à sa place; il retire le bras qui soutenait la jeune femme; elle reste un instant immobile, le regard fixe, les bras pendans, puis elle tombe raide sur le parquet... Elle était morte!
Cet événement produisit un grand effet; on avait prodigué d'inutiles secours à la victime; les médecins expliquèrent sa mort de la façon la plus satisfaisante pour la science, mais le beau monde persista à voir dans cette aventure quelque chose de surnaturel. Inconnu, inaperçu la veille, le major devint l'objet de la curiosité générale, le sujet de toutes les conversations. Lady *** était morte dans ses bras; il avait valsé cinq minutes avec un cadavre! Les femmes le regardèrent avec attention et trouvèrent que sa physionomie avait une expression fatale. On alla même jusqu'à risquer le mot de vampire. Dès lors la réputation de lord E... fut faite; on le rechercha, on le combla de prévenances; c'était à qui l'aurait. Toutes les femmes voulaient valser avec lui. Les vives émotions sont si rares dans le beau monde!
Lion depuis l'année dernière, lord E... profitera, dit-on, de sa position brillante pour faire un riche mariage. Il n'aura qu'à choisir parmi les plus opulentes héritières des trois royaumes.
Plus qu'aucune autre capitale d'Europe, la ville de Londres est infestée de chevalier d'industrie, qui réservent leurs talens pour la belle saison. Pendant l'hiver, ils voyagent sur le continent, étudiant les mœurs et les pratiques des pays étrangers; puis ils retournent chez eux avec l'aristocratie, alors que le mouvement des fêtes et des plaisirs favorise leurs expéditions, et qu'une opulente proie s'offre à leurs coups hardis.
Déjà on compte plusieurs maisons dévalisées, plusieurs tours de cartes merveilleusement exécutés, et quelques fils de famille dépouillés avec art. Réduits parfois aux derniers expédiens, ou bien voulant amuser les lecteurs des gazettes qui enregistrent leurs prouesses, ces habiles escrocs ne dédaignent pas de jouer de petites scènes ingénieusement conduites, et de dépenser beaucoup d'invention et d'adresse pour un menu profit.
Dernièrement, un monsieur vêtu avec élégance se présente à l'hôtel de Clarendon, le premier hôtel et le meilleur restaurant de Londres; il se fait servir un dîner succulent: gibier, primeurs, vins de France les plus fins et les plus vieux, rien n'y manquait. Le second service était achevé et le gastronome demandait le dessert, lorsqu'un autre monsieur, de noir tout habillé, entre dans la salle, s'adresse au maître d'hôtel, le prend à part et lui dit:
- Je suis de la police; je viens arrêter quelqu'un que mes agens ont vu entrer ici.
Le maître de l'hôtel se récrie et proteste qu'il n'y a dans son salon que des gens très comme il faut.
- Aussi n'est-ce pas un voleur que je cherche, reprend l'autre: c'est un gentleman impliqué dans une affaire politique très grave. J'ai là son signalement; tenez, lisez vous-même, et vous verrez qu'il s'applique parfaitement à ce monsieur en habit vert, qui boit en ce moment un verre de Champagne.
- Le dernier verre de la troisième bouteille; c'est un amateur! Vous avez raison, le signalement est conforme à l'original.
- Ecoutez, cet homme a beaucoup bu, il a la tête montée; il sait que l'affaire est grave; peut-être est-il armé et disposé à la résistance; en tout cas, je ne veux pas faire d'esclandre chez vous: une arrestation pourrait troubler les consommateurs et vous causer du préjudice. Agissez avec ménagement. Veuillez prévenir ce monsieur que quelqu'un le demande; vous nommerez lord N..., qui est resté dans sa voiture, direz-vous. Précisément, j'ai là un fiacre et mes gens; la chose sera faite en un tour de main.
Le maître d'hôtel s'approche respectueusement du dîneur et lui dit que lord N... désirait lui parler.
- Que me veut ce cher ami?... Sans doute m'offrir une place dans sa loge à l'Opéra. N'importe, j'achèverai de dîner; faites toujours servir le dessert pendant que je vais répondre à l'appel de cet excellent lord.
Sur le seuil de la porte, l'homme à l'habit noir s'empara de l'homme à l'habit vert, l'arrêta au nom de la loi et le fit monter en fiacre avec l'aide de deux compagnons.
Le fiacre partit. Le lendemain, le maître de l'hôtel Clarendon se rendit au bureau de police muni de la carte du consommateur arrêté au dessert. Le total s'élevait à neuf livres sterling (deux cent vingt-cinq fr.), mais il en fut pour sa course et ses frais. On n'avait la veille aucune arrestation politique. Honteux et confus, le restaurateur comprit trop tard qu'il avait été dupe d'un aigrefin et de ses complices.
Pierre Durand.
(Siècle.)
* Nota de Célestin Mira:
* Brummel:
Caricature de Brummel, par Dighton, 1805. |
Dandys en promenade. |
* Merveilleux:
Incroyable et merveilleux. |
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