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lundi 10 décembre 2018

Le squelette d'un assassin.

Le squelette d'un assassin.


Au premier étage de la galerie d'Anthropologie, dans le Muséum du Jardin des Plantes, l'un des plus beaux, si ce n'est le plus beau de l'Europe, dans une vitrine qui contient des crânes et des ossements de la race arabe, se dresse un squelette au bras à demi calciné, horriblement déformé, convulsivement tordu dans la douleur, mais fort bien conservé. Ce squelette est une pièce historique et peu de visiteurs du Muséum connaissent sa tragique histoire.
Le socle sur lequel il est placé porte une petite étiquette avec cette inscription:

Soleyman el Kaleby, assassin du général Kléber.

Comment fut assassiné Kléber.

Le 11 juin 1800, Kléber, ce fils de maçon né à Starsbourg en 1753 et qui, de simple engagé volontaire en 1792, devint général, ayant pris au départ de Bonaparte le commandement en chef de l'armée d'Egypte, passa la revue de la légion grecque et vint au Caire pour examiner avec son architecte Potain les réparations effectuées dans son palais. Kléber déjeuna avec le chef d'état-major, et heureux de ses récentes victoires, content de voir l'Egypte pacifiée, il fut très gai. Le repas terminé, il se mit en route pour retourner au palais, en compagnie de Potain. Il discutait amicalement avec ce dernier, en suivant la petite terrasse enguirlandée de vigne vierge qui conduisait du palais à l'habitation du chef d'état-major. Une citerne vide se trouvait à moitié chemin. Tout à coup, au moment où le général et l'architecte passaient devant ce puits, un homme, un Arabe, vêtu de la longue robe blanche et droite, surgit tout à coup, se précipite au devant de Kléber, le salue humblement en croisant ses bras sur la poitrine, lui prend la main pour la baiser et au même instant lui enfonce dans la région du cœur un long poignard. Puis il demeure immobile, tandis que le général poussait un long cri de douleur, s'appuyant à la balustrade et appelait un soldat qui passait: "A moi, guide, je suis assassiné."
En même temps Potain se lançait sur l'assassin, le frappant avec sa canne. 


Un arabe, brusquement sorti d'une citerne,
enfonça un poignard dans la poitrine de Kléber.

Alors le meurtrier, se retournant contre l'architecte, le poignarda par six fois et, revenant sur sa première victime, il lui porta trois nouveaux coups. Puis, semblable à un démon, il disparut dans la citerne d'où il était sorti.
Kléber, toujours appuyé à la balustrade, était pâle et sanglant. Potain, revenu à lui, lui dit:
- Quelle imprudence aussi de sortir sans escorte!
- Mon ami, fit Kléber, je me sens bien mal, ce n'est pas le moment de me donner des conseils.
En disant ces mots, il s'affaissa: il était mort.

Un jugement militaire.

L'Arabe, ayant quitté la citerne, était resté dans le jardin, caché entre deux murs en ruine. C'est là que les maréchaux des logis Renni et Robert l'arrêtèrent vers le soir.
Il était couvert de sang. Son poignard était enterré dans le sable. Il déclara à la commission militaire qui le jugea séance tenante, qu'il se nommait Soleyman el Kaleby, natif de Syrie, âgé de vingt-quatre ans, écrivain résidant à Alep. Il refusa de répondre aux autres questions et on dut lui infliger la bastonnade pour le décider à parler. Il déclara alors nettement qu'il était venu au Caire pour assassiner le général, envoyé par l'agha des janissaires. Il déclara qu'il avait des complices. On parvint à les arrêter.
Soleyman fut condamné à avoir la main droite brûlée, à être empalé et à rester sur le pal jusqu'à ce que son cadavre fut dévoré par les oiseaux de proie.
Cette exécution eut lieu au retour du convoi funèbre du général, sur la butte de l'institut, en présence de l'armée en deuil.

Le supplice de Soleyman.

Soleyman mourut en héros. On fit périr devant lui ses trois complices. Ceux-ci se mirent à pleurer lâchement devant la mort. Soleyman les railla et leur manifesta son mépris. Enfin son tour vint.
Écoutons le récit d'un témoin oculaire, le capitaine François:
"Le tour de Soleyman est arrivé. Un brasier est allumé devant lui. On lui ordonne d'y placer la main: il obéit et on la tient dans le feu. 


Il supporte la douleur sans proférer une seule plainte, les yeux levés vers le ciel et sans laisser apercevoir sur son visage la moindre altération. Cependant, un accident imprévu lui arrache un cri. Un charbon s'était détaché du brasier et avait roulé jusqu'à son coude. Le Syrien demanda qu'on lui ôte ce surcroît de douleur. Auprès de lui est Batholomo Serra, chef des  mameluks, qui, suivant les mœurs barbares de l'Orient, a obtenu de présider au supplice:
- Quoi! dit-il à Soleyman avec ironie, un homme tel que toi, aussi courageux, craint une légère douleur? Qu'est-elle donc auprès de celle que tu ressens depuis plusieurs minutes?
- Chien d'infidèle, répond Soleyman en regardant son bourreau avec fierté et mépris, sache donc que tu n'es pas digne de m'adresser la parole! fais ton devoir en silence. La douleur dont je me plains n'était pas ordonnée par mes juges!"
On retire ce charbon de son coude, et, lorsque la chair du poignet droit de l'assassin est entièrement consumée, Bartholomo Serra fait les apprêts pour l'empalement.

Quatre heures empalé.

"Le pal, étendu à terre, est d'une hauteur de 8 à 9 pieds; le haut en forme de pain de sucre, de longueur de 12 à 15 pouces, doit être enfoncé profondément jusqu'au cou. Pendant ces apprêts, Soleyman conserve le plus grand sang-froid, et cependant, son bras est, pour ainsi dire, calciné jusqu'au milieu.
L'exécuteur le couche à terre sur le ventre; et avec un couteau, lui fait une large incision dans le fondement; approchant ensuite le pal de cette ouverture, il l'enfonce dans le corps à grands coups de maillet. Lorsqu'il sent le bois arriver au sternum, il lui lie les bras, l'élève en l'air et fixe le pied du pal dans un trou pratiqué à cet effet.
Pendant cet affreux supplice, le malheureux Syrien ne profère aucune plainte. on devine seulement sur sa figure les efforts qu'il fait pour dissimuler la douleur qu'il endure. lorsqu'il est élevé, il promène ses regards sur les spectateurs et prononce à haute voix, en arabe, la profession de foi des musulmans: Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Il récite quelques versets du Coran et demande à boire. Un soldat, qui est en faction auprès du pal, va le satisfaire, quand Bartholomo Serra l'arrête en lui disant: Gardez-vous-en bien, vous le feriez mourir à l'instant.
Soleyman reste vivant sur le pal pendant quatre heures. Peut-être serait-il resté plus longtemps si, après notre départ et celui de Bartholomo Serra, un autre fonctionnaire n'eût pris sur lui, après les demandes réitérées du patient, de lui présenter un vase au bout de son fusil.
Soleyman expira aussitôt après avoir bu.
A sa mort, quinze plaies se forment sur son corps. Sa tête est un peu penchée sur son épaule gauche. On le laisse sur le pal, à côté duquel reste jour et nuit une sentinelle.
Le squelette de Soleyman était destiné, par le chirurgien en chef Larrey, à être envoyé en France."

                                                                                                                     Marcel Rouff.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 5 juillet 1903.


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