L'art de la déclamation.
Des théories de jeunes garçons et de jeunes filles, âgés de neuf ans au moins et de vingt-deux ans au plus, vont s'inscrire, à l'heure qu'il est, selon la coutume, chez le fournisseur du Minotaure, M. Ambroise Thomas*: il ne faudra pas moins de trois jours, à la fin de ce mois, pour faire un choix parmi les innocents, parmi les pauvrettes, qui briguent l'honneur d'être admis aux classes de déclamation dramatique; il n'en faudra pas plus, au commencement du mois prochain, pour élire ceux qui seront précipités, suivant leur vœu, dans les classes de piano!
Car on persiste à fabriquer non seulement des pianos, mais des pianistes; après l'invention du mélotrope*, cette constance est admirable. Imaginez, en effet, qu'il suffit d'appliquer ce petit appareil au clavier d'un piano quelconque et d'en tourner la manivelle: à mesure que se déroule une bande de toile, où des trous variés figurent les notes, un morceau de musique se reproduit, tel qu'il fut exécuté, une première fois, par un maître ou par un enfant. De celui-ci, pas une fausse note, pas une erreur de temps n'est perdue! Et de celui-là, pas une finesse: a-t-il improvisé, on retrouve jusqu'à la moindre hésitation, jusqu'aux repentirs de sa fantaisie; a-t-il joué avec cérémonie, en virtuose, on retrouve la pompe et les habiletés de son talent. On a Saint-Saëns et Diémer, on a Rubinstein et Padérewski chez soi; on peut les déchaîner à sa guise; on peut même les arrêter!...
Depuis l'invention du mélotrope, il suffirait, pour le plaisir du genre humain, qu'un pianiste, un seul, eût existé; il suffirait qu'il y en eût toujours un, dont l'office, honorablement rétribué, fût d'exécuter la musique nouvelle, de tenir au courant une toile sans fin. Comme il n'y a plus en France qu'un exécuteur, il n'y aurait plus dans le monde qu'un exécutant... A quoi bon lui susciter de pitoyables émules? Tôt ou tard, évidemment, les familles de la haute et de la moyenne bourgeoisie cesseront de produire des amateurs; les familles de la petite cesseront de produire des "professionnels" ou, pour mieux dire, des professeurs. D'un côté, sans doute, on se rejettera sur tel art d'agrément un peu moins incommode, peinture, lawn-tennis ou photographie; de l'autre, on se rabattra sur des métiers moins décevants, ceux d'ajusteur ou de mécanicien, de giletière ou de brodeuse.
Or il est à craindre, et pour ma part je crains depuis longtemps déjà qu'une découverte analogue, une application nouvelle du phonographe, nous prive, nous autres délicats, de notre déjeuner annuel. Sous le gouvernement de M. Thomas, qui vient après Auber, qui vint après Chérubini, le conservatoire de déclamation, annexé au Conservatoire de musique n'a d'autre utilité que de préparer des jeunes gens au concours de tragédie et de comédie. Mais ce concours lui-même, il faut l'avouer, n'a d'autre effet que de réunir à Paris, vers la fin de juillet, un certain nombre de personnes touchant à la finance, à la politique, voire même à la littérature, au théâtre, et qui s'intéressent à l'avenir de l'art dramatique. Ces gens de bonne volonté se donnent rendez-vous dans le quartier Poissonnière, où les gargotes ne manquent pas; pour des agapes, nos seulement précédées, mais suivies d'un divertissement singulier: de huit heures du matin jusqu'à midi, et depuis une heure jusqu'à six heures du soir, ils écoutent sans défaillance, avec une sympathie, avec un zèle toujours égal, des adolescents qui reproduisent, tellement, quellement, la voix, la diction, les tics habituels des principaux acteurs qui, de nos jours, ont illustré la Comédie-Française. Ah bien! supposez que l'administration du musée Grévin adapte ses mannequins, avec un moteur électrique, un phonographe irréprochable: est-il possible, après cela, que le Conservatoire de déclamations subsiste? Et sous quel prétexte, à l'avenir, nous rassembler dans les gargotes voisines?
Grâce à Dieu! le déjeuner de l'année prochaine, au moins est assuré. Le matin nous verrons encore les tragédiennes et les tragédiens futurs, Hermione en robe de bal, Oreste en habit noir, défiler devant M. Coquelin cadet, que M. Ambroise Thomas préside; et nous verrons encore, dans l'après-midi, les comédiennes et les comédiens, Toinette et Mascarille, défiler devant M. Mounet-Sully que préside M. Ambroise Thomas. Ce jury, est-il besoin de le dire?, n'est pas désigné par le sort. Oh! non! Le sort n'a pas tant de malice: il aurait pu, à la rigueur, pour veiller aux intérêts du drame, choisir ce compositeur de musique, mais aurait-il deviné le plaisir que prendrait M. Coquelin cadet à ces imitations de M. Mounet -Sully et la béatitude où flotterait M. Mounet-Sully bercé par la voix de M. Baron?... Au dernier concours, en effet, bien qu'il n'appartienne pas à la Comédie-Française, M. Baron a eu les honneurs de la contrefaçon; à vrai dire, c'était son fils qui lui rendait cet hommage, et le cas est exceptionnel. Mais à défaut de fils, on a des admirateurs, on a des élèves. Ecoutez plutôt, écoutez ce gamin: si jeune et déjà Talbot!... Les professeurs officiels, naturellement, sont le plus souvent représentés: nous avions cette année un excellent petit Delaunay. D'autres fois, c'est un Got, un Worms: nous avons eu des Maubants, nous avons des Dupont-Vernons.
Cependant M. Dupont-Vernon, le véritable, a rarement la joie de se montrer sur la scène; et combien après lui, chargés de couronnes, attendent leur tour dans les coulisses! Combien même n'y pénètrent pas!... ce n'est pas tous les ans, je le veux bien, qu'il se trouve, en tragédie, en comédie, une jeune fille aussi intelligente et "suggestive" et d'un charme aussi particulier que Mlle Moréno; une jeune fille qui ressemblerait aux anges de Botticelli même si notre ami Paul Bourget n'avait pas mis cette ressemblance à la mode! ce n'est pas tous les ans, non plus, qu'il est donné à quelqu'un de ces jeunes gens d'affronter la bienveillance de la critique... En 1889, M. Claretie n'a engagé aucun lauréat du conservatoire: où sont-ils ces lauréats de l'an passé? Où s'en vont, dès maintenant, ceux de l'année prochaine, ceux qui mettent leur signature, à l'heure qu'il est, sur le registre fatal?... "Hermione à quinze ans, riche à trente!" murmurait un moraliste, à côté de moi, tandis qu'une fillette aux bras déjà formés, à la gorge ronde, stimulait d'une précoce ironie son camarade Oreste. Hélas! même ce pronostic est d'un optimiste: on a vue des Hermiones déchues qui ne sont pas tombées dans l'opulence. Et les Orestes! A quels démons peuvent-ils se vouer?... Si le Conservatoire ne cesse pas sa fabrication, j'ose dire qu'il serait humain, pour écouler ses produits, d'organiser des tournées en Afrique centrale: avis à Mgr Lavigerie! Dorine et Sganarelle, emmenant comme souffleur un premier prix de piano, prêcheraient contre l'esclavage: "Allez donc à Paris, diraient-ils, avec vos troupeaux d'hommes, allez rue Pergolèse! Il n'y a plus que les noirs, chez nous, qui trouvent des engagements. Heureux les pegadores entre tous les virtuoses! Heureux ces minstrels* pour instruments à cornes!"
Revue illustrée, juin 1890- Décembre 1890.
Car on persiste à fabriquer non seulement des pianos, mais des pianistes; après l'invention du mélotrope*, cette constance est admirable. Imaginez, en effet, qu'il suffit d'appliquer ce petit appareil au clavier d'un piano quelconque et d'en tourner la manivelle: à mesure que se déroule une bande de toile, où des trous variés figurent les notes, un morceau de musique se reproduit, tel qu'il fut exécuté, une première fois, par un maître ou par un enfant. De celui-ci, pas une fausse note, pas une erreur de temps n'est perdue! Et de celui-là, pas une finesse: a-t-il improvisé, on retrouve jusqu'à la moindre hésitation, jusqu'aux repentirs de sa fantaisie; a-t-il joué avec cérémonie, en virtuose, on retrouve la pompe et les habiletés de son talent. On a Saint-Saëns et Diémer, on a Rubinstein et Padérewski chez soi; on peut les déchaîner à sa guise; on peut même les arrêter!...
Depuis l'invention du mélotrope, il suffirait, pour le plaisir du genre humain, qu'un pianiste, un seul, eût existé; il suffirait qu'il y en eût toujours un, dont l'office, honorablement rétribué, fût d'exécuter la musique nouvelle, de tenir au courant une toile sans fin. Comme il n'y a plus en France qu'un exécuteur, il n'y aurait plus dans le monde qu'un exécutant... A quoi bon lui susciter de pitoyables émules? Tôt ou tard, évidemment, les familles de la haute et de la moyenne bourgeoisie cesseront de produire des amateurs; les familles de la petite cesseront de produire des "professionnels" ou, pour mieux dire, des professeurs. D'un côté, sans doute, on se rejettera sur tel art d'agrément un peu moins incommode, peinture, lawn-tennis ou photographie; de l'autre, on se rabattra sur des métiers moins décevants, ceux d'ajusteur ou de mécanicien, de giletière ou de brodeuse.
Or il est à craindre, et pour ma part je crains depuis longtemps déjà qu'une découverte analogue, une application nouvelle du phonographe, nous prive, nous autres délicats, de notre déjeuner annuel. Sous le gouvernement de M. Thomas, qui vient après Auber, qui vint après Chérubini, le conservatoire de déclamation, annexé au Conservatoire de musique n'a d'autre utilité que de préparer des jeunes gens au concours de tragédie et de comédie. Mais ce concours lui-même, il faut l'avouer, n'a d'autre effet que de réunir à Paris, vers la fin de juillet, un certain nombre de personnes touchant à la finance, à la politique, voire même à la littérature, au théâtre, et qui s'intéressent à l'avenir de l'art dramatique. Ces gens de bonne volonté se donnent rendez-vous dans le quartier Poissonnière, où les gargotes ne manquent pas; pour des agapes, nos seulement précédées, mais suivies d'un divertissement singulier: de huit heures du matin jusqu'à midi, et depuis une heure jusqu'à six heures du soir, ils écoutent sans défaillance, avec une sympathie, avec un zèle toujours égal, des adolescents qui reproduisent, tellement, quellement, la voix, la diction, les tics habituels des principaux acteurs qui, de nos jours, ont illustré la Comédie-Française. Ah bien! supposez que l'administration du musée Grévin adapte ses mannequins, avec un moteur électrique, un phonographe irréprochable: est-il possible, après cela, que le Conservatoire de déclamations subsiste? Et sous quel prétexte, à l'avenir, nous rassembler dans les gargotes voisines?
Grâce à Dieu! le déjeuner de l'année prochaine, au moins est assuré. Le matin nous verrons encore les tragédiennes et les tragédiens futurs, Hermione en robe de bal, Oreste en habit noir, défiler devant M. Coquelin cadet, que M. Ambroise Thomas préside; et nous verrons encore, dans l'après-midi, les comédiennes et les comédiens, Toinette et Mascarille, défiler devant M. Mounet-Sully que préside M. Ambroise Thomas. Ce jury, est-il besoin de le dire?, n'est pas désigné par le sort. Oh! non! Le sort n'a pas tant de malice: il aurait pu, à la rigueur, pour veiller aux intérêts du drame, choisir ce compositeur de musique, mais aurait-il deviné le plaisir que prendrait M. Coquelin cadet à ces imitations de M. Mounet -Sully et la béatitude où flotterait M. Mounet-Sully bercé par la voix de M. Baron?... Au dernier concours, en effet, bien qu'il n'appartienne pas à la Comédie-Française, M. Baron a eu les honneurs de la contrefaçon; à vrai dire, c'était son fils qui lui rendait cet hommage, et le cas est exceptionnel. Mais à défaut de fils, on a des admirateurs, on a des élèves. Ecoutez plutôt, écoutez ce gamin: si jeune et déjà Talbot!... Les professeurs officiels, naturellement, sont le plus souvent représentés: nous avions cette année un excellent petit Delaunay. D'autres fois, c'est un Got, un Worms: nous avons eu des Maubants, nous avons des Dupont-Vernons.
Cependant M. Dupont-Vernon, le véritable, a rarement la joie de se montrer sur la scène; et combien après lui, chargés de couronnes, attendent leur tour dans les coulisses! Combien même n'y pénètrent pas!... ce n'est pas tous les ans, je le veux bien, qu'il se trouve, en tragédie, en comédie, une jeune fille aussi intelligente et "suggestive" et d'un charme aussi particulier que Mlle Moréno; une jeune fille qui ressemblerait aux anges de Botticelli même si notre ami Paul Bourget n'avait pas mis cette ressemblance à la mode! ce n'est pas tous les ans, non plus, qu'il est donné à quelqu'un de ces jeunes gens d'affronter la bienveillance de la critique... En 1889, M. Claretie n'a engagé aucun lauréat du conservatoire: où sont-ils ces lauréats de l'an passé? Où s'en vont, dès maintenant, ceux de l'année prochaine, ceux qui mettent leur signature, à l'heure qu'il est, sur le registre fatal?... "Hermione à quinze ans, riche à trente!" murmurait un moraliste, à côté de moi, tandis qu'une fillette aux bras déjà formés, à la gorge ronde, stimulait d'une précoce ironie son camarade Oreste. Hélas! même ce pronostic est d'un optimiste: on a vue des Hermiones déchues qui ne sont pas tombées dans l'opulence. Et les Orestes! A quels démons peuvent-ils se vouer?... Si le Conservatoire ne cesse pas sa fabrication, j'ose dire qu'il serait humain, pour écouler ses produits, d'organiser des tournées en Afrique centrale: avis à Mgr Lavigerie! Dorine et Sganarelle, emmenant comme souffleur un premier prix de piano, prêcheraient contre l'esclavage: "Allez donc à Paris, diraient-ils, avec vos troupeaux d'hommes, allez rue Pergolèse! Il n'y a plus que les noirs, chez nous, qui trouvent des engagements. Heureux les pegadores entre tous les virtuoses! Heureux ces minstrels* pour instruments à cornes!"
Revue illustrée, juin 1890- Décembre 1890.
Nota de Célestin Mira:
* Ambroise Thomas est un compositeur français célèbre par ses opéras:
* Mélotrope:
Mélotrope de Carpentier. |
* Minstrel: Spectacle de variété américain où des blancs, au début de cette mode, se noircissaient le visage.
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