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vendredi 19 octobre 2018

Une heure dans les cuisines du baron A. de Rothschild.

Une heure dans les cuisines du baron A. de Rothschild.


Mon Dimanche  ne recule devant aucune démarche, aucune difficulté: il va partout. Il accomplit des reportages réputés impossibles; il réussit là où beaucoup d'autres ont échoué. Il visite l'appartements des rois et des reines, les bouges des voleurs, les prisons des condamnés. Pour renseigner et intéresser ses lecteurs, il met à la tâche toute la vaillance de sa jeunesse.
Hier, il visitait les caves de la Banque de France; aujourd'hui, il est parvenu à s'introduire dans les cuisines de M. le baron de Rothschild; demain il ira coucher avec des vagabonds dans un asile de nuit, il partira avec des pêcheurs ou accompagnera des policiers ou des pèlerins.

La légende et la réalité.

Rue Saint-Florantin, n°2. Une façade grise percée de fenêtres que défendent de nombreux barreaux de fer. Une grande porte noire, flanquée de deux entrées de service. C'est l'hôtel du baron Alphonse de Rothschild. Il a son histoire, cet hôtel. Le grand Carnot y habita en 1793. Plus tard il fut achevé par le fameux Talleyrand: c'est là que fut résolu le retour des Bourbons en 1814, et c'est là que Talleyrand mourut le 28 mai 1838.
Le seuil franchi, on se trouve dans une spacieuse cour d'honneur encadrée de sévères constructions.
A gauche, une entrée voûtée conduit dans une cour de service où s'ouvre le couloir étroit et sombre aboutissant aux cuisines.
Je descends quelques marches, je pousse une porte vitrée et je suis dans les cuisines.
Sur la foi de la légende, je m'attendais à voir une salle lambrissée de marbre, pavés de mosaïque. Je rêvais de splendeurs, je supposais mille choses rares: mortier de porphyre, faïences claires, étagères de cristal, cuivres étincelants comme des soleils, casseroles d'argent, que sais-je encore? Ces merveilles semblaient tout indiquées dans les cuisines d'un grand milliardaire.
Eh bien! si le confort existe, il n'en est pas du même luxe. A première vue, cette cuisine de l'homme le plus riche de Paris semble être celle de quelque établissement de commerce, hôtel ou restaurant. Tout y est simple;
Les murs sont revêtus d'une solide teinte faux marbre; les bahuts, petits ou grands, n'ont pas de sculptures; les tables, les broches, les fourneaux, tout y est aménagé avec un grand sens pratique, mais sans la moindre ostentation. l'ensemble se fond dans une tonalité discrète. Le sol, dallé de larges pierres blanches, est recouvert de sable fin; les portes et autres panneaux sont peints en marron. Les casseroles, en cuivre martelé, lourdes, solides, sont simplement accrochées à de longues tringles de fer noirci.
Mais, à examiner plus attentivement chaque objet, on constate que, dans ces vastes sous-sols, si rien n'est sacrifié au choquant, tout y est solide et confortable.

Pas de luxe inutile.

Un large fourneau de fonte, encadré de fer poli, se trouve sur le même plan que la porte d'entrée. Une hotte immense le recouvre, aspirant, à l'aide d'un puissant ventilateur, toutes les odeurs alimentaires. Tout proche, un "four allemand" à trois chambres de cuisson superposées. En face du fourneau est placée une monumentale broche dont le mouvement d'horlogerie est tout entier enfermé dans une boîte faite de grandes glaces assemblées par des montants de métal. Devant cette broche, une étuve chauffée au gaz. Sur le côté gauche de la broche on remarque une broche minuscule servant à rôtir les menus gibiers.



La salle de la broche dans les cuisines de Rothschild.
Contre le mur de gauche, entre les hautes fenêtres prenant jour sur la rue Mondovi, sont établies de profondes armoires vitrées remplies de moules divers en cuivre, des terrines de grès, de cocottes, de cassolettes, etc., etc...
Au milieu de la cuisine, une lourde table recouverte en partie de châssis quadrillés en bois de hêtres et de nappe blanches. Sur cette table, rangées en bon ordre, des séries de couteaux, de cuillères, de fourchettes; des boîtes à sel, à épice, à ficelle; des triangles pour poser des casseroles; des piles d'assiettes de service.
Sur cette correcte ordonnance, une multitude de lampes électriques répandent une vive lumière.

Le roi des cuisines Rothschild.

Voilà le cadre; plaçons-y maintenant le principale personnage, M. Léon Barré, le chef suprême, le roi des cuisines Rothschild. Dans le monde culinaire professionnel, il occupe une place prépondérante. Élève de Trompette, le maître fameux dont les ragoûts firent presque autant pour la gloire de Gambetta que ses plus éloquents discours, M. Barré est un praticien de grand talent. Depuis vingt ans au service de la maison Rothschild, il dirigea, tant à Ferrières que rue Saint-Florentin, une brigade de cuisiniers et de pâtissiers.


M. Léon Barré, cuisinier en chef
des cuisines de M. de Rothschild.

Je l'interroge sur les goûts du baron.
- Le baron aime les plats bourgeois. Il a horreur des ragoûts compliqués et déteste les noms prétentieux. Il a, du reste, un palais délicat et n'apprécie les fonds et coulis qu'autant qu'ils ont exactement la saveur des mets qu'ils accompagnent. Ici, nous ignorons les "lentes espagnoles" et les traditionnelles "sauce mères"; mon travail est instantané, en quelque sorte. Si je prépare un "poulet sauté", je sacrifie un deuxième poulet qui, traité en ragoût rapide et mouillé à l'eau, me donne un "jus" dont le moelleux parfait viendra au dernier moment s'ajouter au "déglaçage" du premier poulet.
- La légende dit que le baron adore les truffes.
- Il n'en aime que le parfum. Du reste, Mme la baronne les supprime le plus souvent lorsqu'elles figurent sur les menus quotidiens.
Cependant, ajoute M. Barré, pour les cadeaux de Noël, j'ai préparé une trentaine de dindes truffées pour lesquelles j'ai acheté pour plus de dix-huit cents francs de truffes.
- Quels sont les mets favoris de la maison? On m'a parlé de certaine choucroute préparée jadis, rue Lafitte, par un "cordon bleu célèbre et fort appréciée ici?
- La "Choucroute au Champagne"! Ce plat, en effet, est en grand honneur chez nous. La recette en est conservée aux archives. Sans aller jusqu'aux ridicules exagérations décrites par un chroniqueur du vieux Figaro, j'entoure cet apprêt de soins minutieux. Pendant que, mouillée de vin de Champagne Moët et Chandon, la choucroute mijote, je prépare d'autre part un coulis de veau à peine blond pour lequel j'emploie une noix de veau entière qui, elle, n'est pas servie; après quelques heures de cette lente coction, je mélange les deux éléments et je sers.
Le baron, continue M. Barré prise encore les "saucisses aux lentilles", les "haricots verts au beurre", les "épinards" et les "gelées d'orange".
Mme la baronne a, à son service particulier, une "pâtissière anglaise" qui confectionne des "puddings", des "cakes", des "confitures", le tout apprêté selon les formules anglaises.

Quelques menus.

L'évidente "simplicité" de ce train de maison m'enchante. Je demande à M. Barré s'il ne serait pas indiscret de feuilleter son livre de menus.
- Nullement, me répond-il.
Et sur le minuscule calepin qu'il me présente, je copie:


Déjeuner (janvier)

Oeufs à l'aurore.
Truite sauce gribiche.
Saucisse aux lentilles.
Faisan rôti.
Épinards au beurre.

Dîner (janvier)

Consommé aux légumes.
Filets de barbus béarnaise.
Perdreau rôti.
Pointes d'asperges.

- Jadis, me dit M. Barré, il y avait plus de mouvement ici. Il m'est arrivé de dresser des buffets de bals pour deux ou trois mille invités; mais, à présent, tout est calme. A Ferrières, pourtant, lors des grandes chasses, j'ai des tables nombreuses.
Ce nom de Ferrières me pousse à poser une question:
- Est-il vrai qu'au dîner offert, le 13 novembre 1902, au roi de Portugal, il ait été servi les cinquante-sept plats énumérés par Jean de Mitty dans le Matin?
Le chef sourit et, ouvrant son cahier de menus, il me lit:

Déjeuner, 21 couverts.

Omelette aux fines herbes.
Côtelettes de mouton.
Poulet chevalière.
Faisan rôti.
Pâté de foie gras et galantine.
Chicorée à la crème.
Compote de fruits.
Brioche mousseline.

Nous sommes très loin du compte, vous le voyez. Il avait encore été préparé un plat de poisson, mais, désirant un service rapide, le baron le fit supprimer au dernier moment. Il avait hâte de conduire son royal invité dans les tirés du domaine où, ce jour-là, il fut abattu 2.400 faisans.
- En somme, demandai-je, Ferrières vous fournit tout le gibier qui se mange ici?
- Non seulement le gibier, mais aussi des légumes, des primeurs surtout: les haricots verts, les petits pois, les asperges, que nous avons en abondance et toute l'année; des volailles, poulardes, dindes, canards; du mouton aussi fin que celui du pré-salé; des œufs, du beurre, du lait, du fromage. Et je reçois encore des pêches, des brugnons, des fraises comme il me serait difficile de m'en procurer ailleurs. Pour la consommation du baron, pour les saucisses que je lui prépare, on y élève des porcs qui sont saignés, dépecés, préparés, manipulés et même saumurés à Ferrières Au château, les cuisines sont assez vastes pour se permettre de pareils travaux.
Pendant que le chef me parle, je jette un regard interrogateur sur de formidables piles de bois rangées des deux côtés du fourneau.

Le garde-manger.

Craignant d'abuser des instants de M. Barré, je m'apprête à le quitter, le remerciant de ses précieux renseignements; mais il veut me documenter encore et, tour à tour, me fait visiter la laverie des assiettes, la "plonge" où se fait la grosse batterie, et enfin le garde-manger, où je vois les longues tringles de fer ployant sous le poids des aloyaux, des filets, des selles, des cuissots. Dans cette pièce, vaste et glaciale, je remarque une haute armoire-timbre dont les compartiments sont littéralement bondés de superbes poulardes, de faisans et autre victuailles. 

La grande salle du gibier dans les cuisines de Rothschild.

Sur les étagères de marbre sont rangées de nombreuses terrines blanches: dans l'une j'aperçois la légendaire choucroute.
Elle est, bien que froide, tentante encore; à la voir si blanche, on la devine moelleuse et fondante. Aussi, ne pouvant résister à mon envie, j'en goûte une parcelle... c'est exquis!
Du garde-manger, nous passons dans la pâtisserie. Les tables y sont recouvertes d'épaisses plaques de marbre rouge. Dans des vitrines sont rangées des moules en cuivre de toute forme.
- Je ne puis, me dit M. Barré, vous faire visiter la pâtisserie anglaise: c'est un sanctuaire où les profanes ne peuvent pénétrer.
Nous retraversons la cuisine et parcourons rapidement les offices, puis arrivons dans une salle où sont servis les repas des domestiques de l'hôtel.
- Ici, me renseigne le chef, nous ne sommes qu'un trentaine, sans compter, bien entendu, les cochers, les palefreniers et les nombreux ouvriers: menuisiers, serruriers, peintres, etc... attachés au service spécial de l'hôtel. A Ferrières, nous sommes plus de cent. Dans ce chiffre ne sont pas compris les nombreux gardes-chasse et autres employés qui vivent un peu en dehors de l'entourage immédiat des maîtres.

Notre visite s'achève par une grande pièce située tout en haut de l'hôtel. Dans cette salle sont rangés en bon ordre les gibiers de choix provenant des chasses de Ferrières.
C'est jour de disette, me fait remarquer M. Barré; ce qui ne m'empêche pas de compter une trentaine de faisans, quatre chevreuils et un nombre respectable de lièvres.
Dans la pièce voisine de ce garde-manger fut décidé le retour des Bourbons, en 1814.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1903.

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