Droit au travail et droit de grève.
Trouver un terrain d'entente entre l'ouvrier et le patron est, dans l'état actuel des choses, une nécessité qui devient chaque jour plus urgente, à mesure que la fréquence des grèves accuse davantage le profond malaise dont souffre le monde du travail. Bien loin de contester à l'ouvrier le droit de cesser le travail lorsque les conditions qui lui sont faites ne lui semblent pas suffisamment rémunératrices, il faut tâcher d'arriver à une application loyale du principe de la grève, respectant toute atteinte et toute violation ce droit de travailler pour gagner sa vie qui est à la fois un droit primordial de l'individu et une condition essentielle de la liberté et de la dignité humaine.
De tous les problèmes qui s'imposent à l'attention publique, ceux qui touchent à l'organisation du travail sont aujourd'hui les plus graves et les plus inquiétants. Le malaise dont souffre l'industrie va chaque jour s'accentuant et se traduit par la fréquence des grèves qui se sont, en ces derniers temps, multipliées et étendues dans des proportions formidables. Elles ne s'assoupissent sur un point que pour renaître sur un autre, à Paris, à Calais, à Chalons, à Montceau, à Marseille.
Les chiffres sont ici d'une singulière éloquence. En 1890, on avait eu dans l'année 313 grèves. En 1899, on en relève 740, ayant interrompu le travail dans 4200 établissements et réduit à l'inaction 176 826 personnes. Pour 1900, les neufs premiers mois, à eux seuls, ont vu éclater 625 grèves entraînant le chômage pour 160 000 personnes.
Ce qui accélère les progrès du mal, c'est qu'on s'applique à l'envi à embrouiller la question. On la trouble et on la défigure en y introduisant des éléments étrangers, en y mêlant la passion. Aussi y a-t-il urgence à fixer du moins quelques idées directrices et à s'entendre sur les principes.
Le droit au travail est le premier des droits de l'homme.
Il y a d'abord une notion qui doit dominer toute la discussion, un principe qui prime tous les autres, c'est que l'homme a droit au travail, que rien ne saurait prévaloir contre l'exercice de ce droit, que toute atteinte qui y est portée est criminelle.
Parmi les droits de l'homme, celui-là est sans conteste le premier. Inhérent à la condition même de l'humanité, il ne résulte d'aucune loi écrite, d'aucune convention sociale: il découle de la nature. De même que l'homme primitif n'a subsisté qu'en arrachant à la terre sa nourriture, de même l'homme d'aujourd'hui doit pouvoir, par son labeur, gagner sa vie et celle des siens. A ce droit se rattachent tous les autres, et ils n'en sont que les conséquences. C'est pour avoir fait de mon activité un usage viril que je suis vraiment un homme. C'est parce que je gagne mon pain en travaillant que je suis libre. C'est parce que je nourris ma famille que je suis le chef de cette famille.
Le droit au travail est un droit de l'individu: il ne peut lui être enlevé par personne et au nom d'aucun raisonnement. C'est ici le domaine sacré au seuil duquel expire le pouvoir d'autrui. Dans quelques conditions que ce soit et quand dix mille hommes refuseraient pour eux-mêmes le travail, si un seul homme veut travailler, il en a le droit. Et la société est obligée de lui garantir le libre exercice de ce droit.
Le droit de grève et son fonctionnement normal.
Le droit au travail est-il en contradiction avec le droit de grève? nullement.
A cette question: "L'ouvrier a-t-il le droit de se mettre en grève?" nous répondons sans hésitation: "Oui". Il lui est pareillement permis de s'entendre avec ses camarades pour demander, par exemple, une diminution de travail ou une augmentation de salaire. Cela se pratiquait même avant la Révolution, sous le régime des corporations si étroitement réglementées. A Paris, lorsque les ouvriers du bâtiment n'étaient pas contents des conditions de travail, ils se rendaient au bord de la Seine, sur la grève, car les quais actuels n'existaient pas encore. Telle est même l'origine du mot "grève".
Toutefois les grèves étaient alors rares. D'abord, la grande industrie n'existait pas. Le patron était pour l'ouvrier une sorte de camarade. On couchait sous son toit; on mangeait à sa table. Avait-on une réclamation à faire? l'entente était facile. Avec les conditions nouvelles du travail et le développement de la grande industrie est apparu le droit de grève. Il a été reconnu par la législation. Une loi de 1864 autorise les grèves, mais en ayant soin de punir les atteintes portées à la liberté du travail.
Non seulement, le principe de la grève est juste, mais, en fait, bien des grèves sont irréprochables, et se déroulent sans occasionner ni injustices ni malheurs. On pourrait citer des exemples presque quotidiens de ce fonctionnement normal du droit de grève. Des ouvriers cessent le travail. Ils voudraient gagner plus, ou ne rester que 10 heures à l'atelier au lieu de onze. Le patron repousse ces prétentions. Le juge de paix, averti, intervient. Une nouvelle conférence a lieu entre le patron et les délégués des ouvriers. Dans l'intervalle, on a réfléchi de part et d'autre; on a compris ce qui était possible ou impossible; le chef d'industrie, qui n'a pas été choqué ou exaspéré par des injures et des cris de mort, est plus disposé à faire des sacrifices. Une nouvelle discussion amène l'entente, et le travail reprend après une interruption insignifiante.
Ces grèves sont courtes; elles sont pacifiques; elles n'ont, pour le plus grand bien de tous, aucun retentissement dans les journaux et passent inaperçues. Ainsi le 16 août 1899, 36 plâtriers se sont mis en grève à Belfort; le 17, 7 autres suivaient leur exemple; le lendemain, l'entente était faite, avant la réunion de conciliation préparée par le juge de paix. Les ouvriers, qui demandaient dix heures de travail au lieu de douze, obtenaient gain de cause, sauf quelques cas réservés. Les tisseurs de la maison Olivier et Picard, à Elbeuf, ayant demandé une augmentation le 21 mars et ne l'ayant pas obtenue, se mettent en grève; les patrons ayant réfléchi et accordé la moitié de l'augmentation demandée, tout était fini le surlendemain. Les gaziers de Lorient réclament, le 29 avril après midi, une augmentation de salaire, déclarent, sur le refus du patron, leur intention de faire grève, délèguent, le soir même, cinq de leurs camarades chargés de négocier avec le patron, et obtiennent enfin l'augmentation demandée.
En fait, 158 grèves, en 1899, ont duré une journée ou même moins.
Telle est la grève lorsqu'on applique le principe avec sagesse et loyauté. Mais on sait trop qu'il n'en est pas toujours ainsi. Voyons donc à quelles conditions elle constitue un droit, et, en même temps, comment on peut dans l'application fausser ce droit, y substituer l'arbitraire et la violence, et déchaîner ainsi les pires catastrophes.
Comment on fausse un principe dans son application.
La grève doit avoir pour point de départ une réclamation précise.
La grève n'a de raison d'être qu'autant qu'elle est un moyen d'appuyer cette réclamation. Or souvent les ouvriers ne se rendent même pas exactement compte de la raison pour laquelle ils se mettent en grève. Ils obéissent à une vague injonction partie ils ne savent au juste d'où ni de qui.
Le maire d'une grande ville interrogeait, en 1893, l'un des délégués des cordonniers en grève: "En quoi avez-vous à vous plaindre de vos patrons?- Nous n'avons pas à nous plaindre; ils sont très bons pour nous; le mien, en particulier, m'a prêté de quoi m'acheter une petite maison.
- Alors pourquoi vous êtes-vous mis en grève?
- Nous nous sommes pas mis en grève, on nous y a mis."
A Carmaux, un journaliste demande à un ouvrier:
-"Pourquoi vous êtes-vous mis en grève?
- Est-ce qu'on sait! On nous a réunis au syndicat; on nous a dit de nous mettre en grève, et voilà!"
On a vu des grévistes déclarer qu'ils s'étaient mis en grève uniquement par esprit d'imitation. Un puits chôme, dans une mine, pour faire comme un autre puits. Enfin l'exemple n'est pas rare d'ouvriers qui commencent par cesser le travail et se réunissent ensuite pour voir ce qu'ils pourront demander.
La grève décidée on ne sait pourquoi, on ne sait par qui.
La grève doit être décidée par les ouvriers.
Ce sont les travailleurs qui, seuls, peuvent déclarer s'ils travailleront ou s'ils ne travailleront pas. Or ceux qui imposent la grève aux ouvriers ne sont souvent pas eux-mêmes des ouvriers.
Dans une grève d'ouvriers mineurs de 1893, on a vu la continuation de la grève votée par un comité de 47 membres, comprenant 23 cabaretiers, 15 garçons marchands de vin, un marchand de nouveauté, 2 députés et 7 ouvriers.
Parmi ces éléments venus du dehors qui faussent le fonctionnement de la grève, la pire intrusion est celle des politiciens.
Ces politiciens sont d'abord certains journalistes. Il y a des journaux qui n'ont qu'à gagner à des troubles fournissant la matière d'articles retentissants et d'informations abondantes.
Ce sont ensuite les meneurs envoyés pour jeter de l'huile sur le feu, souffler sur les braises, attiser la discorde. Ceux-là sont payés. Tandis que chaque jour de chômage se traduit pour l'ouvrier par une perte de salaire, il représente pour le meneur un bénéfice. Pendant les grèves d'Amiens, en 1893, le délégué envoyé par la Bourse du Travail de Paris touchait dix francs par jour et ses frais de voyage. Etonnez-vous qu'après cela les grèves se prolongent!
Ce sont enfin les aspirants députés. Ceux-là ne voient, dans les souffrances du monde ouvrier, qu'un moyen de préparer leur propre avenir politique. Ils se font une popularité au moyen des discordes qu'ils entretiennent. Leur intérêt évident est d'envenimer les choses et de prolonger le conflit. Aussi ont-ils soin "d'élever" le débat, comme ils disent; entendez par là "de déplacer la question". Tandis qu'on ne devrait s'occuper que des griefs professionnels et des intérêts relatifs à une industrie spéciale, ils se lancent dans les grandes abstractions du patronat et du prolétariat, dans les généralisations sur la guerre des classes.
La grève devient un prétexte à la violence.
La grève doit toujours rester calme et pacifique.
Mais, déchaînée par une savante préparation, la violence ne peut manquer de naître au cours des grèves et de causer les plus déplorables excès. La grève, détournée de son objet qui est une entente plus juste entre le patron et les ouvriers, tourne à la révolte et se change en émeute.
Ce sont alors les menaces, les brutalités matérielles, les promenades de bandes vociférant des cris de haine; alors on fait appel aux plus mauvais sentiments de l'homme. On en vient aux mains. Les armes partent. On se bat. On assassine.
C'est d'abord contre le patron et ses collaborateurs, ingénieurs et contremaîtres, que se tourne la frénésie de la foule égarée.
On a vu, en 1882, un industriel de Roanne, M. Bréchard, blessé d'un coup de pistolet par un gréviste âgé de dix-neuf ans, qui sortait d'une réunion publique. Le commissaire de police disait devant le tribunal: "Les grévistes avaient d'abord été très calmes; des orateurs socialistes sont arrivés de Paris; ils ont organisé des réunions et surexcité les esprits". Si ce coup de pistolet a été tiré, la faute en est aux discours prononcés par les orateurs de la réunion.
Faut-il rappeler la grève de Decazeville (1884) commencée par l'assassinat d'un ingénieur, M. Watrin? Les ouvriers n'avaient contre lui aucun grief. Son seul crime était d'être au service de la Compagnie. Au nombre de douze à quinze cents, les grévistes, guidés par un repris de justice, envahirent la maison où se trouvait le malheureux ingénieur, et l'assommèrent à coup de barre de fer. Son supplice dura cinq heures et ses bourreaux firent preuve d'une sauvagerie inouïe.
Plus fréquentes encore sont les violences dirigées par les ouvriers contre leurs camarades. Notons-le, à ce propos, ceux qui dans cette lutte entre le capital et le travail sont les premières victimes des violences des ouvriers, ce sont les ouvriers, ce sont les travailleurs.
En effet, les ouvriers qui se mettent en grève ne tolèrent pas que leurs camarades continuent le travail. Ils s'empressent de flétrir ceux-ci des noms de traîtres, de renégats, de faux frères, de feignants.
Ces "faux frères", ils cherchent à les intimider; si l'intimidation ne suffit pas on emploie la force.
Un ouvrier charpentier expliquait, dans une enquête, pourquoi il n'avait pas osé travailler pendant une grève, bien qu'il en eût envie et que sa famille eût grand besoin de son salaire: "On ne me dira rien maintenant; mais, plus tard, on me fera tomber une poutre sur la tête, ou bien on dénouera les cordes qui soutiennent mon échafaudage."
C'est le régime de la menace préventive; c'est la tyrannie s'exerçant par la terreur.
Un habitant de la Haute-Vienne, décrivant une grève de terrassiers, disait, en parlant de la puissance d'intimidation déployée par les meneurs:" Cette oppression est atroce. J'ai vu de pauvres gens, me parlant de leurs enfants, pleurer à chaudes larmes, maudire la grève et... la suivre".
En Belgique, pendant les grèves des charbonnages, des groupes de grévistes stationnaient sur tous les chemins et interpellaient les ouvriers qui se rendaient au travail. Ils prenaient leurs noms. Un individu armé d'une hache s'était posté à l'entrée d'un puits et menaçait de fendre la tête au premier qui descendrait.
En cas de "désobéissance", c'est à dire vis-à-vis des travailleurs qui veulent travailler quand même et gagner leur pain en travaillant, on prend les grands moyens.
En 1893, dans le Pas-de-Calais, les mineurs Hollart, Clayance et Labuissière reprennent le travail. Des cartouches de dynamite font explosion dans leurs maisons. En 1892, lors de la grève des omnibus de Paris, les grévistes coupent les traits des chevaux, arrachent les cochers de leurs sièges, les traînent à terre, les maltraitent et en blessent plusieurs. En 1898, les grévistes du bâtiment, par petites bandes, courent les chantiers, brisent les outils de leurs camarades qui travaillent et les expulsent.
A Carmaux, en 1893, les grévistes, érigés en pouvoirs publics, font officiellement des patrouilles chargées d'interdire le travail. En 1900, nouvelle grève. Des ouvriers, désireux de travailler, sont assaillis et blessés à coup de pierres.
Dans ces violences exercées contre les travailleurs, personne n'est épargné, pas même les femmes. En 1899, à Tourcoing, des ouvriers trieurs faisant grève, vont attendre, à la sortie du peignage, les femmes qui ont travaillé, les huent, les bousculent, et font pleuvoir une grêle de projectiles sur le tramway où les ouvrières se sont réfugiées.
Voulez-vous voir la grève dégénérer en bataille rangée? L'Amérique, où tout se fait en grand, nous offre le spectacle de ces grèves terribles.
A Pittsburg (Pennsylvanie), chauffeurs et mécaniciens pillent les boutiques d'armuriers, prennent d'assaut et incendient une des gares principales, enflamment un train de wagons remplis de pétrole, le lancent contre la gare de Pittsburg défendue par les soldats et fusillent ceux-ci au moment où ils sortent du brasier. A Reading, à Chicago, à Colombo, à Florence (Colorado), des soulèvements analogues ont eu un retentissement universel. En 1892, les ouvriers de l'usine Carnegie, sachant que le patron fait venir un bateau plein d'agents de police pour protéger son établissement, lancent sur l'eau des flots de pétrole enflammé. Dans l'Idaho, des mineurs fusillent les ouvriers qui ont accepté de les remplacer. A Nashville (Tennessee), les grévistes attaquent un régiment de milice et font prisonnier le colonel Anderson.
En France, nous n'avons pas, sans doute, de ces formidables batailles; mais nos humbles défenseurs de l'ordre tiennent un rang honorable dans le martyrologe de la liberté. En mai 1895, à Paris, douze gardiens de la paix sont blessés ou meurtris par les employés des omnibus en grève. En 1899, à Saint-Etienne, le bilan d'une seule journée donne douze agents grièvement blessés. Or, les agents, gardiens de la paix, gendarmes, soldats contre lesquels s'acharnent les ouvriers en grève, croit-on que ce soit des capitalistes? Ce sont, eux aussi, des prolétaires et souvent leur condition est beaucoup plus modeste que celle des ouvriers pour lesquels ils exposent leur vie.
La grève accumule les pertes matérielles.
Cependant, au cours du chômage, parmi ces scènes de violence, les ruines s'accumulent.
Les unes sont le résultat des destructions matérielles. Nous avons parlé d'outils brisés, de maisons abimées par la dynamite, de gares incendiées, de navire attaqués. L'ouvrier, normalement, est un créateur; la grève le transforme en destructeur; ces mains oisives, ces bras au repos ont besoin de casser, de briser, de détériorer, d'anéantir. Les bâtiments même de l'usine, les machines, du moment où on les abandonne, apparaissent à l'ouvrier comme les alliés, les complices du patron. Ces choses inanimées détournent sur elles une partie des colères que leur propriétaire s'est attirées.
Les dégâts les plus considérables sont encore ceux qui, sans l'intervention même de la violence, résultent du seul arrêt du travail. L'extinction d'un four à verrerie se traduit par une perte de vingt à cinquante mille francs. Dans les mines, l'arrêt des pompes d'épuisement déterminent l'inondation des galeries. Les grèves des cochers d'omnibus ont pour contre-coup une mortalité anormale parmi les chevaux qui, ne sortant plus, tombent malades. Or les chevaux d'omnibus coûtent sept à huit cents francs, et, à Paris seulement, la Compagnie en possède quinze mille. Comment oser prétendre qu'il est "de bonne guerre" d'infliger ces pertes énormes aux patrons? Détruire les capitaux d'où sortent les salaires est le plus sûr moyen pour compromettre ces derniers. Quand le travail aura repris, qui ne voit que l'effort pécuniaire que devra faire le patron pour réparer ses pertes éloignera d'autant l'époque où il pourra augmenter les salaires?
La grève est désastreuse pour l'ouvrier.
Car il est temps de le dire, il y a quelqu'un pour qui la grève est immédiatement un fléau: c'est l'ouvrier.
L'ouvrier, sa famille, sa femme et ses enfants, voilà ceux qui auront d'abord à souffrir du chômage. La misère s'abat sur des milliers de foyers. L'abîme de la dette se creuse, tel que souvent rien ne pourra désormais le remplir. Quel spectacle plus navrant que celui d'une cité ouvrière lorsqu'une grève se prolonge? La caisse de l'usine est fermée. Les petites économies du ménage sont bientôt dévorées. Les fournisseurs se lassent de faire crédit. Sans doute on a l'espoir d'un relèvement de salaire; mais d'abord la grève peut échouer; ensuite, même en cas de succès, il arrive, lorsque le chômage a duré longtemps, que la somme des salaires perdus et des dettes contractées représente plus que l'augmentation répartie sur une vie entière. Pour rattraper trois mois, il faut trente ans.
Veut-on se faire une idée des salaires perdus? En 1899, la grève des houillères de Borinage a coûté aux mineurs 439 000 journées de travail, soit 1 675 960 francs de salaires. Après quoi ils reprirent le travail aux mêmes conditions fixées précédemment par les Compagnies. Les 674 grèves qui ont eu lieu en Angleterre en 1898 ont fait perdre, à 246 541 ouvriers, 14 565 000 journées de travail, soit 55 000 000 de francs de salaires.
Non seulement l'ouvrier perd des semaines et des mois de salaires, mais il arrive qu'il a perdu son emploi et que, la grève terminée, il n'y a plus de travail. Pendant la grève, en effet, l'industriel n'a pas pu prendre de nouvelles commandes, il n'a pas pu exécuter les anciennes, il a mécontenté des clients, il en a perdu. Conséquence: la grève une fois terminée, il n'y a plus assez d'ouvrage, et l'on congédie le surplus de travailleurs. Après la grève des mécaniciens anglais, lorsque ceux-ci, ayant épuisé leurs ressources, rentrèrent dans les ateliers, les patrons ne purent d'abord en occuper que 12 ou 15 pour 100. En 1895, la grève de la verrerie Richarme, à Rive-de-Gier, laissa, une fois finie, plus de 300 ouvriers sur le pavé. L'ouvrier devient alors un déclassé. C'est la pente qui mène aux dernières déchéances.
La grève ne profite qu'à l'étranger.
La grève arrive à tuer ou à exiler une industrie. L'an dernier, à Marseille, plusieurs savonneries ont dû fermer leurs portes parce que la grève et les violences des ouvriers des ports et des charretiers ne permettaient plus le transport de leurs marchandises. Certains patrons transportent leurs fabriques ailleurs.
Mais tout se tient dans le monde du travail. La grève d'une industrie ne compromet pas seulement cette industrie spéciale, mais elle en frappe du même coup une foule d'autres.
Qu'arrive-t-il donc? les besoins d'une industrie ne cessent pas parce que certains ouvriers refusent le travail. Le client est donc amené à s'adresser ailleurs.
Ailleurs, c'est l'étranger.
Une fois les nouvelles habitudes prises, on les garde: les commandes, ayant pris un chemin nouveau, ne reviennent plus à l'ancien.
Il y a quelques années, la grève des ouvriers ébénistes, dans le faubourg Saint-Antoine, fut le signal d'une grande importation en France de meubles allemands. La grève fut passagère; l'importation allemande dure toujours. Depuis la grève des ouvriers des ports, plusieurs lignes de vapeurs allemand, anglais, italiens, au lieu de débarquer leurs marchandises à Marseille, vont les décharger à Gênes. Voilà le meurtre qui s'accomplit sous nos yeux. En fomentant les grèves, on est en train de ruiner un grand port français au profit d'un port étranger. Gênes prospère tandis que Marseille périclite.
Et c'est pourquoi on trouve si souvent dans les grèves les traces de l'intervention étrangère. La grève violente et prolongée est une bataille perdue par l'industrie nationale contre l'industrie étrangère;
Ou est le remède?
Qu'a-t-on imaginé pour remédier à ces désastres? Et que faut-il penser du système de la grève obligatoire?
Chaque groupe d'ouvriers travaillant ensemble serait considéré comme lié par les décisions de la majorité. Si la moitié plus un décide qu'il faut faire grève, tout le monde doit se croiser les bras, même ceux qui veulent travailler, qui ont besoin de travailler.
Les inventeurs de ce système disent: "C'est une application du suffrage universel. Puisque ce suffrage sert de règle en politique, pourquoi ne jouerait-il pas le même rôle dans les questions du travail?"
C'est faire une confusion. Le suffrage universel sert à trancher les questions de gouvernement, celles dont la solution doit forcément être la même pour tous. Un pays ne peut être à la fois en république et en monarchie: les vins et les cidres ne peuvent être à la fois grevés et dégrevés d'impôts. Mais il peut y avoir, à la fois, des ouvriers qui travaillent et des ouvriers qui ne travaillent pas; il s'agit ici de droits purement individuels.
"Eh quoi! écrit à ce sujet M. Jules Roche, sur 1500 ouvriers, 751 pourraient donc imposer la grève à 749? Ou 1000 à 500? Ou 1499 à un seul? Qu'importe! La violation du droit et de la justice est aussi scandaleuse dans un cas comme dans l'autre. Le nombre ici ne peut rien modifier, car il ne s'agit pas d'un droit collectif, mais d'un droit individuel auquel nul pouvoir ne peut toucher, que son propriétaire lui-même ne peut aliéner."
La théorie de la grève obligatoire méconnait le droit au travail. Elle porte atteinte à l'indépendance du travailleur et aux droits de l'homme.
Le remède est ailleurs. Il est dans une organisation de la grève qui permettrait à celle-ci d'être l'application régulière d'un droit juste dans son principe.
La grève devant servir à régler les différends entre les patrons et les ouvriers, il faut d'abord que les patrons et les ouvriers ne voient pas surgir entre eux, pour les empêcher de s'entendre, des hommes étrangers au monde du travail et qui y introduisent des préoccupations d'ordre politique.
Si en effet à certains égards les intérêts du patron et de l'ouvrier sont contraires, à certains autres, ils sont identiques. Tous deux en effet sont intéressés à la prospérité de l'industrie qui les fait vivre. Il y a donc un intérêt commun.
Les meneurs ne sont puissants que par la crédulité des ouvriers et par leur faiblesse. Dans la dernière grève de Carmaux, les ouvriers qui voulaient travailler formèrent un syndicat à eux pour défendre la liberté du travail. Ils furent étonnés eux-mêmes de se trouver bientôt 1700. L'attitude à prendre devant les meneurs se résument en deux mots: ne pas les croire et ne pas les craindre.
L'industrie française a d'âpres concurrents. Elle est serrée de près. On épie ses fautes, on est prêt à profiter de ses reculs pour les transformer en revers. C'est moins que jamais l'heure d'ajouter par des arrêts subits de la fabrication nationale aux difficultés de la situation. La grande famille industrielle française peut périr si elle est divisée. Unie, elle peut grandir le prestige et la fortune de la France.
Lectures pour tous, 1900-1901.
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