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mardi 27 juillet 2021

 L'exposition de 1867.

Chinois et mobilier.


L'un des rendez-vous le plus en vogue de l'Exposition est le pavillon chinois, dont la Semaine a déjà parlé. Dans le jardin réservé s'élèvent plusieurs constructions, copie photographiée de celles qui servent de  palais dans le Céleste Empire; les mêmes que vous pourriez voir à Pékin ou à Canton, avec cet avantage, qu'elles sont à Paris et que l'on peut les quitter dès qu'on les a bien admirées. Or, dans un pavillon carré, qui s'élève à droite de la porte de triomphe, comme on en fait en Chine, se tiennent deux reines de céans, les aimables chinoises dont vous avez fait la connaissance: j'ai nommé A-Naï et A-Tchoë. Dans ce moment où chacun répète à la fin de la journée: "Que j'en ai vu de rois!" car on ne va pas un jour au Champ-de-Mars sans rencontrer au moins trois ou quatre souverains, et une douzaine de plus petits; fatigués des grandeurs et des rencontres augustes ou sérénissimes, j'avais, par amour de la couleur locale, arboré mon parasol chinois qui, par le temps qui coule, ne peut guère servir que de parapluie, et, l'un portant l'autre, nous sommes allés faire une grande visite aux Chinoises. C'était le moins que je puisse faire, que de mener mon parasol aux lieux qui l'ont vu faire. Nous arrivons donc dans le pavillon, et, suivant le balcon du rez-de-chaussée, je veux entrer par une porte ouverte. J'avais oublié que j'étais en Chine, ce qu'un honorable sergent de ville s'est empressé de me rappeler en me montrant une porte fermée, destinée à servir d'entrée: les portes ouvertes ne servent qu'à sortir. Enfin j'ai été admis dans le sanctuaire, et derrière un double comptoir j'ai reconnu mes connaissances de la Chine. Elles fumaient très-philosophiquement, non pas des cigarettes, je suis obligé de l'avouer, mais d'énormes pipes, en songeant à la terre des fleurs, où l'on cueille le nénuphar, ou même autre chose.
On a affirmé qu'elles avaient les qualités les plus rares, et je suis incapable de dire le contraire, car je serais trop désolé de nuire à leur avenir. A-Naï, toutefois, me paraît supérieure à sa compagne, elle est plus gaie, plus vive, je dirais plus spirituelle, si sa loquacité et les gestes peuvent autoriser cette opinion. Mais A-Tchoë... elle me semble bien coquette... Du reste, jugez-en par vous-mêmes. C'est elle que vous avez sous les yeux... 



A qui la pomme?


La toilette française a éveillé sa curiosité; elle s'est levée, aussi promptement que la pauvre estropiée l'a pu, car à seize ans elle a les pieds d'une enfant de cinq ans, emprisonnés dans d'énormes chaussures, et d'un regard dédaigneux elle analyse la toilette d'une Parisienne. La robe-empire forme péplum, avec la casaque toujours empire et à dents, lui paraît un accoutrement bizarre; la toque lui semble ridicule, et la coiffure laisse des doutes motivés dans son esprit; car si, en Chine, on fait des potiches, on laisse, en revanche, la postiche de côté. Puis cette jupe écourtée, montrant la botte, ne lui dit rien qui vaille. La Parisienne, de son côté, n'a pas perdu son temps, et reste convaincue, après mûr examen, qu'il est nécessaire d'envoyer sa couturière en Chine; elle rapporterait nécessairement quelques nouveaux patrons qui, combinés avec ceux qui existent, feraient des vêtements délicieusement absurdes, c'est à dire fort en vogue.
Que voulez-vous que le critique, que vous apercevez dans le coin du tableau, vous dise à l'oreille: A qui la pomme? non plus la pomme de beauté, mais celle du ridicule... Il se le demande... et moi aussi.
Ne croyez pas toutefois que, voulant de parti pris me moquer, je m'adresse plutôt aux femmes qu'aux hommes. Savez-vous pourquoi ces jeunes gens causent avec le mandarin ici présent? C'est qu'ils viennent de faire un joli petit scandale en voulant, bon gré mal gré, voir les pieds des riveraines du fleuve Jaune. Si vous aviez été témoin de la colère d'A-Naï et d'A-Tchoë! Décidément, les hommes bien souvent sont eux aussi de singuliers magots.
Laissez-moi vous donner un conseil; hélas! j'en ai acheté le droit bien cher; - ne prenez pas le chemin de fer en sortant de l'Exposition. Pour aller du Champ-de-Mars à la gare de Montparnasse, on met à pied vingt minutes. La vapeur éloigne les distances, rappelez-vous-le; en chemin de fer, on met une heure et demie. et puis, quel agrément! changer trois fois de voiture, attendre, et longtemps, sous un hangar en plein air, qu'au autre train veuille bien passer; puis, rien qu'une seule classe. De sorte que vous avez l'avantage de voyager avec des maçons gris regagnant Vaugirard ou Issy. Pour un homme, passe; mais pour une femme! J'ai été témoin de tout ce que cela offre de désagréments, et ne puis que répéter: Allez à pied, en voiture, si vous en trouvez, en omnibus, et chaque jour on augmente le nombre de ces vastes véhicules; tâtez du bateau à vapeur; voyagez plutôt en ballon, ou en aéronef, que de prendre le chemin de fer, et vous vous en trouverez bien. Mettez, pour mieux vous le rappeler, ma recommandation sur l'air de: N'allez pas dans la forêt Noire.

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Le défaut général que l'on doit signaler dans l'organisation intérieure du palais est la difficulté énorme qu'on rencontre quand on veut comparer les produits similaires. J'aimerais infiniment mieux, me disait l'autre jour un haut fonctionnaire, voir tous les meubles de tous les pays pêle-mêle, dans une même pièce, au moins je pourrais aller de l'un à l'autre et tirer un profit réel de la comparaison. Au lieu de cela, il faut une demi-heure pour aller d'un bout à l'autre d'une galerie, on a le regard attiré par autre chose, et quand on arrive où l'on veut, si toutefois on y arrive, on ne se rappelle plus ce que l'on vient voir.
En France, comme en Angleterre, on n'a presque exposé que des meubles de luxe, très-beaux et bien faits, je le reconnais, mais d'un prix auquel bien des gens ne peuvent atteindre. Les meubles sont de bon goût, de ce goût qu'on ne comprend qu'en France et qu'il est difficile de définir.
La maison Lemoine, de Paris, a trois meubles qui attirent l'attention de tout le monde: une commode en acajou moucheté, ciré, dont les contours sont incrustés de nacre. Le pris est de 4,000 francs.
Une bibliothèque à trois corps, en poirier noirci incrusté d'ivoire gravé, servant à mettre des bijoux, des médailles, des bibelots. Le reste pour les livres; on est si habitué à les faire passer après tout, qu'on ne leur réserve que bien peu de place, ce qu'on a de trop. Ce meuble coûte néanmoins 35,000 francs, fantaisie de banquier.
Comme maintenant on ne lit que peu ou point, on remarque une tendance prononcée à remplacer les meubles à livres par les meubles à bibelots qui, fiers de leurs nouveaux privilèges, prennent droit de cité sous le nom pompeux de meubles de cabinet. La maison Lemoine en expose un de ce genre en bois d'Amboine, avec de gracieuse colonnettes d'ébène incrustées de marqueterie et couronnées de chapiteaux d'ivoire; et plus loin un bureau à cylindre (dit Louis XVI) fait pour orner le même cabinet.
La maison Hunsiger expose un de ces jolis meubles à la façon italienne construits en ébène et incrustés d'ivoire gravé. Je citerai d'abord un buffet-commode Louis XIII valant 1,600 francs; puis une crédence de meuble à bijoux, d'un dessin élégant et d'une exécution remarquable. Ce meuble a trois panneaux. Celui du milieu représente Thalie chassée par la Peinture*, motif copié sur le tableau de Coypel. Sur ce seul panneau, il y a huit personnages, et sur le meuble entier, on compte plus de soixante sujets, ornements toujours en ivoire gravé. J'ai voulu parlé de ce beau travail supérieur à ses analogues venus d'Italie, quoiqu'il ne soit pas encore achevé. Le fronton placé, il vaudra 10,000 fr., et je m'étonne qu'il ne soit pas encore vendu.
Le même fabricant expose de petits cabinets du même genre, soit pour contenir des bijoux, soit pour serrer des cigares, chose indispensable dans un cabinet actuel. Les prix varient entre 250 et 350 francs. Enfin je citerai une table Louis XIII faite en ébène, soutenue par huit colonnettes cannelées reliées entre-elles par des entre-jambes très-ornées et dont le prix est de 250 fr.
Chez Roll, de Paris, nous trouvons un ameublement complet de chambre à coucher, en poirier teint. Sculptures, incrustations, rien n'y manque. Un lit à baldaquin, un petit meuble (dit bonheur du jour*), dont le bas sert  aux bijoux et aux dentelles, tandis que le haut est une étagère. Puis une armoire à glace... Enfin, pour la bagatelle de 22,000 francs, vous en verrez l'affaire. Quelle misère!
Voici maintenant une superbe armoire destinée à un beau château. Le panneau principal est orné d'un trophée de chasse représentant un lièvre et un perdreau morts, et un oiseau vivant qui picore les poils du lièvre. Je défie un fervent de saint Hubert de passer devant l'œuvre de M. Knecht, de Paris, sans désirer l'acquérir.
Paris trouve une rivale redoutable dans la capitale de la Bretagne. La maison Leglas-Maurice, de Nantes, expose un cabinet complet, y compris les lambris, les pilastres représentant la peinture, la sculpture, l'architecture... et le plafond aux armes de la ville de Nantes. Les meubles sont en poirier teint sculpté. Ainsi une bibliothèque-bureau, dont le bas est une armoire et le haut une bibliothèque. On remarque que le corps supérieur est en retrait, et trois petits panneaux sculptés, représentant la Lecture, l'Ecriture et la Géométrie, pouvant se renverser et former pupitre, unissent les deux corps de ce meuble, d'une valeur de 12,000 francs.
Encore une bibliothèque en poirier teint, d'un style renaissance pur, comme sculpture et architecture. Je ferai remarquer que le meuble de M. Jemey (du faubourg Saint-Antoine) mérite une mention spéciale; il est sculpté en plein bois avec un fini remarquable, incrusté de marbre d'Algérie et couronné d'une gracieuse corniche. On ne peut rien lui reprocher. Pendant notre visite, un souverain étranger est venu pour en faire l'acquisition. Ce qui prouve en faveur du vendeur comme de l'acheteur.
M. Mariolle, de Saint-Quentin, nous a montré un joli bureau rotonde, surmontée d'une étagère fermée. Le bois est en acajou moucheté du meilleur effet. Ce meuble élégant repose un peu la vue de beaucoup de dorures de mauvais goût qui sont toutes voisines.
Je citerai maintenant plusieurs sculptures sur bois, qui sont de véritables œuvres d'art. Un baromètre, d'une valeur de 3,000 francs, a été justement apprécié par un gros financier, qui a été séduit par les fleurs, les fruits et les anges bouffis. Pour moi, je déclare ma préférence pour le charmant petit coffre à bijoux, plus simple, mais aussi plus finement sculpté. Une petite guirlande de fleurs entourant une lyre, la Poésie méditant au milieu des fleurs, son sujet favori.
Plusieurs bonheurs du jour, destinés à serrer les bijoux, ont été envoyés par MM. Warnemünde, de Paris. Ces meubles, en poirier incrusté d'ivoire, sont ornés encore de deux émaux peints par Popelin, et représente la peinture et la musique. Si l'exécution en est belle et soignée, le prix en est assez élevé: 5,000 francs. La même maison a exposé un cabinet, en noyer, dont les sculptures sont de vraies guirlandes de fleurs; dans les panneaux, des faïences ordinaires semblent jurer avec le reste du meuble.
La Touraine s'est fait dignement représenter dans le quartier du mobilier français. M. Dupont, d'Azay-le-Rideau, expose un grand meuble où le chêne ne sert que d'encadrement à cette pierre dure dite de Chauvigny, sculptée en relief par le patient artiste. Un grand personnage, qui, par sa position même, est obligé de se connaître en art, admirait beaucoup ce travail de patience et de talent, qui excite du reste une approbation universelle.
Je finirai par une nouvelle invention: les toilettes Leroy, se remplissant et se vidant sans qu'on puisse les changer de place, soit au moyen de robinets, soit en tournant la cuvette à droite ou à gauche. Dans ce mouvement de rotation, d'un côté elle ouvre le robinet qui l'emplit d'eau, de l'autre elle ouvre une soupape permettant au liquide contenu dans la cuvette de s'échapper.
Qu'on ne s'étonne pas si je n'ai que des compliments à faire aux fabricants français.
Comme le disait M. Thiers, après un examen approfondi notre pays est incontestablement le premier dans tous les genres de fabrication; dans les inventions, les perfectionnements et l'exploitation, il a et garde le même rang. C'est ce dont on se convaincra en comparant les produits nationaux aux productions exotiques.

                                                                                                                      Alfred Nettement fils.

La Semaine des familles, samedi 8 juin 1867.


* Nota de Célestin Mira:

* Thalie chassée par la Peinture:

* Bonheur du jour:


Exemple de "Bonheur du jour" de style Napoléon III.






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