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mardi 4 mai 2021

Les petits ménages.


Au moment où nous écrivons ces lignes, les Petits-Ménages, qu'on appela dans l'origine les Petites-Maisons*, ont quitté le vaste local qu'ils occupaient rue de la Chaise, n°28, en étendant une de leurs façades du côté de la rue de Sèvres, et se sont établis à Issy. Nous lisons en effet, dans l'excellent Manuel des œuvres et institutions charitables de Paris, tout récemment publié, les lignes suivantes: "Hospice des ménages, 1317 lits à Issy: maison de retraite pour les époux âgés, desservie par les sœurs de Saint-Vincent de Paul. On y reçoit les époux mariés depuis plus de quinze ans et âgés de plus de soixante ans, pourvu que leur âge réunis donnent le chiffre de cent trente ans; les veufs et les veuves de soixante ans et ayant eu dix ans de ménage; les religieuses au nombre de douze, âgées de soixante ans ou atteintes d'infirmités. Il y a 80 chambres gratuites pour les ménages pauvres et 150 lits dans les dortoirs pour les personnes devenues veuves pendant leur séjour dans la maison. On est admis à l'hospice des Ménages soit sur présentation, soit en payant. Le capital à payer pour les époux en chambre, 3200; pour les veufs ou les veuves en chambre, 1600 francs. Toute personne admise doit verser 200 francs ou apporter un mobilier qui consiste en une couchette de fer, une paillasse, deux matelas, un traversin, un oreiller, deux couvertures de laine, deux paires de draps en toile, deux chaises et un buffet; son habillement reste à sa charge."
Ce sont les sœurs de Saint-Vincent de Paul, au nombre de trente, qui desservent et qui desservaient quand il était dans l'immeuble de la rue de la Planche, l'hospice des Ménages, dont l'appropriation à cet usage n'est pas très-ancienne. Nous voyons, en effet, dans les anciens historiens qui ont traité de ces matières, que vers une époque qui ne doit pas être très-éloignée du règne de Louis le Jeune, on créa à Paris ou plutôt hors de Paris deux maladreries destinés à servir d'asile aux infortunés lépreux, très-nombreux à cette époque et auxquels on interdisait l'entrée des villes, parce qu'on redoutait la contagion de leur affreuse maladie. Ces deux maladreries furent celles de Saint-Germain et celle de Saint-Lazare. La première s'élevait sur l'emplacement où plus tard nous avons vu l'hospices des Ménages et où, en attendant la démolition de l'édifice, on entretient aujourd'hui un certain nombre de malades, colonie souffrante venant de l'Hôtel-Dieu.
Plus tard, vers le milieu du seizième siècle, le parlement fut informé que les lépreux reçus dans cet asile, où la charité pourvoyait à leur subsistance, se répandaient dans la ville comme s'y répandent aujourd'hui les pifferari*, afin d'y demander l'aumône. Mais la mendicité de la lèpre était autrement dangereuse que celle de la harpe et du violon, et dont nos oreilles ont seules à souffrir. Le parlement, considérant que l'extension continue de la ville l'avait trop rapprochée de la maladrerie de Saint-Germain, ordonna la démolition de cette maladrerie, qui serait reconstruite dans un lieu plus distant de la cité, soit avec les même matériaux si cela était jugé utile, soit avec d'autres matériaux, auquel cas les anciens seraient vendus au profit des pauvres ainsi que l'emplacement. Le cardinal de Tournon, abbé de Saint-Germain, représenta alors que la maladrerie était bâtie sur la terre de son abbaye, la vente devait avoir lieu à son profit. Le parlement reconnut que sa demande était fondée en droit, et il fut fait comme l'abbé de Saint-Germain l'avait demandé.
Treize ans plus tard, en 1557, la ville acheta le terrain et y fit construire les bâtiments qui subsistent encore aujourd'hui, mais qui seront bientôt démolis. Ces bâtiments, lors de leur construction, furent destinés à recevoir les mendiants incorrigibles, les pauvres, les infirmes, les vieillards, les femmes sujette au mal caduc, les teigneux et les fous. On voit que la triste collection des plus hideuses misères humaines, celles qui s'attaquent à l'esprit comme celles qui s'attaquent au corps, était là au grand complet. Les premiers seigneurs du lieu, les lépreux, étaient dignement remplacés. Ce n'est pas sans raison qu'Alexis Monteil fait dire à un personnage de son livre, dans le troisième volume qui montre les Français des divers Etats au seizième siècle: "De notre temps il s'est élevé à Paris, sous le nom d'Hôpital des Teigneux, un établissement où se trouve, passez-moi cette manière de parler, un assortiment complet d'infirmités, où chacun a pour ainsi dire sa tablette, au moins sa loge, où le service est fait à aussi bon marché et aussi bien qu'il est possible; les infirmes eux-mêmes sont surveillants, ils sont eux-mêmes tailleurs, lingers, blanchisseurs, commissionnaires, garde-malades. Le gouverneur est le seul qu'on paye."
Il y a un grand nombre d'anciens hôpitaux dont on ignore les fondateurs. La main droite a caché à la main gauche ses aumônes, selon le précepte évangélique, et comme ces maîtres des pierres vives du moyen âge, en élevant les plus beaux monuments, désiraient que la gloire en fut à Dieu et que les noms des architectes fussent oubliés, les hommes généreux qui consacraient une partie de leurs biens au pauvres ont souvent voulu que leur bonne œuvre subsistât seule et que le nom des ouvriers de charité fût oublié.
" A Rouen, fait dire Alexis Monteil à l'un de ses interlocuteurs, les Normands ont été plus fins. J'y ai été malade. Je me souviens que tous les samedis, à six heures du soir, une voix se faisait entendre: Guillaume Lebreton, écuyer, conseiller, échevin, fut un des principaux bienfaiteurs de cette maison. Pauvres, priez; n'oubliez pas celui qui ne vous a jamais oubliés. Un jour la cloche sonna extraordinairement. Tous les malades se mirent à prier. J'avais dans ce moment une colique violente.
"-Mon voisin, me dit en nasillant un gros homme du pays, alité à côté de moi, c'est la fondation du chanoine Brice, il faut dire un Pater et un Ave si l'on peut. Tâchez de le dire, vous ne vous en repentirez pas!"
"Véritablement, un moment après, on servit un gros pigeon rôti et une bouteille de vin à chaque malade. Ce bon chanoine a fondé six pareilles fêtes de malades, qui ont lieu tous les ans. Un autre jour, la cloche sonna à une heure non accoutumée. Les malades se jettent aussitôt à genoux et l'un d'eux dit le Pater noster. A l'instant, la porte s'ouvre, et un serviteur de l'hôpital, tenant un grand sac d'argent, nous donna à chacun dix sous. Ah! combien de bénédictions furent données au nom du fondateur Cotterel, grand prieur de Saint-Ouen!"
J'ai cité cette aimable page d'Alexis Monteil parce qu'elle donne une idée de la différence de la charité affectueuse et prodigue de nos pères avec la charité correcte mais un peu sèche de notre temps. La charité de nos pères ne se contentait pas de donner le nécessaire aux nécessiteux, elle leur ménageait des douceurs, elle leur faisait des surprises, et vous reconnaissez le sentiment qui dicta la disposition du testament de Suger par laquelle il prescrivait qu'à certaines grandes fêtes de l'année on donnât à ses moines, en l'honneur de sa mémoire, une pitance plus forte avec une mesure de bon vin. Ce grand homme, ce bon père savait que le cœur humain a besoin d'être quelquefois réjoui pour avoir le courage de reprendre le fardeau de ses misères. La charité de ce temps était ingénieuse, attentive, prévenante; savez-vous pourquoi? c'est qu'elle aimait. Elle avait à la bouche un mot charmant: "Mes bons pauvres." La charité de nos jours est digne de louange sans doute, mais elle est plus raisonnable qu'affectueuse. Elle n'a point d'effusion, elle ne baise point les pieds des lépreux, comme saint Louis après les avoir lavés. Elle n'aime pas, elle remplit un devoir, elle fait strictement le nécessaire pour les nécessiteux, elle calcule, elle administre. Voilà le grand mot lâché. Notre temps est administrateur.
Cela dit, faisons comme le gros homme du pays, situé à côté du malade d'Alexis de Monteil, et disons que le principal fondateur de l'hôpital Saint-Germain fut Jean Huillier de Boulencourt, président de la chambre des comptes. Il donna des rentes et des meubles et fit élever plusieurs des bâtiments. La forme de leur construction, qu'il faut attribuer vraisemblablement à la diversité de leur destination, les fit appeler les Petites-Maisons, parce qu'effectivement ces édifices étaient petits et séparés les uns des autres; or, comme il y avait une partie de cet établissement consacrée à recevoir les fous, on voit quelle est l'origine de cette locution, les Petites-Maisons, appliquée comme un synonyme de la folie: "Il est bon à mettre aux Petites-Maisons."
La chapelle de l'hôpital, rebâtie en 1615, fut dédiée sous le nom de Saint-Sauveur, et l'on bénit, en 1656, celle de l'infirmerie sous le nom de la Sainte-Vierge. Au moment de la révolution de 1789, l'hôpital Saint-Germain ne formait qu'un seul et même établissement avec le grand bureau des pauvres et était destiné à quatre usages principaux: on y recevait quatre cents personnes vieilles et infirmes des deux sexes, les fous, les personnes atteintes de maladies contagieuses, les enfants teigneux. Le bâtiment construit sur la rue de la Chaise avait cette dernière destination. C'est à partir de la Restauration de 1815 que l'ancien hôpital Saint-Germain est devenu exclusivement l'asile des personnes âgées et infirmes des deux sexes et qu'on l'a appelé l'Hospice des Ménages.




Le banc dessiné par Felleman et que nous plaçons sous les yeux des lecteurs a été pris sur nature dans le jardin de la rue de la Chaise avant la translation de l'établissement à Issy. C'est un triste tableau que celui de la vieillesse et de la pauvreté, surtout quand les vieillards, détachés du foyer de la famille, viennent abriter sous le même toit leurs souffrances et leurs infirmités. Auprès du foyer domestique, ceux qui s'en vont ont leur place marquée auprès de ceux qui viennent, ce sont des souvenirs auprès des espérances; et le grand-père et la grand'mère, ainsi entourés, ressemblent à ces vénérables ruines sur lesquelles on voit des plantes vivaces grimper ou s'épanouir de fraîches giroflées qui les embaument de leurs parfums. C'est une triste chose, au contraire, qu'une réunions de caducités et de maladies, ramassés dans un cadre où aucun rayon ne luit, où aucune espérance ne vient sourire, et l'on dirait, quand on pénètre dans ces mornes asiles de la souffrance et de la vieillesse, qu'on entre dans l'antichambre d'une nécropole. N'importe. Il faut se souvenir que ces lieux existent afin d'avoir le cœur piteux envers les vieillards, comme disaient nos pères. Il faut adoucir les jours que Dieu les oblige à passer encore sur la terre et se souvenir que sous cette enveloppe flétrie par les ans, dans ces corps courbés et infirmes, il y a une âme immortelle qui trouvera des ailes plus agiles que celle de la colombe pour remonter vers son Créateur, et qui reviendra un jour vivifier, rajeunir, transfigurer le corps, son compagnon de route sur la terre, et lui communiquera sa bienheureuse immortalité.

                                                                                                                                  Félix-Henri.

La semaine des familles, samedi 24 août 1867.

* Nota de Célestin Mira:

* Les Petites-Maisons: l'hôpital des Petites-Maisons a remplacé en 1557, au faubourg Saint-Germain, une maladrerie datant de 1497. C'était, en autre,  un asile d'aliénés destiné à recevoir "des personnes insensées, faibles d'esprit ou même caduques"

* Pifferari: voir l'article sur Les pifferari.

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