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dimanche 8 juin 2025

Une ère nouvelle dans la toilette féminine.

Les modes de cet hiver conséquences de l'exposition.


En groupant tout ce qui a rapport à la toilette de la femme, en réunissant les modèles les plus variés et les plus séduisants, les uns empruntés aux élégantes du passé, les autres créés par la fantaisie le plus moderne, l'Exposition ne pouvait manquer d'avoir sur la direction de la mode une influence profonde. C'est cette influence que nous allons montrer se dessinant dans tous les éléments de la parure féminine, qui se trouve entièrement renouvelée, en sorte qu'il est exact de dire qu'une nouvelle ère commence pour la mode, datant de l'Exposition de 1900.



A l'entrée de l'hiver, il arrive ordinairement que les modes sont encore indécises; les créations nouvelles ne sont lancées qu'à titre d'essai, et parfois la forme qu'on voit régner au milieu de la saison est celle sur le succès de laquelle on comptait le moins. Il n'en sera pas de même cette année. L'hiver qui vient a ceci de particulier qu'il vient après l'Exposition. Ce petit fait tout simple est gros de conséquences.
En vue de l'exposition, tailleurs, fourreurs, couturières, modistes ont fait un effort considérable. Il a fallu, en un court espace de temps, pour une date déterminée, trouver des idées, créer des formes nouvelles. Les costumes doivent rester exposés pendant six mois et ne pas sembler plus démodé que le premier. Il fallait donc s'inspirer d'idées générales plutôt que de fantaisies capricieuses, recourir aux règles qui ont un caractère stable et rechercher le style. C'est ce qu'on a fait, et il a suffit de parcourir l'Exposition pour s'y rendre compte que les tendances de la mode pour cet hiver sont précises, arrêtées, déterminées.


Toilettes de ville pour la saison d'hiver.

Plus de chapeaux plats s'abaissant sur les yeux, toutes les formes
 de chapeaux découvrent le front et montreront l'ondulation des
cheveux. Les grands et larges renards s'étaleront tout entiers sur
les épaules, encadrant le cou en dégageant le buste à volonté. La
caractéristique de la mode actuelle est dans la forme nouvelle du
corset qui allonge la taille.
(Gravures extraites de
La mode Pratique)



Ces tendances sont vraiment nouvelles et c'est de l'exposition encore que décolle leur nouveauté. En effet, on y a réuni toutes les tendances de l'histoire du costume. Nous y avons eu sous les yeux notamment au Palais du Costume tous les types et toutes les élégances de jadis. Comment ne pas dégager un idéal Comment ne pas apercevoir entre certains moments du goût d'autrefois et le goût d'aujourd'hui de secrètes analogies? Comment résister à la tentation de reprendre au passé pour le renouveler et le rajeunir, ce qu'il avait de plus gracieux? cela était bien impossible.
De fait l'Exposition de 1900 aura marqué dans l'histoire du costume moderne. La mode pour cet hiver s'est complètement renouvelée. Voici venir une nouvelle silhouette de la femme.

Uns silhouette nouvelle de la femme.

Quelle était hier encore la silhouette de la femme élégante? Son tour de taille était aussi réduit que possible et formait avec les épaules le dessin d'un pot de fleurs, tandis que les hanches saillaient en une courbe exagérée; la poitrine était remontée et proéminente, la ceinture rentrant à l'estomac.
Aujourd'hui, toute la grâce de la femme réside dans l'allongé des lignes. Une ligne partant des épaules rejoint par une courbe légèrement rentrante la ligne des hanches. De profil, une seule ligne toute droite et verticale suit l'épine dorsale; de face, la ligne du cou à la poitrine est aussi peu saillante que possible, sans exagération factice, et une ligne toute droite tombe de la poitrine jusqu'à terre.
Cette différence de silhouette est due surtout, on le devine,  à la différence des corsets. Ce sont des médecins qui, émus par les désastres causées par le corset ordinaire, et notamment des maux d'estomac dont il est la cause, ont donné l'alarme. De là un mouvement dont on a pu constater à l'Exposition les résultats déconcertants pour les yeux non initiés, et si intéressants pour quiconque est soucieux de l'hygiène en même temps que l'esthétique. La poitrine à sa place et à l'aise dans une sorte de brassière et non baleinée; l'estomac, les poumons laissés absolument libres, sans compression, les hanches, les reins solidement soutenus; tel est le principe. Grâce à ce corset, la taille n'est plus ronde, elle tombe devant très bas. Cette nouveauté commande toutes les nouveautés de la mode. Elle impose la prédominance de la forme princesse, qu'il s'agisse du costume tailleur, de la robe de ville ou de la toilette de bal. Passons donc en revue les diverses toilettes dont a besoin pour toutes les occasions de la journée, une femme qui sait s'habiller.

Les quatre toilettes du jour.

Pour les sorties du matin, le costume tailleur très précis de coupe, très sec de façon. Il a l'aspect d'un long fourreau de drap qui prend la forme de la femme. Voici, par exemple, un costume de drap à plis. Les multiples plis verticaux et piqués qui parte des épaules, se rétrécissent à la taille, s'élargissent aux hanches, s'étalent vers le genou pour donner l'ampleur nécessaire à la marche. Une bande drap piqué souligne la taille très bas, en dessous de l'estomac. Le haut du corsage conserve comme dans le costume masculin les revers dégageant le cou, et l'on devine la chemisette de satin souple, ton sur ton. Le même tissu, de même ton, reparaît au poignet et à l'avant-bras, en un bout de manche légèrement bouffante et tombante qui s'échappe de la manche du drap.
La robe d'intérieur est le fourreau Empire, sans ampleur jusqu'au genou, où il s'évase pour traîner à terre. Les robes de Joséphine à l'Exposition nous ont montré ce spécimen de jupe sans ceinture partant de dessous la poitrine. Mais c'est en cela seulement que consiste la ressemblance. Le haut du buste est orné d'une sorte de boléro très court, ne descendant que jusqu'au milieu de la poitrine et très chargé d'ornements.


Boléro à pointe et chapeau auréole.

Même le canotier classique à bords ronds se portera en arrière.
Le boléro très garni suivra, devant, la forme allongée du corsage
moderne, et la jupe plissée se verra encore, pourvu que ses plis
soient tenus du haut, formant fourreau, et lâchés du bas,
s'évasant d'eux-mêmes.



Les couleurs claires, "œuf de cane", "rose de Chine", les tissus souples, sont très appréciés pour la robe d'intérieur. La robe de ville sera le plus généralement de drap uni, très longue. Les draps zibelins seront de beaucoup les plus luxueux; ils coûteront plus chers que la soie; on les réservera pour les robres très habillées; les autres draps nouveaux cet hiver seront du genre anglais, sec, rugueux et de teintes neutres. La robe de ville peut être encore, tendance toute nouvelle, en faille sèche, mate et sans reflets. Le col, de plus en plus montant, à oreillettes, ou tout au moins s'élevant sous les oreilles. La manche très longue et plate avançant jusque sur le milieu de la main, moulant le bras dans toute sa longueur, légèrement épaulée du haut, est démodée. La manche à la mode est du genre pagode mitigé, s'arrêtant au dessus du coude en forme d'entonnoir et s'ouvrant sur une seconde manche qui se termine par un étroit poignet et peut affecter les formes les plus variées, de sac, de jabot, de bracelet, à plis, à fronces, à volants. Un grand couturier, pour relever notre industrie du ruban, lance des robes de dîner et de soirées, striées de rubans. On constate aussi le retour aux passementeries, glands dorés, boutons de velours brodés de filigrane d'or et d'argent, aiguillettes minuscules se jouant dans la dentelle. Cette industrie, toute de goût et de fantaisie, est bien française.
Les teintes usitées pour la toilette de visite sont les tons neutres, tels que le marron et beaucoup le noir. Une innovation qui n'a guère chance de se généraliser consiste à porter des gants en chevreau teint de couleur, chevreau, rose, vert, cerise. L'usage nouveau et très rationnel veut qu'on entre au salon "en taille", laissant au vestibule le grand manteau de voiture, en drap à revers de martre, zibeline, avec larges manches bordées de même.
C'est dans la toilette du soir, robe de dîner ou robe de bal, qu'apparaît avec tout son caractère moderne la silhouette souple et allongée de la femme. Ici d'ailleurs plus que partout l'imagination des couturiers peut se donner libre cours. Ici plus que partout règne la variété et la fantaisie. Autant les robes de marche sont sèches et précises, autant celles du soir, comme nous en avons la preuve à l'Exposition des couturiers, sont vaporeuses et légères. Les tissus transparents ou ajourés font fureur.


Robe de tissu transparent.

Ce costume de tissu ajouré sur transparent est le type de la
robe montante moderne: col haut, tendu, buste orné, manches
collantes, jupe fourreau: la femme y est entièrement moulée.



D'autre part, et en opposition avec toute cette mode, les belles soieries de Lyon ont été retenues par nos grands couturiers. Il faut de longues jupes plates et non chargées pour permettre aux grandes fleurs à longues tiges, aux branches de lilas, aux essaims de papillon de se développer complètement. Les robes toutes de dentelle se porteront constellées de cabochons et lamées d'or et d'acier.
Toutes les formes de manteaux d'hiver se portent à la fois: veste, jaquette et boléro; mais surtout le paletot droit, long, tantôt à empiècement, tantôt à fichu et triple collet, et à ceinture: en drap ou en fourrure, il est le plus nouveau des modèles. Sur la robe de bal, on pose le manteau de dentelle blanche ou de grosses guipures sur transparent, doublé de fourrure épaisse.

Les chapeaux se relèvent découvrant le front bien garni.

La coiffure est très sensiblement modifiée. Certes les cheveux sont encore ondulés. Mais plus de racines remontées aux tempes, plus de cheveux tirés sur la nuque. Au contraire, les tempes sont garnies de petites coques ou bouclettes, les cheveux de la nuque sont disposés en petits chignons accompagné de boucles légères. L'idée, lancée timidement l'année dernière, de la frange de cheveux raides sur le front, a échoué, et ne sera pas reprise. Mais ces légères échappées désormais autorisées, bouclettes, petit rouleau frisé, contribueront à adoucir les traits et resteront gracieux tant qu'elles n'envahiront pas trop le front;
Cette modification de la coiffure entraîne par voie de conséquence, celle de la forme des chapeaux; Les grands chapeaux à larges bords, dégageant le front, découvrant une partie de l'ondulation des cheveux, sont tout indiqués. La plupart des autres formes sont également relevées, les unes de côté, les autres de trois quarts ou tout autour. Cela donne le champ libre à toutes les fantaisies de chapeaux: bicorne, tricorne ou quadruple-corne, mousquetaire ou marquis. Le principe est de découvrir le plus possible les cheveux par devant.

Une révolution dans l'industrie de la fourrure.

L'Exposition des fourrures a eu aussi une influence considérable et qui se traduit de plusieurs manières. D'abord pour les parures de cou, les peaux de bêtes minuscules, martres et zibelines en collier, sont remplacées par d'énormes peaux de renard de toutes les couleurs, d'autant plus précieuses que la nuance est plus rare, le poil plus régulier, plus serré, plus brillant, plus léger: renard rouge, le plus commun, renard blanc immaculé, renard noir déjà plus apprécié, renard bleu-gris, enfin et surtout le plus précieux de tous, le renard argenté dont on a vu de si beaux spécimens à l'Exposition des eaux et forêts et à l'Exposition russe. La parure de renard se portera aussi tout l'hiver sur la toilette de visite, après s'être portée tout l'automne sur le costume de drap.
Une innovation considérable que permet la mode de la robe princesse, est celle de la confection du costume complet en fourrure. Les essais en ce genre avaient toujours échoué, ayant contre eux l'ampleur ou le dessin de la jupe: la forme fourreau ou princesse est la seule compatible avec la fourrure. Toutes les fourrures dont on fait les manteaux peuvent ici être utilisées: naturellement l'effet comme le prix en sera différent. La robe de loutre est très luxueuse, celle d'hermine veut la grande cérémonie, celle d'astrakan est épaisse à l'œil, celle de chinchilla déconcerte par son originalité; le breitschwanz, à cause de sa nuance et de ses moirures, à cause surtout de la finesse de la peau, presque aussi mince qu'un satin, est la fourrure qui a toutes les préférences pour ce genre d'emploi. Inutiles de dire que ces robes sont très coûteuses; mais si le succès se prononce en leur faveur, on peut compter sur l'industrie moderne pour en rendre l'usage plus accessible.


Type de robe princesse.

La toilette de bal sera une robe princesse au buste plat et long,
fourreau sur les hanches et élargie du bas par un amas de volants
ou ruchés. Le tissu en sera souvent léger et à jours, souvent constellés
 d'éléments lumineux: perles, pierres serties, etc
.



Enfin un autre résultat amené par l'Exposition sera le point de départ d'une ère toute nouvelle dans l'industrie de la fourrure. Jusqu'ici le principe que les peaux devaient subsister dans leur entier avait la valeur d'un dogme. Quand il fallait couper les peaux pour obtenir la forme, on ne s'y résignait qu'avec toute sorte de regrets et à la dernière extrémité. En conséquence le vêtement était toujours plus ou moins lourd et engonçant. Aujourd'hui, on n'hésite plus à couper la fourrure en pleine peau, à y faire des fentes énormes et à combler les vides par des éléments plus légers. On verra des collets de chinchilla où chaque peau est encadrée par des entre-deux de guipure sur transparent, l'ensemble formant, au lieu d'un tissu de fourrure, un quadrillé ou large damier. On verra une robe de breitschwanz incisée pour laisser la place à de larges fleurs de dentelle, soleil, chrysanthème ou dahlia; la jupe en sera parsemée comme une étoffe de ses dessins.
La fourrure peut donc être considérer désormais comme "une étoffe au mètre" dont on prendra ce qu'il faut pour le meilleur effet du vêtement; désormais la coupe ne sera plus subordonnée à la fourrure, mais la fourrure à la coupe.
Les manchons de cet hiver seront encore énormes: par leurs larges ouvertures le froid pourrait pénétrer, l'air s'engouffrer. Pour parer à cet inconvénient, on entourera les bords de garniture abondantes: plissés, coquillés, volants de dentelle ou de mousseline de soie qui retomberont sur les poignets; La forme n'en sera pas complètement ronde, mais rétrécie d'en haut.


Toilettes simples pour petites filles.

Les formes de chapeaux ne seront jamais trop grandes pour
coiffer les petites filles et les garnitures en seront très larges.
Contrairement aux corsages des dames, qui sont plats et tendus,
ceux des fillettes seront amples et vagues, formant blouse. Leur taille
sera basse et leur jupe courte.



Sur bien des points on voit que les modes de cet hiver sont différentes de celles de l'an dernier. Vraiment une étape a été franchie. Le corset droit allonge la taille; la robe est longue à manches pagodes, la coiffure bouffante s'encadre du large chapeau relevé, garnie de plume, de gaze, de tulle, tout élément vaporeux. La fourrure s'assouplit et varie ses formes. Toutes ces indications très précises concourent à un résultat d'ensemble. Parmi les toilettes d'autrefois exposées au Palais du costume, celles que nos couturiers ont le plus regardées, ce sont encore celles du temps de Marie-Antoinette. La mode, en s'en inspirant, n'aura garde d'ailleurs de les reproduire. Elle conserve son indépendance et l'affirme surtout par le choix des détails. De l'Exposition de 1900 date une mode, à la fois inspirée de la tradition et marquée à l'empreinte du jour: c'est un Louis XVI modernisé.

Les gravures que nous reproduisons sont extraites du journal La Mode Pratique, revue de la Famille dirigée par Mme C. de Broutelles (Hachette et Cie, édit.). Un numéro spécimen sera envoyé à toute personne qui en fera la demande par Lettre affranchie.

Lectures pour Tous, 1900-01.

jeudi 5 juin 2025

Coutumes françaises et légendes de Noël.


Ces touchants usages, qui nous sont si chers à tous, et par lesquels nous avons à cœur de célébrer les fêtes de Noël, d'où viennent-ils? Quelle est l'origine de tant de beaux contes qu'on entend encore à la veillée dans les campagnes et dont l'ensemble forme un des plus captivant chapitre de la littérature populaire? Comment s'explique le caractère de ces légendes, tour à tour terribles, ou touchantes, dramatiques ou gracieuses? Nos lecteurs auront plaisir à trouver ici, merveilleusement traduit par l'art d'un Lhermitte* et d'un Boutet de Monvel*, les plus significatifs de ces récits légendaires inspirés par une même émotion, et de ces usages traditionnels qui, se rattachant intimement à de longs siècles de vie française, nous arrivent tous chargés de sensibilité et imprégnés de poésie.



Il n'est personne aujourd'hui qui ne goûte le charme délicieux de cette fête de Noël, la plus touchante entre les solennités du christianisme, puisqu'elle s'adresse plus qu'aucune autre à la famille et à l'enfance. Mais ce que nous avons peine à nous représenter, c'est la place qu'elle a tenu dans la vie d'autrefois. Chaque année, au retour du même anniversaire, une intense et ardente émotion étreignait les cœurs, et dans la nuit consacrée il n'était village éloigné, hameau perdu dans les montagnes, chaumière isolée dans les forets, qui n'envoyait à l'église la plus voisine son contingent de pèlerins. Elle était souvent fort éloignée, cette église voisine! Il fallait faire un difficile voyage, marqué trop souvent par des incidents tragiques. Après cette marche pénible dans les ténèbres et dans le froid, quel éblouissement devait produire la chapelle égayée de lumières et de chants! Et, en retour, quelle joie de se serrer autour du foyer dans l'intimité de la famille! Ne devine-t-on pas déjà pourquoi nous allons trouver tour à tour de l'effroi et de l'allégresse, de la souffrance et de la douceur dans les légendes qui ont pris autour de cette fête un si merveilleux essor?

Pèlerins sur la sombre route. Sinistre voyageuse.

Songez en effet à ce qu'étaient jadis nos campagnes, à l'isolement des villages, à l'insécurité des chemins.
Or, voici que les premiers tintements de la cloche se font entendre. C'est l'hiver et c'est la nuit: la campagne est couverte de neige; les grands arbres sans feuilles, sombres sur le firmament blême, se tordent et prennent des attitudes presque humaines. Au détour des chemins, que des lanternes vacillantes éclairent de leurs lueurs falotes, en faisant étinceler le givre aux arbres, on croit voir d'étranges silhouettes. Des voix d'un accent inconnu traversent l'air, pareilles tantôt à des plaintes, tantôt à des ricanements. Et l'on va dans l'attente d'on ne sait quoi de mystérieux, dans la crainte vague d'un danger tapi dans l'ombre et qui vous guette.


En route pour la messe de minuit.
Dessin de Boutet de Monvel.


A la lueur vacillante des lanternes, c'est un défilé pittoresque,
dans les campagnes, que celui des paysans emmitouflés se rendant
à la messe de minuit. Du moins n'ont-ils plus à craindre les
tragiques rencontres autrefois fréquentes, au temps où les
loups pullulaient dans certaines régions de la France.



Tout à coup, sur le talus de la route, entre un buisson et le tronc d'un hêtre abattu, deux yeux flamboient. C'est un fait bien connu qu'au temps passé les bandes affamées des loups n'ont cesser de jeter l'effroi jusqu'au milieu des villages. Innombrables sont les récits ayant trait à ces rencontres presque toujours mortelles. L'un des plus saisissant retrace la mort tragique d'un braconnier et de sa femme qui, au retour de la messe de minuit, regagnaient leur cabane isolée dans la forêt d'Argonne. Ils trouvèrent que la porte avait été ouverte par la poussée du vent. Des loups s'étaient réfugiés à l'intérieur. Ce fut alors une mêlée horrible dans laquelle, épuisés, perdant le sang par leurs cruelles blessures, les deux malheureux succombèrent et servirent de pâture aux loups.
Dans les pays de montagnes, combien de fois une tempête de neige effaça toute trace de chemin, combien de fois une crevasse subitement ouverte engloutit les malheureux qui s'étaient égarés!
C'est pourquoi l'on conte aux veillées d'hiver que la Mort se promène sur les routes pendant la nuit de Noël.
Jadis, une femme qui s'en allait à la messe de minuit rencontra un cheval monté par une femme dont on ne voyait pas la tête encapuchonnée. Elle s'approcha, en se mettant à geindre comme si elle était rendue de fatigue et en se plaignant de ne pouvoir plus marcher: la cavalière lui offrit de monter en croupe. Mais quand elle eut touché l'obligeante voyageuse:
"Eh quoi! s'écria-t-elle, vous êtes froide comme la Mort!
- Ce n'est pas étonnant, ma brave femme, c'est moi qui suis la Mort!"
Grande fut la frayeur de la fermière, comme on peut croire. Quand elle eut retrouvé un peu de hardiesse, elle demanda à sa lugubre compagne où elle se rendait.
" A la messe, répondit la Mort. Regardez-moi quand je serai entrée à l'église; vous seule me verrez; tous ceux que je toucherai avec cette petite baguette devront mourir dans l'année qui vient."
Arrivées à l'église, les deux femmes descendirent, et la fermière était seule à distinguer la Mort. Elle la vit se promener parmi les fidèles agenouillés, effleurer de sa baguette, tantôt l'un, tantôt l'autre, sans regarder ni au sexe, ni à l'âge. Tout à coup, ayant vu que son propre père avait été désigné par la sinistre baguette, elle ne put retenir un cri; mais déjà, la Mort impitoyable avait disparu...
Dans l'année, le village conduisit au cimetière tous ceux que la funèbre voyageuse avait marqué pendant la nuit de Noël.

La nuit des merveilles. Les bêtes parlent, les pierres se meuvent.

Ces nouvelles de mort sont souvent annoncées par les bêtes de l'étable; car, cette nuit-là, en souvenir du bœuf et de l'âne, les bêtes se mettent à parler comme les gens. Dans une ferme du Berry, un boiron (garçon de ferme), qui se trouvait couché près des bœufs, entendit le dialogue suivant:
"Que ferons-nous demain? demanda tout à coup le plus jeune du troupeau.
- Nous porterons notre maître en terre, répondit d'une voix lugubre un vieux bœuf à la robe noire, et tu ne ferais pas mal, François, continua l'honnête animal, en arrêtant ses grands yeux sur le boiron, d'aller l'en prévenir, afin qu'il s'occupe des affaires de son salut."
Le boiron se rendit en hâte auprès du fermier, pour lui faire part de la prédiction. Ce fermier était un mauvais chrétien, et il avait préféré à la messe de minuit une monstrueuse orgie. Il était donc joyeusement attablé, tandis que la bûche de Noël, la Cosse de Nau, comme disent les Berrichons, flamboyait dans l'âtre et que sa femme et ses enfants priaient à l'église. Le boiron fut brutalement reçu. Il rapporta pourtant les paroles du bœuf à robe noire qu'on appelait Morin.
" Le vieux Morin en a menti! je vais lui donner une correction", s'écria le fermier, le visage empourpré par le vin et la colère.
Sautant sur une fourche de fer, il s'élança vers les étables. Mais il avait à peine franchi la cour de la ferme qu'on le vit chanceler, étendre les bras et tomber à la renverse.
Encore n'est-ce rien que d'entendre parler les bêtes; pour peu qu'on soit familier avec les contes et les fables, à peine songe-t-on à s'en étonner. Mais que les choses elles-mêmes prennent une âme, et se mettent en mouvement, voilà ce qui mérite attention!
Lisez mainte légende bretonne, et vous y verrez que, là-bas, nombreuses autant qu'énormes sont les pierres qui se déplacent, pendant la messe de minuit, pour aller boire, comme des moutons altérés, aux rivières et aux ruisseaux. Un mégalithe, près  de Jugon, se rend à la rivière de l'Arguenon. Dans le bois de Couardes, un bloc de granit, haut de trois mètres, descend pour aller boire au ruisseau voisin et remonte se placer de lui-même. il y a au sommet du mont Beleux un menhir qui se laisse soulever par un merle et qui met à découvert un trésor; A Noyal-Pontivy, on voit un peulven, haut de cinq mètres, qui se met en marche, la veille de Noël, pour aller se désaltérer au Blavet. Enfin, il faut entendre, telle qu'elle nous est contée par Emile Souvestre*, la jolie légende des Pierres de Plouhinec qui vont boire à la rivière d'Intel.
La plus célèbre était jadis la grosse pierre de Saint-Mirel, dont Gargantua se servit pour aiguiser sa faux et qu'il piqua, après la fauchaison, comme on la retrouve encore aujourd'hui. Elle cachait un trésor qui tenta un paysan des alentours. Ce paysan était si avare qu'eût pas trouvé son pareil; le liard du pauvre, la pièce d'or du riche, il prenait tout; il se serait payé, s'il eût fallu, avec la chair des débiteurs. Quand il sut qu'à la Noël les roches allaient se désaltérer dans les ruisseaux en laissant à découvert des richesses enfouies par les anciens, il songea pendant toute l'année à s'en emparer. Pour pouvoir prendre le trésor, il fallait cueillir, durant les douze coups de minuit, le rameau d'or qui brillait à cette heure seulement dans les bois de coudriers et qui égalait en puissance la baguettes des plus grandes fées. Lors, ayant cueilli le rameau, il se précipita de toute sa force vers le plateau où le rocher de Gargantua profilait sa masse sombre, et, lorsque minuit eut sonné, il écarquilla ses yeux.
Lourdement le bloc de pierre se mettait en marche, s'élevait au-dessus de la terre, bondissait comme un homme ivre à travers la lande déserte, avec des secousses brusques qui faisait sonner au loin le terrain de la vallée. Juste à ce moment, la branche magique éclairait l'endroit que la pierre venait de quitter. Un vaste trou s'ouvrait, tout rempli de pièces d'or. Ce fut un éblouissement pour l'avare, qui sauta au milieu du trésor et se mit en devoir de remplir le sac qu'il avait apporté. Une fois le sac bien chargé, il entassa les pièces dans ses poches, dans ses vêtements, jusque dans sa chemise. Dans son ardeur, il oubliait la pierre qui allait venir reprendre sa place. Déjà les cloches ne sonnaient plus. Tout à coup le silence de la nuit fut troublé par les coups saccadés du roc qui gravissait la colline et qui semblait frapper la terre avec plus de force, comme s'il était devenu plus lourd après avoir bu à la rivière. L'avare ramassait toujours ses pièces d'or. Il n'entendit pas même le fracas que fit la pierre, quand elle s'élança d'un bond vers son trou, droite comme si elle ne l'avait pas quitté.
L'homme fut broyé, sous cette masse énorme, et de son sang il arrosa le trésor de Saint-Mirel.

Le diable en fuite. Derniers pièges et rage impuissante.

Pendant qu'ils traversaient les campagnes qui leur paraissaient animées d'une vie singulière, les pèlerins de Noël ne cessaient de concentrer tout l'effort de leur esprit sur une même idée: le triomphe du Seigneur sur Satan mis en fuite.
Quelle ne devait pas être, songeaient-ils, la rage du démon vaincu, et quels pièges ne devait-il pas s'efforcer de tendre aux hommes pendant les derniers instants qui précédaient sa déroute suprême!
C'est lui, en effet, qui devaient ouvrir au pied des croix et des oratoires champêtres des antres béants au fond desquels on voit ruisseler des flots d'or et de pierreries, c'est à dire autant de gouffres conduisant aux Enfers. Aux vastes carrefours des campagnes et dans les sentiers parcourus par les caravanes de la messe de minuit, il sème de larges et splendides pistoles, étincelant dans l'ombre comme des charbons ardents. L'envie vous prend-elle de garnir votre escarcelle de cette brillante monnaie? chaque pistole ramassée échappe aussitôt des mains, en laissant aux doigts une empreinte noire ineffaçable, avec une sensation de brûlure atroce pareille à celle du feu de l'Enfer.
Il est partout: on le rencontre courant la campagne sous les formes les plus imprévues.
Autrefois, au collège de Saint-Amand, un vieux domestique contait ainsi l'aventure fantastique qui lui était arrivé le 25 décembre 1783. Malgré des représentations de son père, il avait tendu des collets dans un ancien cimetière. Il y courut pendant la messe de minuit et trouva pris au piège un lièvre qui, au lieu de l'attendre, se coupa la patte avec les dents. Lui, de le poursuivre, l'autre de se sauver aussi vite que le lui permettait sa blessure. Enfin, après une longue course, ils arrivèrent tous les deux au bord du Cher, et au moment où le chasseur allait mettre la main sur sa proie, la maligne bête franchit la rivière d'un seul bond. Alors, se tournant vers le jeune homme épouvanté:
"Eh bien! l'ami s'écria le diable qui avait repris sa forme, est-ce bien sauté pour un boiteux?"
Mais un moment vient où le Malin est enfin réduit à l'impuissance: c'est lorsque tinte le premier coup de minuit. Il faut savoir en profiter. Ecoutez plutôt ce que fit Jean Scouarn de Saint-Michel-en-Grève.
Un jour qu'il errait sur les grèves de Saint-Michel, il rencontra un pauvre chemineau qui, pour le remercier d'un morceau de pain qu'il lui avait donné, lui révéla le moyen de gagner la fortune et le bonheur. Il lui apprit en effet qu'au milieu de la grève se dressait un château habité par une princesse belle comme une fée et riche comme les douze pairs de France. Les esprits de l'Enfer la retenaient sous les eaux. A Noël, au premier coup de minuit, la mer s'ouvrait et laissait voir le château: si quelqu'un pouvait y rentrer et aller prendre dans la salle du fond la baguette magique, il pouvait devenir le mari de la châtelaine. Mais il fallait avoir mis la main sur la baguette avant le dernier coup de minuit. Sinon la mer revenait engloutir le château, et l'audacieux chercheur était métamorphosé en statue.
Scouarn résolut de tenter l'aventure. A minuit, en effet, la mer s'écarta comme un rideau qu'on tire et laissa voir un château resplendissant de lumières. Scouarn ne fit qu'un bond à l'entrée, franchit la porte. La première salle était remplie de meubles précieux, de coffre d'or et d'argent. Tout autour se dressaient les statues des chercheurs d'aventures qui n'avaient pas pu aller plus loin. Une seconde salle était défendue par des lions, des dragons et des monstres aux dents grinçantes. Jean Scouarn était perdu s'il hésitait.
Comme le sixième coup de minuit sonnait, il réussit à passer au milieu des bêtes enchantées qui s'écartèrent, et pénétra dans un appartement plus somptueux que tous les autres, où se tenaient les filles de la mer, belles comme des fées et habillées comme des princesses. Il allait se laisser entraîner dans leur monde, quand il aperçut tout au fond la baguette magique. Il se dégagea brusquement des jolies mains qui le retenaient et il toucha enfin le but désiré.
Le douzième coup de minuit sonna.
Mais déjà, Scouarn tenait la baguette magique, et il n'avait plus rien à craindre. A sa voix, la mer s'éloigna du château, et les esprits de l'Enfer définitivement vaincus s'enfuirent en poussant des cris à faire trembler les rochers. La princesse délivrée offrit sa main au vaillant sauveur.
Ce furent des noces splendides, et Jean Scouarn, dans sa reconnaissance pour les saints qui l'avaient protégé, employa la moitié des trésors à faire construire une chapelle à l'archange saint Michel.


Les représentations dans l'église. Qui frappe à la porte?



Les villageois groupés sur la place de l'église avant la messe de minuit.
Composition de Boutet de Monvel.



Enfin, on arrivait à l'église, chapelle ou monastère, humble sanctuaire de village ou riche cathédrale. Devant les hommes d'imagination naïve, c'est une nécessité d'évoquer les scènes sacrées sous une forme sensible. Aussi avait-on soin d'abord de figurer la crèche, l'étable avec l'âne et le bœuf, comme on le fait encore aujourd'hui. En Provence, ces crèches sont constituées par de petits théâtres d'automates; les anges y parlent en français et les bergers en provençal. Ailleurs, des enfants portent ces crèches sur leurs épaules et vont quêtant des sous de porte en porte.


Dans certains villages, des troupes d'enfants, porteur d'une petite crèche,
parcourent les rues la nuit de Noël, en chantant des cantiques.
Dessin de Boutet de Monvel.



Mais au Moyen Age, ces parties de figuration étaient beaucoup plus développées qu'elles ne peuvent l'être maintenant; On sait que pendant toute la durée du Moyen Age, l'église devenait à plusieurs dates de l'année un véritable théâtre où des scènes pieuses, sous le nom de "mystères", étaient jouées pour l'édification et la joie des fidèles. L'un des sujets le plus souvent représentés était celui de la Nativité dont il nous reste de nombreuses versions. Entre autres curieux épisodes que nous en pourrions détacher, choisissons celui des trois rois mages. 


Une coutume d'autrefois: les Rois Mages se rendant à l'église.
Dessin de Boutet de Monvel.


C'était un spectacle pittoresque que le cortège des Rois Mages,
escortés par quelques enfants du village, se rendant processionnellement
à l'église où le bedeau venait les recevoir à la porte! Dans certaines de nos provinces, des représentations de ce genre avaient encore lieu à Noël,
il n'y a pas plus de cinquante ans.



Cela se passait sous la chaire, près des fonts baptismaux qui représentaient sommairement le palais d'Hérode. Le roi était assis sur un trône élevé, entre ses deux ministres, et trois légistes se tenaient autour d'une table couverte de livres.


Le roi Hérode et ses ministres tels qu'ils étaient représentés dans
 l'un des anciens mystères joués pendant la nuit de Noël.

A l'intérieur des églises, des mystères étaient autrefois représentés
pendant la nuit de Noël. Dans la scène curieuse que l'artiste a reconstituée
ici, on voit sur un trône, entre ses deux ministres, le roi Hérode, vêtu à
l'orientale et coiffé d'un turban. Devant lui se tenaient trois légistes dont
le rôle consistait à feuilleter les livres des prophètes.
Dessin de Boutet de Monvel.


Soudain l'étoile de l'Orient glissant sur un cordon, descendait du sanctuaire jusqu'à la chaire. C'était l'étoile qui allait conduire vers un enfant les rois et les sages de la terre. Au même instant, trois coups résonnaient à la porte de l'église. Le bedeau allait ouvrir, et les mages entraient, habillés de grands pantalons à l'orientale, de châles enroulés en guise de ceinture et de turbans. Les mages faisaient connaître l'objet de leur voyage au roi, qui paraissait plongé dans l'étonnement: les légistes consultés discutaient, feuilletaient leurs livres, citaient les prophètes. Et tout finissait par un cantique que l'assemblée reprenait en chœur.


La messe de minuit dans une église de village.
Dessin de Lhermitte.




Autour de l'âtre. Pluie d'étincelles. Les contes de la veillée.

Au retour, après qu'on avait passé par tant d'émotions si diverses, comment n'eût-on pas été merveilleusement disposé à mettre en commun l'allégresse dont les cœurs débordaient? On retrouvait brûlant sous la cendre la bûche allumée vers le soir. 


La bûche de Noël.
Dessin de Lhermitte.


Au Moyen Age, c'était à la Noël que les vassaux apportaient à leur
seigneur le bois qui étaient une de leurs redevances. Telle est l'origine
de la tradition d'après laquelle, dans les châteaux comme dans les
plus humbles chaumières, on mettait, la veille de Noël, dans l'âtre,
une bûche énorme qui était parfois un tronc d'arbre presque entier.



Cette coutume de la "Bûche de Noël" remonte en effet au Moyen Age. Elle constituait, à cette époque une véritable redevance, un impôt en nature payé au seigneur par le vassal; à la Noël, on apportait du bois, comme à Pâques, on offrait des paniers d'œufs ou des agneaux, à l'Assomption du blé, à la Toussaint du vin ou de l'huile. Cet impôt n'était pas une charge insignifiante, comme on peut le comprendre en songeant aux immenses cheminées d'autrefois qui réunissaient sous leur manteau une famille entière!
Ce n'était pas seulement dans les châteaux, mais aussi dans les moindres chaumières qu'on veillait autour de larges foyers où flambait la souche de chêne, avec ses lierres et ses mousses. La porte restait grande ouverte aux pauvres gens, aux pèlerins, aux voyageurs qui venaient réclamer l'hospitalité; ils avaient le droit de se chauffer à la bûche de Noël. On leur versait en abondance le vin, la bière ou le cidre, suivant les coutumes, et leur couvert se trouvait mis à la table commune.
On attendait ainsi la messe de minuit. L'aïeul contait des histoires qu'il interrompait seulement pour frapper la bûche avec sa pelle à feu et en faire jaillir le plus possible d'étincelles, en disant: "Bonne année, bonnes récoltes, autant de gerbes et de gerbillons!".
En Auxois, on avait un amusement bizarre: un charbon de la bûche de Noël était suspendu par un fil au plafond de façon qu'il descendit à hauteur de la bouche. En face du charbon bien allumé se plaçaient face à face, à un mètre de distance, deux gaillards qui, soufflant sur le tison suspendu, provoquaient une gerbe d'étincelles et se faisait brûler la figure, à la grande joie des veilleurs.

La chapelle blanche. Souvenir de la chère patrie.

Et quel plantureux appétit quand on attaquait le repas préparé pour le réveillon!
Jadis ce repas se composait essentiellement d'une bonne soupe aux choux dont la marmite avait été enterrée sous les cendres avant le départ; puis venait l'oie grasse ou la dinde bourrée d'une farce succulente. 


Un réveillon rustique.
Dessin de Lhermitte.


Pas de province qui n'ait encore son plat traditionnel pour ce repas
qui, au retour de la messe de minuit, rassemble toute la famille autour
de la table. Jadis, pendant le réveillon, l'usage était de laisser la porte
grande ouverte aux mendiants, pour lesquels il y avait toujours,
à cette occasion, une place au foy
er.



Dans chaque province, on confectionnait des gâteaux particuliers, les coquilles* dans le nord, les cognés* en Lorraine, les bourdes* dans les Ardennes, les kénioles en Flandre, les naulets* dans le Centre, et les craquelins* en Normandie.
Après la nuit agitée du réveillon, on se lève un peu tard; mais les enfants, qui ont assisté à la messe de minuit dans la chapelle blanche, c'est à dire qui ont dormi sous leurs blancs rideaux, pendant que les autres allaient à l'église  et festoyaient, n'ont dormi que d'un œil et se réveillent avec le chant du coq. Ce n'est pas le carillon des cloches qui a troublé leur sommeil, c'est que le bonhomme Noël a dû descendre par la cheminée et mettre des joujoux ou des livres dans les souliers qu'ils placés devant l'âtre la veille au soir. 


Une coutume charmante: le soulier de Noël.
Dessin de Boutet de Monvel.


Célébrée par tous avec allégresse, Noël est plus particulièrement
la fête des enfants. Quels rêves heureux hantent cette nuit-là le sommeil
de ceux qui, suivant la gracieuse coutume, ont mis, la veille au soir,
avant de s'endormir, leur soulier devant la cheminée.


Il est bien rare qu'il oublie de les visiter, et souvent c'est pour les plus pauvres qu'il réserve ses meilleurs cadeaux.
Jadis vivait à Saint-Malo une bonne femme dont presque tous les garçons s'étaient noyés en mer. Un seul avait survécu: après avoir fait naufrage aussi sur le banc de Terre-Neuve, il avait pu s'accrocher à une épave et, pendant trois jours, il était resté sans nourriture. Il en devint quasiment fou. Sa mère, qui demeurait dans une vieille maison de bois, le garda auprès d'elle et travailla pour le nourrir; son unique ressource était de tricoter des bas de laine pour les matelots et d'aller chercher des coquillages sur les rochers de la grève.
Un jour de décembre, elle fut saisie sur la grève par une brume qui la glaça jusqu'aux os; à son retour, elle fut forcée de se mettre au lit. Et elle gémissait, pensant plus encore à son malheureux enfant qu'à son mal.
Son fils l'entend qui pleurait. Il se souvient qu'on était à la veille de Noël. Donc, tout doucement, il se déchaussa et vint poser son sabot usé auprès des cendres froides, puis il ouvrit la fenêtre et se mit à prier en regardant le ciel. Soudain, au moment où les cloches annonçaient la messe de minuit, il aperçut un nuage lumineux; ce nuage parti de la mer montait dans le ciel et s'avançait avec rapidité vers Saint-Malo. Il creva juste au-dessus de la maison. 
Ce n'était pas un nuage ordinaire; ou, pour mieux dire, c'était un essaim de ces escargots de mer que l'on appelle des bigorneaux et que l'on mange sur la côte bretonne. Les premiers remplirent les sabots, les suivant couvrirent le plancher et, quand la place manqua dans la pauvre chambre, ils rampèrent sur les panneaux de bois de la façade ou s'accrochèrent aux ardoises du toit.
Cependant la veuve émerveillée se sentait mieux; elle remplit en hâte plusieurs paniers qu'elle alla vendre le lendemain; jamais elle n'avait fait de si belles recettes, car personne n'avait jamais vu d'escargots de mer si beaux et si appétissants. On sut bientôt dans le pays le prodige qui s'était opéré et l'on appela la vieille maison le Château des Bigorneaux. Même la tradition populaire prétend que, tous les ans, à la Noël, ceux qui n'ont pas un seul péché sur la conscience peuvent encore voir la vieille maison couverte d'une multitude infinie de bigorneaux.
Heureuse journée que cette journée de Noël qui commence par la visite au soulier si bien garni et se continue par les gambades autour de l'arbre, où pendent, en guise de fruits, toutes sortes d'agréables "surprises".


La visite de l'enfant Jésus.
Dessin de Boutet de Monvel.


Parmi les cadeaux entassés dans la hotte du mystérieux visiteur,
il est de bien humbles jouets. Mais les mieux accueillis, lorsque
sonne l'heure joyeuse du réveil, ne sont pas toujours les plus luxueux.



Cet arbre symbolique donne lieu en France à une cérémonie particulièrement touchante et patriotique. La veille de Noël,  un sapin est enlevé aux environs de Mulhouse; il vient à Paris par train express; ses racines sont soigneusement enveloppées d'une grosse motte de terre alsacienne. On le dresse dans une grande salle, couvert de bougies, de fleurs, de gâteaux et de jouets, et, le 25 décembre, dans la matinée, les petits enfants assistés par la Société d'Alsace-Lorraine viennent se grouper tout autour pour recevoir leurs modestes étrennes. Il n'y a pas de plus grande joie pour les pauvres exilés, qui retrouvent ainsi, dans la douce fête de Noël le souvenir vivant de la patrie perdue.
Comme on le voit, tout s'unit pour faire de Noël, en même temps que la plus touchante des fêtes du christianisme, la plus cordiale aussi des fêtes populaires. Ces anciennes coutumes disparaissent un peu chaque jour de nos provinces; mais ce qui subsistera toujours, c'est l'émotion qu'éprouve le lecteur d'aujourd'hui lorsqu'il évoque les usages que nos pères ont, si longtemps, fidèlement pratiqués, et c'est la poésie des naïves légendes qu'ils aimaient à conter à la veillée, tandis que le vent gémissait dans la cheminée, et qu'il faisait si bon se sentir unis dans la tiède atmosphère autour de l'âtre familial et joyeux!




Lecture pour tous, décembre 1903.

Nota de Célestin Mira:

* Léon, Augustin, Lhermitte est un peintre de la fin XIXe siècle, membre de l'Académie des Beaux-Arts, surnommé le peintre des moissonneurs.








* Louis-Maurice Boutet de Monvel est l'un des illustrateurs les plus importants de la fin du XIXe siècle. Encouragé par ses parents, il quitta sa ville natale d'Orléans pour étudier à l'Académie des Beaux-Arts de Paris.





* Emile Souvestre, avocat et écrivain.






* Coquilles de Noël ou Cougnou du Nord:





* Cognés de Lorraine:


Gâteaux de Noël des Vosges.

* Bourdes des Ardennes:

Au matin de Noël, chaque enfant recevait de son parrain ou de sa marraine une bourde qui est une énorme brioche marquée de ronds réalisés avec un dès à coudre.


* Naulets du Centre:



* Craquelins de Normandie:





lundi 2 juin 2025

 La fatigue d'Henri IV.


Henri IV, fatigué d'une grande traite qu'il avait été obligé de faire pour aller secourir Cambrai, passa par Amiens. Un orateur qui vint le haranguer, commença par les titres de très-grand, très-bon, très-clément, très-magnanime.
- Ajoutez aussi, dit le roi, et très las.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, modernes, anciennes, françaises et étrangères. Edmond Guérard, Paris,  libraire Firmin-Didot, 1876.

dimanche 1 juin 2025

Des repas horribles aux cuisines bizarres.


Il n'est aucun aliment devant lequel l'humanité ait reculé pour assouvir sa faim, et pareillement il n'est aucune invention saugrenue dont ne se soit avisée la gourmandise en quête de raffinements pervers ou morbides. Qu'on songe à l'extraordinaire variétés de mets qui ont composé à travers les temps le menu de l'humanité! Après avoir parcouru ce musée des horreurs et des excentricités culinaires, on aura  une singulière satisfaction à s'asseoir devant une table chargées de mets simples et sains.

Chacun sait qu'on peut classer les différents êtres de la création en les distinguant par le genre de nourriture animale, végétale, etc. L'homme, déclare la science, l'homme seul est "omnivore": il mange de tout...
De tout! c'est beaucoup, direz-vous... Eh bien, non; le terme est rigoureusement exact. La nature des aliments devant lesquels l'espèce humaine n'a pas reculé est vraiment "à faire frémir" et l'on ne peut imaginer tous les mets extraordinaires dont l'homme s'accommode, encore aujourd'hui, dans les différentes parties du monde.
Certes, il faut bien admettre que la nécessité impose aux peuplades barbares certaines de ces nourritures étranges; mais que dire d'autres cuisines, non moins bizarres et qui sont au contraire l'effet des caprices du luxe et de la perversion du goût, l'excentricité suprême d'une civilisation excessive?
Or, il est l'heure de dîner! Invitons-nous à la grande table de l'humanité... et armons-nous de courage!

Un festin dans une baleine- Viande fraîche morte depuis dix mille ans.

Nous voici dans la tribu australienne des Nogarnooks dont le grand chef, qui répond au nom élégant de Pupperrimbul, a daigné nous accueillir et a frotté son nez contre le nôtre en signe d'amitié. Il est dans la joie. Depuis trois jours un ouragan formidable a bouleversé la mer, qui s'est ruée sur la côte en vagues géantes; ce matin le calme s'est fait, la mer s'est retirée, laissant le rivage couvert d'un épais tapis de varechs arrachés à ses profondeurs. Et, au milieu de cet amas d'algues vertes, est couchée, comme une poularde sur son lit de cresson, une baleine gigantesque que le flot de la nuit y a jetée!
Comprenez-vous maintenant pourquoi Pupperrimbul est en proie à une agitation désordonnée? Il court çà et là, comme affolé, il remue ses bras, appelle ses femmes, examine sa baleine, la tâte, la caresse des deux mains, et chasse à grands coups de cailloux les oiseaux qui tourbillonnent à l'entour; car une odeur nauséabonde sort du corps du cétacé monstrueux qui, blessé sans doute par quelque harpon, doit être mort depuis assez longtemps et commence à se décomposer sous les rayons ardents du soleil. Ce n'en est pas moins le régal le plus complet, la plus douce des friandises, le plus grand "bonheur de bouche" que le ciel offre à un Australien. Aussi Pupperrimbul qui, malgré le désir qu'il en aurait, ne saurait pourtant dévorer à lui tout seul cette colline de chair, se hâte-t-il d'allumer devant son palais et de faire allumer sur toutes les cimes environnantes de grands feux, afin de convier généreusement au festin tous ses sujets.
Ils arrivent au galop de tous côtés, les sujets de Pupperrimbul; car ils connaissent le signal: ils dévalent des montagnes, débouchent des vallées. Les yeux brillants de gourmandise, ils vont droit au monstre, l'escaladent, l'entaillent à coups de hache et de lance, s'assoient dans sa graisse et commencent à le dévorer tout cru.
"Six jours après, raconte le voyageur témoin de la scène, le festin durait encore; durant six jours, les Nogarnooks ne firent que chanter, manger et dormir, sans interruption, sans quitter la place un seul instant, jusqu'à ce qu'enfin, ayant entièrement dévoré l'intérieur de la baleine, je les vis encore grimper le long de ses côtes énormes à la recherche de quelques morceaux oubliés. Enduits de la tête aux talons d'une graisse infecte, de plus en plus putréfiée, ils en étaient, la nuit, tout phosphorescents, et projetaient autour d'eux, dans l'ombre, des lueurs blafardes. Et quand ils se décidèrent enfin d'abandonner cette horrible carcasse, ils se chargèrent sur les épaules d'autant de kilogrammes de cette chair immonde qu'ils purent en détacher, afin, disaient-ils, que leurs amis, qui n'étaient pas venus eussent aussi  une part de leurs plaisirs gastronomiques".
Le même genre de régal se retrouve chez les Hottentots du Cap; seulement, là, ce ne sont pas les baleines qui en font les frais, c'est l'hippopotame, ou bien encore quelque éléphant.
La graisse et le lard de l'animal ont en outre pour les indigènes l'immense avantage de leur servir de pommade; de temps à autre ils s'arrêtent de manger et, avec le quartier de viande qu'ils dévorent se frottent mutuellement la tête ou le corps, non sans de grands éclats de rire et des marques de la plus vive satisfaction. 
A l'autre extrémité du globe, il est un autre peuple, mangeur aussi de bêtes mortes, à qui la nature en sert, de temps à autre, de plus monstrueuses encore: ce sont les Esquimaux et les Lapons. Ceux-ci retrouvent parfois dans les glaces des mammouths antédiluviens tout entiers. Mais, par un phénomène bien frappant, cette viande pour être morte depuis des milliers et des milliers d'années n'en est pas moins dans un état de conservation parfaite. La chair dépecée du monstre est d'aussi bonne qualité que s'il avait été abattu la veille; nous-mêmes, nous ne trouverions rien à redire à l'un de ces beefsteaks contemporains des premiers âges du monde.

Des peuples mangeurs de terre.

Si la chair crue et pourrie est une horrible nourriture, il en est une qui semblera pour le moins assez primitive: c'est la terre. De la terre! vous écriez-vous; se peut-il qu'on mange de la terre?
Allez plutôt voir ce qui se passe chez les Ottomacs, peuplade des bords de l'Orénoque. L'Ottomac rentre dans la catégorie des sauvages mangeant tout ce qu'ils trouvent: il fait bombance une fois par an, c'est à l'époque de la ponte des œufs de tortue; alors des milliers de tortues sortent du fleuve et viennent déposer sur le sable de ses rives des milliards d'œufs, grâce auxquels l'Ottomac se livre, durant quinze jours de suite, à des omelettes formidables, devant lesquelles l'imagination recule étonnée. Comme ces œufs ne se garderont pas, il faut se dépêcher d'en manger le plus qu'on peut, et en absorber pour un an! bientôt en effet les tortues disparaissent; l'Ottomac se rejette alors sur les crocodiles dont la chair musquée est détestable, mais qu'il avale tout de même; car, pour quelque temps, les grillades de queues d'alligator vont devenir impossible; notre Indien n'aura plus rien à se mettre sous la dent. C'est alors qu'il se résignera au régime de la terre.
Cette terre nommée "poya" est une espèce d'argile d'un gris jaunâtre et devient rouge quand on la fait cuire. Les Ottomacs en composent des boules de plusieurs pouces de diamètre, qu'ils font légèrement durcir au feu, et dont ils forment des pyramides pareilles au tas de boulets qu'on voit dans un arsenal. Lorsqu'ils veulent manger, ils en prennent une, l'amollissent avec un peu d'eau, en râpent avec une quantité suffisante pour un repas, et remettent la boule à sa place. Ils en absorbent un demi-kilo par jour. Aucune assimilation nutritive  ne se produit, d'ailleurs, que celle du fer et du sodium qui y sont contenus; mais cela calme l'appétit.
On retrouve cette coutume chez les sauvages de la Nouvelle-Calédonie, à la Guyane, en Sibérie, au Vénézuéla, au Cameroun et au Siam, à Java et à Sumatra, en Chine enfin.


Des peuples mangeurs de terre.

Manger de la terre, voilà ce qui est le comble de l'invraisemblable!
 Pourtant certaines peuplades sont très friandes d'une argile qu'on
appelle "poya". Les Javanais en font de petites figurines qu'ils
dégustent ensuite avec gourmandise.



A Java et à Sumatra, on étale cette terre en plaques minces qu'on grille en galettes. Les Javanais en font également des figurines qui rappellent nos bonshommes en pain d'épice. La terre "comestible" se paie au Congo 5 centimes le kilogramme, elle se vend au Tonkin 18 sapèques la demi-livre, et les Annamites la considère comme une friandise!

Où l'on se lèche les doigts. Fritures inédites et puddings assortis.

Arrivons maintenant à certains raffinements de cuisine, aux "petits plats" et aux délicatesses. Que diriez-vous, par exemple, d'une bonne friture de vers de terre? c'est le mets préféré de certaines tribus australiennes. La faune entomologique de l'Australie est d'une richesse incalculable; impossible d'énumérer le nombre de cigales, de grillons, de libellules, de scarabées bleus, rouges, jaunes, qui courent dans l'herbe ou se jouent au soleil. Mais tous ces insectes que l'indigène regarde à peine lorsqu'il les rencontre arrivés à leur état parfait, attirent ardemment sa convoitise lorsque, dans la terre ou la vase, ils sont encore à l'état de larves ou de vers.
On peut être gourmet en vers de terre comme en toute chose: la larve la plus aimée de l'Australien est celle qui élit domicile dans une grande fougère arborescente, laquelle atteint quinze ou vingt pieds de haut, et dont l'intérieur est tout rempli d'une résine noirâtre fortement odorante. Cette belle fougère, lorsqu'on en a coupé la tête, ne tarde pas à mourir et son tronc se décompose; l'Australien repasse quelques semaines après. D'un coup de pierre ou de tomahawk appliqué sur l'arbre qui se pourrit, il fait alors sortir tout un monde grouillant de vers et de larves, se poussant, se bousculant: il n'y a plus qu'à les racler avec les coquilles qui lui servent de cuiller. Il les fera frire ensuite dans de la graisse de kangourou, s'il en reste un peu en réserve, et y ajouter quelques araignées; on doit servir brûlant, et c'est, paraît-il, un régal de roi.
Les Yamparicos, l'une de ces peuplades primitives d'Amérique du Nord refoulées dans l'intérieur du continent par l'envahissement de la civilisation, s'abattent avec avidité, sur une certaine punaise qui abonde dans la région. Un plat de ces coléoptères bouillis leur est fort agréable; ils le préfèrent même aux lézards et aux crapauds qu'ils trouvent en explorant le creux des rochers avec un petit bâton crochu qui ne les quitte jamais... Toute la journée le Yamparico va fouillant, fouillant, pour déterrer un insecte, un batracien ou un saurien quelconque.
Mais ce n'est pas tout; il a sa manne céleste: les sauterelles qui lui tombent du ciel. Lorsque les criquets bienheureux s'abattent sur le sol, en si grand nombre qu'ils le couvrent littéralement d'une nappe vivante, le Yamparico s'apprête à faire bombance. Tandis que d'autres se désolent à l'idée que leurs récoltes vont être dévorées, lui, qui n'a ni récoltes ni moissons, s'apprête au contraire à manger les criquets. Pour cela, il creuse dans la terre de grands trous où il les pousse pêle-mêle, jusqu'à ce que la fosse en soit pleine; après quoi, il les recouvre d'herbes sèches qu'il allume. Les sauterelles cuisent à l'étouffée et forment ainsi de gigantesques puddings qui ont l'avantage de pouvoir être mangés tout se suite ou de se conserver fort longtemps pour l'hiver, le temps de la disette, celui où il n'y a plus ni lézards, ni criquets, ni punaises. Proche parent du pudding aux sauterelles est enfin le fameux gâteau de fourmis si cher aux nègres de l'Afrique; ils entourent de branchages et de menus bois le petit tumulus conique que forme la fourmilière, y mettent le feu, et l'attisent en soufflant, à plat ventre par terre; les fourmis veulent se sauver dès qu'elles sentent la chaleur, mais, ne pouvant franchir le cercle de braises qui les entoure, elles rentrent chez elles et y cuisent comme un gâteau au four. L'opération dure une demi-heure; il reste à ouvrir la croûte, et l'on y trouve une pâte gluante et noire, une sorte de caramel mou, dans lequel on n'a plus qu'à plonger les doigts pour les lécher ensuite.

Des ragouts, qui ne sont pas ragoûtants.

Rien ne vaut un bon ragout, soigneusement mijoté... c'est l'avis de beaucoup d'entre nous; c'est aussi celui des Hottentots. Chez ces derniers, chacun arrive à l'heure du dîner avec le produit de sa chasse: rats, canards, porc-épic. Sur le feu, il y a un grand vase de terre qui chauffe; on y jette tout ce qu'on a trouvé, avec le poil, les os, les intestins; on y mêle quelques racines hachées, du gazon pilé; on imbibe d'eau le tout, et on tasse avec les pieds; cela fait, on met à cuire. Quand on juge que la cuisson est à point, on brise le vase, et il en sort une grosse boule, quelque chose comme une purée ayant la consistance du mastic. Alors, le chef qui préside au repas compte les convives et partage la boule en autant de parts qu'il y a de bouches; si la tribu possède un peu de graisse d'hippopotame pour rendre la "macédoine" plus onctueuse, le plus gourmet se déclare satisfait.
Voici maintenant pour les amoureux de conserves qui, par hasard n'auraient jamais goûté au Nuoc-man cochinchinois. Savez-vous ce que c'est que le Nuoc-man?- Vous choisissez de petits poissons que vous enfermez, après les avoir broyé au mortier, au fond d'un pot de grès. "Ce pot de grès est alors, dit M. Gaston Donnet, enfoui dans le sol; il y reste six mois. Au bout de ce temps, on le retire de terre, on le débouche; une huile limpide surnage; c'est le fameux Nuoc-man. Cela ne sent pas très bon, cela sent à la fois la sardine pourrie et la morue très avancée, et le goût rappelle celui du hareng saur. La première semaine, on se sauve en se bouchant le nez; la deuxième on fait la grimace; la troisième on la fait un peu moins; enfin, on mange gaillardement sa platée, et vient le jour où on ne peut plus s'en passer!"
Les habitants des îles Sandwich préfèrent la viande cuite à l'étouffée; ils construisent pour cela des fours de pierre et de terre qu'ils commencent à chauffer à la température voulue; après quoi, ils y introduisent vivant un cochon, un mouton ou un chien, et murent la porte du four derrière la malheureuse bête qui y cuira deux jours entiers. Quand on la sort de là, elle est moelleuse comme une pomme de terre "en robe de chambre", et le président du festin vous en sert une portion dans la calebasse qui fait office d'assiette.
D'ailleurs, est-il besoin d'aller chercher si loin des exemples? En France, en Sologne, les vieux pêcheurs se régalent de rats d'eaux, auxquels ils tendent toutes sortes de pièges et qu'ils rapportent, le soir, forts satisfaits, au logis; plus d'une paysanne, tout en gardant ses vaches, gobe de temps à autre une grenouille crue. La tête de bécasse à la chandelle* n'est-elle pas n'est-elle pas aussi fort en honneur parmi les chasseurs du département du centre de la France?


Une curieuse recette culinaire.

Certains chasseurs font rôtir la tête de la bécasse, enduite de suif,
à la flamme d'une chandelle. Rien de plus succulent, paraît-il
que ce mets qui a ses virtuoses et ses fanatiques.



Enfin, au banquet officiel qui lui fut offert lors de son voyage en Algérie, M. Loubet lui-même ne dut-il pas goûter au "chamelon" rôti, solennellement présenté à la table d'honneur, embroché sur une pique en bois dur?


Présentation du "Chamelon" rôti au banquet offert
à M. Loubet le 21 avril 1903 au Kreider.


Sans aller plus loin que l'Algérie, quels mets bizarres et imprévus!
Pouvait-on se douter que l'on mangeait du "chameau de lait"?
Tel est pourtant le plat d'honneur qui fut servi au Président de la
République dans un banquet, lors de sa récente visite à notre coloni
e.



Quelques menus de Paris assiégé.- Souris, 
métamorphosées en  éléphants.

Hélas! il n'est nourriture si horribles auxquelles ne retombent l'humanité civilisée en de douloureuses occurrences; le cas se présente, par exemple, lorsqu'un siège affame une ville tout entière, comme on l'a vu à Paris durant l'Année Terrible.
Les provisions commençant à s'épuiser, il fallut s'ingénier et faire cuisine de tout. Il est vraiment impossible  de lire sans stupeur les recettes que contiennent les journaux de l'époque. Nous en copions quelques-unes pour l'édification de nos lecteurs.

"Chat au chasseur" Dépecez le chat en portions égales, émincez 150 grammes de lard, faites les sauter avec deux oignons, ajoutez un peu d'ail, puis mettez le chat; faites cuire vingt minutes à feu vif, dessus et dessous; ajoutez deux cuillerées de sauce et un verre de vin blanc.

"Chat en gibelotte" Faites un roux, passez-y le chat avec addition de champignons et de petits oignons, épicez fortement, cuisez à feu doux.

Après le chat, le chien; car ces deux espèces sont réconciliées par cette étrange officine culinaire.

"Gigot de chien rôti"- Piquez de lard fin votre gigot, faites-le mariner cinq ou six heures avec huile et sel pour l'attendrir, mettez à la broche et arrosez avec la marinade. Faites cuire une heure. Si la bête est spécialement dure (sic), faire mariner pendant deux jours. Certains amateurs vantent fort les côtelettes de chien. On les prépare exactement comme les côtelettes de mouton.*

Et maintenant, arrivons au rat. Ici, il ne suffit pas de vaincre une répugnance de gastronomes, ce sont les lois les plus élémentaires de l'hygiène qui protestent.


La préparation d'un étrange repas.
L'art d'accommoder les rats.


Quel gourmet ne ferait la grimace devant un pareil gibier?
Il a pourtant, en France même, des amateurs. Pas de plat plus
succulent, si l'on en croît certains pécheurs de Sologne,
qu'un rat d'eau grillé à point!



"Rat"- Les hommes de science se sont occupés dans ces derniers temps de la consommation des viandes de chien, de chat et de rat, et se sont accordés à reconnaître que la chair de ces animaux, convenablement préparée, peut être mangée sans le moindre inconvénient (sic). Toutefois, en ce qui concerne la viande de rat, ils recommandent de la soumettre à une cuisson maintenue pendant un certain temps à la température de l'eau bouillante, pour détruire les germes de trichine qui s'y rencontrent souvent par suite de leur habitude de manger tout ce qu'ils rencontrent dans les égouts.


Pendant le siège de Paris: la chasse aux rats;
Dessin de Cham.


Parmi les mets abominables auxquels les Parisiens durent recourir
pendant le siège, il en était des plus répugnants encore que le chat
en gibelotte ou que le gigot de chien. Traqués dans leurs repaires,
les rats et les souris devinrent un gibier auquel l'art des
restaurateurs fit subir d'ingénieuses métamorphoses.



Pour ce qui est de la graisse de cheval, elle remplace "très avantageusement" le beurre et l'huile; la bouillie d'avoine préparée avec cette graisse est qualifiée de "mets excellent pour l'estomac et fort en honneur dans les plus nobles familles de l'Ecosse."
Dans les premiers temps du siège, des marchands de victuailles mettaient en montre du "bœuf de rempart" ? à 3 fr 50 la tranche, et du plat d'éléphant* à 25 francs. " J'achète un de ces pâtés, raconte un contemporain, et l'attaque à mon dîner avec appétit et curiosité. Je n'ai jamais mangé d'éléphant de ma vie; quel goût cela peut-il avoir? Je vais devoir au siège cette nouvelle sensation gastronomique. Ce n'est point mauvais; la saveur en est fort particulière... Quel dommage de n'en avoir pas tous les jours ainsi! Mais qu'est-ceci? quel est ce petit os que je rencontre au fond de mon pâté? Un os de patte minuscule... Il ne peut vraiment avoir appartenu à cet énorme pachyderme. Je l'examine de plus près, et vois immédiatement de quoi il s'agit: mon éléphant était de la souris!" *


Un échantillon du pain de siège.

Il entrait de tout, sauf de la farine, dans le pain qu'on mangeait
à Paris pendant le siège. Encore, pour que chacun en eût sa part,
était-on parcimonieusement rationné.
(Cliché P. Gruyer.)



Chez les Romains de la décadence- La mise en scène
 dans le service de table.

Si l'on prend en pitié les tristes expédients auxquels l'homme se résigne lorsqu'il est aux prises avec la faim, peut-on songer sans révolte aux extravagances culinaires qu'invente la gourmandise dans les temps d'extrême civilisation? Chez les Romains de la décadence, on ne sait ce qui est le plus bizarre, des mets eux-mêmes ou de la façon dont on les présente; car on s'est avisé d'une espèce de comédie et de mise en scène pour réveiller chez les convives l'appétit languissant.
" Nous nous mettons à table, raconte un des invités du fameux banquet de Trimalcion*, et l'on nous sert d'abord, sur un plateau, une poule qui, les ailes ouvertes et étendues en cercle, semblait réellement couver ses œufs; aussitôt deux esclaves s'en approchent et, au son d'une symphonie, fouillant dans la paille sur laquelle elle repose, en retirent les œufs de paon qu'ils distribuent aux convives. Je brise le mien, et j'étais sur le point de le jeter, car il me semblait gâté à ce point que je croyais y voir remuer un poulet; mais, après y avoir regardé de plus près, j'y trouve un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes d'œufs poivrés. Après quoi, deux Ethiopiens nous apportent du vin qu'ils nous versent sur les mains pour nous les laver.
"Le second service était un "surtout" en forme de globe, autour duquel était représenté les douze signes du Zodiaque, et sur chacun d'eux le servant avait placé des mets se rapportant aux constellations correspondantes: sur le Taureau un rôti de bœuf, sur le Sagittaire un lièvre, une langouste sur le Capricorne etc. Mais voici bientôt arriver un énorme plateau entouré de chiens hurlants, et sur lequel était un sanglier tout entier; à ses défenses étaient suspendues des corbeilles remplies de dattes; des marcassins, faits de pâte cuite au four, entouraient l'animal, comme s'ils eussent voulu se suspendre à ses mamelles. Un grand estafier arrive et, tirant son couteau de chasse, en donne un coup dans le ventre du sanglier; soudain, de son flanc entr'ouvert s'échappe une volée de grives. Les pauvres oiseaux cherchent à s'échapper de la salle, mais des oiseleurs armés de roseaux enduits de glu les attrapent et en offre un à chacun des convives pour qu'il l'emporte."
Et le festin se poursuit de la sorte, de plus en plus étonnant. Trois cochons vivants font irruption soudain dans la salle, trois cochons blancs muselés et ornés de clochettes. "Lequel des trois voulait-vous manger?" dit Trimalcion; et comme les convives se regardaient étonnés: "Rassurez-vous, ajoute-t-il, on va vous l'apprêter. Des cuisiniers de campagne font cuire un poulet, un faisan, ou autres bagatelles, mais les miens sont capables de cuire sur-le-champ, un veau tout entier. Cuisinier! fais en sorte de me servir promptement le plus gros de ces cochons." Et le cuisinier part, entraînant la bête, tandis que l'on apporte sur la table un squelette d'homme en argent, si bien ouvragé que les vertèbres et les articulations s'en meuvent en tout sens; un des esclaves les fait jouer, tandis qu'un autre, debout contre l'horloge de la salle, souffle dans une trompette et avertit les convives de la fuite du temps, et de se dépêcher de bien manger tandis qu'ils sont encore en vie.
Cet intermède macabre était à peine terminé que le cuisinier rentrait en apportant le cochon, et chacun de s'extasier en jurant qu'il aurait fallu plus de temps à un autre pour faire cuire une perdrix; mais déjà d'autres valets le suivent apportant, sur un plat immense, un veau bouilli, un veau tout entier avec un casque sur la tête. Derrière venait Ajax qui, l'épée nue, et imitant les gestes d'un furieux, le découpe, puis avec la pointe de son épée en distribue tous les morceaux aux convives émerveillés. Il n'y avait plus après cela qu'à passer au dessert, composé de pâtés de grives, ce coings bardés de clous de girofle et ressemblant à des hérissons, et d'un plat d'huîtres.

Au-dessus de l'abîme. Une récolte périlleuse.

Nous ne pouvons guère songer à énumérer tous les caprices que le raffinement, l'ennui, la perversion ont pu inspirer, soit dans l'ordonnance du service de table, soit dans le choix des mets. Ils sont trop!
Contentons-nous de citer quelques exemples de mets exotiques.
Lors de la dernière Exposition universelle de 1900, parmi les menus les plus suggestifs qu'offraient à la curiosité des gourmets les restaurants étrangers, on pouvait lire sur la petite pancarte du restaurant chinois, entre autres mets bizarres, l'annonce de celui-ci: Nids d'hirondelles. Si l'on se décidait à l'inscrire à son menu, en dépit du prix fort élevé auquel il était marqué, l'homme jaune vous apportait, au bout d'un assez long moment, une petite soupière d'argent dans laquelle flottait, au milieu d'un bouillon de mouton ou de poulet, une sorte de masse gélatineuse en forme de coupe*.
La composition naturelle du nid de l'hirondelle appelée salangane était encore un mystère il y a quelque quarante ans. Il est aujourd'hui reconnu que c'est simplement une salive particulière que sécrète le bec de cette espèce d'hirondelle; elle la colle, en tournant, à une aspérité de rocher où elle sèche presque aussitôt; au fur et à mesure, elle l'amasse ainsi jusqu'à former une poche, qui sera son nid.
C'est à Java et dans les îles de la Sonde qu'habitent les salanganes, dans des cavernes  creusées à l'intérieur des falaises qui bordent la mer, et dont l'accès est des plus périlleux.
"A Java, raconte un voyageur, il y a un énorme rocher qui plonge à pic dans les flots; sur son sommet est bâti un fort avec une garnison de vingt-cinq hommes chargée d'empêcher toute contrebande de cette chasse, réservée entre toutes.
Sur le bord du rocher croît un arbre vigoureux dont les branches s'étendent au-dessus de l'abîme; en se cramponnant à l'une d'elles, et en regardant en-dessous de soi, on voir les salanganes voler tout autour du rocher; elles ne paraissent pas plus grosses que des abeilles. Les chasseurs se laissent descendre l'un après l'autre le long d'une corde d'environ quatre-vingt-dix brasses; celui qui la lâche roule dans l'abîme et est perdu. les cavernes sont au nombre de neuf; plus de quinze cents hommes, exempts de tout impôt et de toute corvée, sont occupés à ce travail périlleux, trois fois par an. Avant de descendre dans les cavernes ou il faut entrer avec le flot, entre deux vagues, comme le font les oiseaux eux-mêmes les chasseurs font un repas solennel, fument un peu d'opium, invoquent la déesse Njaïkidal et lui font de ferventes prières afin qu'elle veille sur eux."
Tout le produit de la récolte va en Chine; une seule de ces cavernes fournit annuellement trois cent mille nids qui valent plus d'un million de francs.
Bien préparé, bien cuit, et servi à point, le nid doit être onctueux, compact, légèrement parfumé, et rappelle en somme par son aspect celui d'un fond d'artichaut.
Toutefois on eût cherché vainement au restaurant chinois un des mets qui font les délices des Fils du Ciel: un plat de tripangs*. Les tripangs sont une espèce de grande limace qu'il faut aller chercher jusqu'aux îles Andaman, dans le golfe du Bengale; Le restaurateur d'un plat de limaces ferait, à Paris, fuir beaucoup plus de clients qu'il ne lui en amènerait.
Et pourtant avons-nous bien le droit de faire les dégoûtés? Par une plaisante réciprocité, telle peuplade, dont la nourriture nous fait horreur, ne peut, à son tour, sans nous prendre en pitié, nous voir manger certains mollusques pour lequel elle a le plus insurmontable dégoût. L'Australien, mangeur de chenilles, met au ban de l'humanité, l'européen mangeur d'huîtres!


Fourchettes des anthropophages des îles Fidji.



Lectures pour tous, octobre 1903.

* Nota de Célestin Mira:

* Tête de bécasse à la chandelle: Dans ses "Contes de la bécasse" parus en 1883, Maupassant évoque la coutume qui consistait à conserver après cuisson à la ficelle dans une cheminée les têtes de bécasse, puis de les enduire de suif et en suite de les croquer après les avoir fait rôtir à la flamme d'une chandelle.



Bécasses à la ficelle.

 

*Boucheries canine et féline pendant le siège de Paris en 1870.







* Abattage de l'éléphant en 1870 (imagerie d'Epinal).



* Contraste entre les riches et les pauvres sous le siège de Paris.



Menu du restaurant Voisin pour le 25 décembre 1870.



Cantine municipale à Paris pendant le siège de 1870.


*Le festin de Trimalcion:



Le festin de Trimalcion, esclave affranchi, devenu très riche , symbole du parvenu, fait partie du Satyricon de Pétrone


* Nid d'hirondelle.




* Le tripang est une grosse holothurie comestible considérée comme aphrodisiaque.