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lundi 4 mars 2024

 Le village des hommes libres.




Un matin, au début du mois de juin 1903, des bûcherons ardennais de Mouzon virent un étranger passer dans la forêt. Il était vêtu correctement, même avec élégance, et portait sur l'épaule un paquet d'outils.
Arrivé au milieu de la clairière du Vieux-Gély, l'homme s'arrêta, jeta son fardeau sur l'herbe et promena un long regard autour de lui. Puis il ôta sa redingote et se mit à piocher la terre.
Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement, et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leurs chaumières, le questionnaient, il fit cette réponse: "Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt, pour créer la cellule initiale de l'humanité future." Les paysans parurent fixés; ils s'éloignèrent. Et, tandis qu'ils s'enfonçaient dans les taillis, l'étranger posa sa pioche, mangea une miche de pain qu'il avait apportée dans une poche de son habit, s'agenouilla pour boire une lampée d'eau claire au ruisseau qui coulait devant lui, et, s'étendit sur le gazon pour dormir.
Au point du jour, quand ils revinrent, les bûcherons trouvèrent l'étranger une pioche à la main. De même le lendemain et les jours suivants. L'homme travaillait toujours.
L' "homme des bois" c'était l'anarchiste Fortuné Henry*, qui, renouvelant une expérience fameuse, jetait les bases d'un phalanstère communiste. j'ai voulu voir où en était sa tentative.

Pour visiter la colonie.

A Charleville, tout le monde connaît, pour l'avoir visitée, la colonie communiste de Fortuné Henry, de sorte que le premier passant venu vous trace un itinéraire. On s'embarque dans un train en partance pour Sedan, on descend à la plus proche station, et l'on escalade le chemin abrupt et rocailleux qui grimpe au flanc de la montagne. Un quart d'heure après, on entre dans Aiglemont, un village haut perché sur une des hauteurs qui dominent la vallée de la Meuse. Je pénétrai en forêt.
Soudain, au détour d'un chemin raviné par les pluies, le rideau de la forêt se déchira. A mes pieds s'étalait la clairière: une large bande de terre qui descendait en pente douce entre les hautes futaies et dessinait une courbe gracieuse au caprice du vallonnet. A l'extrémité de cette clairière, une belle et grande maison neuve posait une tache blanche au milieu des cahutes en torchis ou en planches. C'était le phalanstère. Le soir tombait. La brume noyait déjà le vert des bouleaux dans le fond sombre des chênes, et j'aperçus les colons qui, devant la maison, arrosaient des plates-bandes.
Déjà les anarchistes m'avaient vu et marchaient à ma rencontre. Quand j'arrivai devant le treillage qui clôt la colonie, ils m'accueillirent avec une cordialité toute simple. Et, séance tenante, Fortuné Henry me présenta ses deux camarades, André, un géant de vingt-sept ans, taillé comme un athlète, doux comme une fille, et Prosper, un enfant de l'Aveyron, mince et râblé, le type parfais de cette race vigoureuse qui dispute à une nature ingrate les mottes de terres éparpillées sur les causses du Rouergue. Le quatrième colon, un Piémontais, manquait à l'appel: il était en "subsistance" chez un camarade, à Nouzon, où il venait de subir une opération chirurgicale. Quant à Fortuné Henry, il est connu: outre que son nom évoque un passé douloureux*, il a fait personnellement, en faveur de ses idées subversives, une propagande assez active et assez hardie pour être traduit une dizaine de fois devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, et, au cours de son apostolat, il n'a pas récolté moins de treize ans de prison. Il ne s'en cache pas.

La volonté d'un apôtre.

- Commençons par faire le tour du propriétaire, me dit Henry.
Et nous voilà partis à travers les terres, suivis par le grand géant blond et l'Aveyronnais.
Arrivés à l'extrémité de la clairière, nous nous retournâmes. Fortuné Henry étendit le bras, et, d'un geste, montrant la langue de terre rougeâtre qui confinait au loin à une prairie:
- Tout cela est à nous, me dit-il. Tout cela est notre propriété. Cela vous fait déjà rire que nous-autres, anarchistes, libertaires, nous parlions de "notre propriété". Que voulez-vous? Ce n'est pas notre faute. La reprise du sol par le prolétariat n'est pas chose faite. En attendant, il nous faut composer avec la société actuelle, et celle-ci nous contraint à être propriétaires. Mais je vous prouverai ce soir que la contradiction n'est qu'apparente.
Et Fortuné Henry, sans désemparer, entama l'histoire du phalanstère.
Depuis longtemps, la clairière du Jeune et Vieux bois Gély lui était familière. Au temps encore récent où il voyageait dans l'Est, pour le compte de la Pharmacie centrale de Paris, tantôt en automobile, tantôt en chemin de fer, tantôt à cheval, grassement payé et très estimé par ses patrons, il s'arrêtait parfois à Charleville, et, délaissant les apothicaires allait manger une omelette à Aiglemont, chez l'aubergiste du "Petit sabot". Après le déjeuner frugal; cherchant la solitude, il allait ruminer dans la forêt les idées qui lui avaient coûté si cher à développer, et, d'instinct, il revenait toujours à la clairière du Jeune et Vieux Gély.
C'était alors un pré marécageux que son propriétaire visitait une fois l'an: à la fenaison.
Le 1er 1903, ayant pris congé de la Pharmacie centrale, l'anarchiste loua ce pré, avec promesse de vente, et, de suite, retroussa ses manches. Il endigua et canalisa le ruisseau, déblaya par-ci, remblaya par là, nivela, creusa, assainit. Le dimanche, des camarades qui le connaissaient par les conférences qu'il avait multipliées dans les Ardennes, apportaient un outil et piochaient à ses côtés. Et il les payait d'une poignée de main et d'une parabole libertaire. Un soir, un ferronnier de Neufmanil, M. Aryle, qui avait entendu parler d'Henry, vint jusqu'au bois Gély. C'était en été.
- Cette herbe est haute et drue, dit-il à l'anarchiste. Il est temps de la couper.
- Je n'ai point d'outil, observa Fortuné Henry. Néanmoins, j'essayerai.
M. Aryle ne dit plus rien et s'en alla. Mais le lendemain, Henry fut réveillé au point du jour par le bruit rythmé d'une pierre qu'on promenait sur une lame d'acier. Il se leva et aperçut un homme en bras de chemise qui tondait son pré à grands coups de faux. C'était M. Aryle, qui faisait de la solidarité à sa manière.
A cette époque, Fortuné Henry habitait dans une hutte de terre glaise couverte de branchages, dont j'ai sous mes yeux les vestiges, et qu'il avait construite en hâte pour passer l'été et l'automne. A la fin de septembre, le marécage avait disparu. La terre n'attendait plus qu'engrais et semence.


Fortuné Henry, au seuil de sa première hutte.


La première étape du phalanstère était franchie. Mais les paysans demeuraient sceptiques: c'était folie pure que de chercher sa vie dans ce coin perdu.

Après la hutte, la chaumière.

Au mois de décembre 1903, six mois après son arrivée, Henry fut rejoint par sa femme, puis par deux libertaires. La hutte n'était plus suffisante, on bâtit une chaumière. Et quand le gros hiver commença, on couchait dans des lits et on se chauffait devant un bon feu. Souvent, les quatre libertaires pleurèrent, mais c'était à cause de la fumée qui s'accumulait dans la case. Et, quand la bise sifflait, faisait gémir bouleaux et chênes, ils ne regrettaient pas la hutte dont chaque rafale enlevait un morceau.


Les maisons du phalanstère qui succédèrent aux cabanes en branchages.


Puis, les grands froids passés, on réattaqua la terre. On fuma suivant les prescriptions de la chimie agricole, et on sema. Et, ayant confié au sol ses espérances, les colons attendirent.
Les paysans des alentours riaient toujours. Toutefois, le maire d'Aiglemont, qui ne passe pas dans la contrée pour professer des idées hardies, au contraire, loua aux anarchistes une bande de terre contigüe à la colonie: c'était une charité qui pouvait, par un hasard bien improbable, lui profiter plus que l'exploitation du lopin de terre.
Sans perdre un jour, les colons assainirent et piochèrent le pré du maire d'Aiglemont. Entre temps, ils édifièrent une écurie, une étable, des clapiers, un poulailler, un atelier de charpente et de menuiserie. Quand vinrent les fortes chaleurs, la sécheresse ruina les jardins de la contrée. Seule la colonie échappa au désastre. Alors les paysans y affluèrent: chacun emportait pour les montrer aux incrédules, des carottes monstres, des salades touffues, des radis gros comme des poires, des bouquets de persil géant. Au marché de Charleville les choux étaient si rares qu'on les vendait seize sous la pièce. Et la colonie en regorgeait: Cultivateurs et maraichers ne riaient plus... La seconde étape était franchie.
Entre temps, le phalanstère se peuplait. Il y eut bientôt quatre hommes, trois femmes et trois enfants: pas tous anarchistes, mais tous libertaires.
C'est alors que les colons édifièrent de leurs propres mains la maison définitive où j'ai trouvé, je dois le dire, plus de confort que je n'en désire habituellement. Et voici la troisième étape*.


La colonie d'Aiglemont telle qu'elle est aujourd'hui.


Fortuné Henry ajouta:
- Maintenant, jugez de notre œuvre: deux hectares et demi de terre en culture maraichère, un hectare et demi de terre en grosse culture, trois chevaux à l'écurie, vingt canards et dix pigeons dans le colombier, soixante-dix poules dans la volière, une bique et ses petits chevreaux, des carrioles pour les transports, des ateliers, une cave, toutes ces bicoques, une maison où il ne manquera bientôt plus les salles de bains, une source abondante, un étang qui sera dans deux ans peuplé de truites et de carpes, des camarades qui sont des frères... Si nous n'avons pas créé notre bonheur de toute pièce, qui donc le créera?

La soirée des anarchistes.

Quand Fortuné Henry eut fini de parler, la nuit était venue, les étoiles s'allumaient au ciel. Nous pénétrâmes dans la maison. Le grand air avait aiguisé mon appétit et j'entrai joyeux dans la salle à manger: une vaste pièce carrée, dont tout un côté est fermé par une véranda vitrée s'ouvrant sur la forêt. Au milieu de la table recouverte d'une nappe blanche, trônait une vaste soupière dans les flancs de laquelle mijotait une soupe aux choux. Et le fumet du jambon me chatouillait les narines.
Je m'assis au milieu des colons: Fortuné Henry et sa femme, sa fillette Andrée, une jolie blondinette de dix ans; l'Aveyronnais Prosper, sa femme et ses deux enfants: Georges, un solide gars de quatorze ans, fort comme un Turc et qui a récemment quitté le lycée, et Etienne, plus jeune de sept ans; une autre femme, et enfin André le géant, que les enfants adorent et appellent "grand frère" tout en lui faisant des niches.
Après le diner, les femmes servirent le café. Alors, Fortuné Henry alla chercher un manuscrit dans une armoire, tandis qu'André décrochait une mandoline suspendue à la muraille. Et, dans le grand silence du soir, s'éleva le chœur des libertaires.
Ils chantèrent d'abord une sorte de cantique sur l'air du Temps des cerises, dont je transcris deux strophes:

Quand nous en serons au temps d'anarchie,
Les petits bébés auront un berceau,
Les baisers des mères.
Tous seront choyés, tous égaux, tous frères.
Ainsi grandira un monde nouveau.

Il semble encore loin, ce temps d'anarchie;
Mais, si loin soit-il, nous le présentons:
Une fois profonde
Nous fait entrevoir ce bienheureux monde,
Qu'hélas! notre esprit dessine à tâtons.
  

Puis les enfants chantèrent l'Hymne anarchiste: 

Travailleur réduit par le manque d'ouvrage
A manquer de pain,
A crever de faim,
Apprends que ton sort dépend de ton courage.
Plus de mendiants! 
Plus de fainéants.

Il était près de minuit. Les enfants nous embrassèrent tous à la ronde. Chacun partit se coucher. 
Alors Henry m'entraîna dehors. La lune, qui venait de se lever, inondait la forêt d'une lumière pâle, et nous n'entendions plus que le murmure du ruisseau roulant sur les cailloux ou un gazouillis vague qui venait du bois.
L'anarchiste me parla longuement, m'exposant en détail la doctrine qui fut son point de départ, sa méthode d'expérimentation et le but auquel il tendait. Je vous raconterai ses rêves de communiste dans un prochain article.
Quand nous regagnâmes le phalanstère, les coqs chantaient. Dans les feuilles, les oiseaux s'éveillaient et commençaient à pépier.
- Voici ma chambre, me dit Henry; car conformément aux théories libertaires, j'ai ma chambre, et ma compagne la sienne. Je vous recommande mon lit. Il n'est pas mauvais. Maurice Donnay y a passé tout récemment une excellente nuit.

                                                                                       Fernand Momméja.

Mon Dimanche, 6 août 1905.
 
 

* Nota de Célestin Mira:

* Fortuné Henry: Jean Charles Fortuné Henry est un anarchiste français, fondateur de L'Essai, une colonie libertaire basée à Aiglemont dans les Ardennes de 1903 à 1909.




* Son jeune frère Emile, lui aussi anarchiste, commit l'attentat, à l'aide d'une bombe, du Café terminus à la gare Saint-Lazare le 12 février 1894 faisant deux morts et 24 blessés. Jugé en Cour d'Assises en avril 1894, il est condamné à mort et guillotiné le
21 mai 1894.


Arrestation d'Emile Henry


* Quelques vues du phalanstère:








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