Poissons d'avril.
Puisque, de temps immémorial, de joyeux compagnons s'ingénient à rééditer des farces très anciennes ou à en inventer de nouvelles et d'imprévues, passons en revue quelques-unes de celles qui ont mérité d'être consignées par la chronique. Peut-être nous feront-elles rire; en tous cas, nous saurons après cela s'il y a vraiment quelque chose de drôle dans ce genre de plaisanteries.
Mystifier son prochain, jouir de sa crédulité, puis de sa mine déconfite quand il s'aperçoit qu'il a été joué, est un plaisir dont raffolent les mauvais plaisants et quelques autres. Le revers de la médaille, c'est que, si la "victime" se fâche, il peut en cuire au joyeux farceur. Heureusement l'année compte un jour où, d'après une coutume dûment établie, les pires facéties sont autorisées.
Quelle est l'origine de cette coutume? Pourquoi est-elle placée au 1er avril plutôt qu'à une autre date? D'où vient qu'elle porte ce nom singulier de "poisson" d'avril?
Les chercheurs n'ont pas manqué d'entrer en campagne; et ils n'ont pas manqué davantage de nous rapporter d'ingénieuses solutions.
La pèche, disent quelques-uns ouvre d'ordinaire le 1er avril; or ces pécheurs sont les plus souvent les dupes des poissons...
Suivant d'autres, il faudrait se souvenir que François, duc de Lorraine, retenu prisonnier au château de Nancy par Louis XIII, s'échappa le 1er avril en traversant la Meurthe à la nage. Les Lorrains, dit-on, s'écrièrent après cette évasion qu'on avait donné aux Français un poisson à garder et que ce poisson leur avait joué un bon tour...
Mais ces façons d'expliquer le poisson d'avril ont un peu l'air d'être elles-mêmes une mystification.
Voici une origine moins mystérieuse et qui a donc chance d'être la vraie. Au Moyen Age et jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'année commençait le 1er avril. Ce jour-là, on échangeait des étrennes. Mais nos ancêtres qui aimait à "s'esbaudir" s'amusaient à offrir des cadeaux drolatiques, des "attrapes". C'est ainsi qu'on envoyait à ses amis et connaissances une paire de chausses trouées, un sac de noix creuses, de la paille soigneusement empaquetée, etc.
En 1564, Charles IX fixa le début de l'année au 1er janvier. Les étrennes sérieuses furent reportées à cette date, mais la mode des "attrapes" subsista et la journée du 1er avril lui fut consacrée. Par la suite, on ne se borna pas à offrir des étrennes burlesques, mais on mystifia et l'on berna de toutes les façons ceux aux dépens de qui on voulait s'amuser.
Reste à justifier l'emploi de ce singulier terme "poisson". Or, au mois d'avril, le soleil quitte le signe zodiacal des poissons: il n'est pas impossible que cet événement astronomique soit pour quelque chose dans l'origine de l'expression.
Farces traditionnelles.
Un drame dans un escalier.
Ce qui est certain, c'est que la tradition existe, subsiste, persiste et ne semble pas près de disparaître.
Le matin du 1er avril, dans les magasins de nouveautés, les vendeurs, depuis des temps immémoriaux, continuent d'envoyer le jeune apprenti chercher chez un confrère "la presse à velours". Dans les administrations, il se trouve toujours un employé facétieux qui charge un petit commis d'aller avec un mètre au Trésor pour prendre la mesure exacte du "Grand Livre". Et il se peut bien qu'à la caserne un loustic délègue encore un de ses compagnons de chambrée, le plus lourdaud, pour rapporter "le parapluie de l'escouade".
Autrefois, dans nos provinces, il y avait des attrapes en quelque sorte locales; à Audierne, on envoyait quérir "la pierre à aiguiser le crin", dans le Jura "une mèche à trous carrés". Ailleurs, de l'huile de cotret (des coups de bâtons), de la poudre de Patagon, la corde à lier le vent, de l'huile à détacher un bâton qui n'a qu'un bout, un brochet sans arêtes, etc.
L'avantage de ces farces séculaires, c'est qu'elles étaient toutes trouvées et qu'il n'était pas besoin de se mettre l'esprit à la torture pour inventer un bon tour. Aujourd'hui encore il y a des "poissons d'avril" tout faits suivant un type qui ne varie pas.
Voulez-vous un exemple de ces poissons d'avril types? Le matin du 1er avril, la "victime" entend sonner à sa porte, ouvre: c'est un garçon de bain et une baignoire. Etonnement de la "victime" qui n'a nulle souvenance d'avoir commandé un bain. Explication. Dispute. Second coup de sonnette: un second garçon de bain se présente avec une seconde baignoire. Nouvelle explication. Nouvelle dispute. Et le second garçon de bain est suivi d'un troisième, puis d'un quatrième, etc. il en vient jusqu'à dix. La scène se corse; dans l'escalier, les porteurs de baignoires se heurtent, s'injurient, le concierge monte, les autres locataires sortent pour s'enquérir de ce qui se passe. La victime ahurie, effarée, désespérée, lève les bras au ciel... On devine ce qui s'est passé: l'amateur de poissons d'avril a écrit à plusieurs établissements au nom de sa victime et leur a commandé à chacun un bain pour la même heure.
Le "coup" du bain à domicile a cet avantage de pouvoir être varié à l'infini. On peut faire adresser à un même individu une douzaine de voitures par douze loueurs, ou autant de diners par douze restaurateurs. On peut encore envoyer des cartes d'invitations pour une soirée fictive, convoquer chez un notaire, chez le commissaire de police, etc.
Et nous n'avons pas besoin de dire que cette plaisanterie type est un type de plaisanterie du plus mauvais goût et parfaitement détestable.
Le plaisir de la méchanceté.
Il y a pis; car il y a des plaisanteries qui sont uniquement méchantes. l'histoire ou la chronique n'a pas dédaigné d'en enregistrer quelques-unes. Le "poisson" dont eu à souffrir au XVIIe siècle le marquis de Grammont de la part de plusieurs de ses amis, parmi lesquels le comte de Toulouse, fils de Louis XIV, appartient à cette catégorie. Dans la nuit du 31 mars, pendant que la marquise dormait, tous ses habits, pourpoint, veste, chausses, furent décousus, rétrécis, puis recousus et remis à leur place. Le lendemain en se levant, il lui fut impossible de se vêtir. Comme il s'étonnait et commençait à s'inquiéter, entre un de ses amis: "O ciel, marquis, comme vous êtes enflé! Qu'avez-vous donc? - Je ne sais pas en vérité, mais le fait n'est pas niable, je ne puis entrer dans les habits que je portais encore hier. - Je le vois certes bien! Vite, recouchez-vous, mon bon ami et mandez un médecin en toute hâte."
Le marquis de Grammont se remet au lit, tout troublé, et bien persuadé qu'il est atteint d'une grave maladie. Le médecin arrive: c'est le comte de Toulouse qui est déguisé et grimé. Il tâte le pouls du marquis, lui fait tirer la langue, hoche la tête. puis il demande une feuille de papier et rédige cette bouffonne ordonnance: Accipe cisalia et dissue porpuctum, prends des ciseaux et découpe ton pourpoint.
Le marquis comprit qu'il avait été joué et faillit devenir malade de colère après avoir été presque malade de peur.
Fâcheuse confusion. "Tiens! voilà qui t'apprendra à venir frapper tous les soirs à ma porte, maudit galopin!" Dessin de Pruche. |
Un prince, l'électeur de Cologne, rapporte Saint-Simon, fit une fois annoncer, à son de trompe et de caisse, qu'il prêcherait dans la cathédrale tel jour prochain, qui se trouvait être le 1er avril. A l'heure dite, l'église était remplie de tout ce que la ville renfermait de gens distingués. L'électeur arrive, monte en chaire et s'écrie en riant: "Poisson d'avril!" Après quoi, dit Saint-Simon, il fit le plongeon et disparut. Cet électeur, évidemment s'amusait de peu.
La légende de l'invalide à la tête de bois.
Par bonheur, il est des farces vraiment amusantes, telle que la fameuse mystification de l'Invalide à la tête de bois. Vous vous demandez: comment des gens peuvent-ils se laisser prendre à ces facéties? car il semble que, même aux moins prévenus la date du 1er avril devrait donner l'éveil. C'est oublier qu'il y a par le monde plus de crédules et de naïfs que l'on ne croit. La légende date du XVIIe siècle. Des mystificateurs, à l'aide de détails aussi précis que merveilleux, avaient tellement bien accrédité la légende de l'invalide qui avait perdu la "tête" à Rocroy, que beaucoup de personnes voulurent contempler de leurs yeux cet être extraordinaire. Ce fut l'occasion de nombreux poissons d'avril. On envoyait aux Invalides de braves gens un peu simples en leur recommandant de demander à voir l'illustre blessé. Les vétérans les conduisaient au premier étage, dans un corridor: "L'invalide est chez lui. Suivez ce couloir, tournez à gauche et deux fois à droite; descendez l'escalier. Vous frapperez au rez-de-chaussée, à la cinquième porte. C'est là, il sera très content de vous voir."
Notre candide personnage arrivait dans une cour, auprès des cuisines.
Un marmiton répondait à sa demande: "L'invalide à la tête de bois est allé se faire raser. Tout au bout du couloir, la septième porte à gauche."
A grand pas, le visiteur se rendait chez le barbier: "Monsieur, notre illustre blessé vient de sortir à l'instant. Voyez donc à la buvette... A l'entrée du jardin."
Le cantinier prenait l'air d'un homme désolé: " Vous le manquez d'une minute. Notre cher camarade est parti à la pèche... Tenez au bout de la place... Il sera très heureux de vous voir..."
Et, au bord de la Seine, le naïf trouvait quelques vétérans qui, à sa vue, riaient de toutes leurs forces et criaient: "Poisson d'avril!"
La chronique amusante a conservé le souvenir de quelques farces de ce genre. Les bossus passent pour aimer rire. L'un deux, un certain Sulzbreger, de Strasbourg, convoqua le 1er avril 1775 dans une vaste salle et par lettres individuelles, tous les hommes difformes de la ville. Ils s'y rendirent exactement.
Cette plaisanterie, d'une gaieté contestable, eut son pendant à Londres. Le journal, l'Evening Star annonça, le 31 mars, une exposition d'ânes qui devait être ouverte le lendemain dans la salle d'agriculture d'Islington. Un grand nombre de curieux s'y rendirent et reconnurent, trop tard!, qu'ils étaient dans cette comédie à la fois acteurs et spectateurs.
Où le mystificateur est mystifié.
Mystifier son prochain peut être amusant. Mais attendons la fin! Ecoutez ce qui advint à Henri Monnier, le créateur du type de Joseph Prud'Homme. Il entre un 1er avril dans un restaurant du boulevard, se met à causer avec le patron et, lui indiquant un bon vivant qui dînait seul à une table: "Connaissez-vous cet individu? C'est le bourreau de Versailles."
Le patron s'arme alors de courage, et s'approchant du dîneur: "Monsieur, veuillez, je vous prie, être assez bon pour ne plus revenir ici une autre fois; vous êtes reconnu et dès lors, étant donnée ma clientèle...
- Pour qui me prenez-vous?
- Pour ce que vous êtes... pour le bourreau de Versailles.
- Et qui vous a dit ça?
- C'est monsieur! riposte le restaurateur en désignant Henri Monnier.
- Oh! si c'est monsieur qui l'a dit, s'écrie alors le faux bourreau en élevant très haut la voix, je n'ai plus à m'en défendre; il doit le savoir mieux que personne, car c'est bien moi qui, à la veille de son départ pour le bagne, l'a marqué comme forçat!..."
Puis il se lève, demande l'addition, paye et sort tranquillement en jetant un regard de triomphante ironie à Henri Monnier, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris.
Tel est le châtiment des inventeurs de poissons d'avril.
Rions des farces quand elles sont drôles, mais rions plus fort quand c'est le farceur qui est dupé.
Lectures pour tous, avril 1904.
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