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lundi 26 février 2024

Vieux conte.






Dans l'éparpillement soyeux des cheveux d'or 
Et parmi les blancheurs des coussins toute blanche,
Ayant clos pour cent ans ses grands yeux de pervenche,
Souriant vaguement à son rêve, elle dort.
 
Sa tête de côté légèrement se penche.
Un vitrail  entr'ouvert laisse voir le décor
Du parc, où les oiseaux ne chantent pas encor;
Car la fée endormit chacun d'eux sur sa branche.

Au pied du lit sommeille un beau page blondin.
Elle dort, immobile en son vertugadin,
Sa jupe laissant voir un bout de sa babouche...

Toute rose, elle dort d'un sommeil ingénu,-
Car le Prince Charmant n'est pas encore venu
Qui doit la réveiller d'un baiser sur la bouche

... Mais le voici venir, svelte, en son grand manteau,
Avec sa toque en plume et sa moustache blonde.
Il s'avance, étonné de voir que tout le monde
Dort d'un profond sommeil dans l'étrange château.

Il appelle,- sans qu'un écuyer lui réponde. 
A ses devants ne vient pas un seul damoiseau.
Mais soudain, il la voit qui dort, - comme un oiseau, 
Laissant tomber sa tête... Une douceur l'inonde.

Et tout troublé devant ce sommeil ravissant,
Charmé, sans bien comprendre encore ce qu'il sent,
Il s'arrête un moment et sourit dans sa fraise.

Puis il avance à pas furtifs, et vient poser
Doucement un très long et très chaste baiser
Sur cette bouche aussi mignarde qu'une fraise.

Alors ce fut la fin du long enchantement;
Sur la cour il cessa tout d'un coup de s'étendre;
Un grand bruit de réveil au loin se fit entendre,
Et la princesse ouvrit ses beaux yeux, lentement.




Sans s'étonner, avec un sourire très tendre,
- Peut-être ayant déjà vu le Prince en dormant, -
Elle le reconnut- et dit tout simplement:
"C'est vous, monsieur? Pourquoi vous être fait attendre?"

C'est ainsi quand l'amour rêvé se laisse voir,
Celui qu'on attendait, vaguement, sans savoir...
On s'éveille. Les mains tout simplement s'unissent...

Comme après un sommeil de cent ans, on renait.
Et l'on se dit: c'est vous!... Et l'on se reconnait...
Le vrai bonheur commence, - et les rêves finissent.


                                                                                                        Edmond Rostand.


A l'époque où il donnait cette exquise traduction de la naïve et symbolique légende, M. Rostand n'était pas encore l'auteur de Cyrano. Quel charme de relire le vieux conte interprété par le plus célèbre des poètes modernes, lorsqu'il avait vingt ans! 


Lectures pour tous, 1903.




 

 
 

dimanche 25 février 2024

Comme les garçons, les fillettes anglaises s'initient maintenant à la vie de guerre.




Le système de préparation militaire, qui a trouvé une si brillante application dans les "Eclaireuses de France", nous a été inspiré par les boys-scouts anglais. Voici qu'au pays des suffragettes, les petites filles ont, dans le même but, formé des régiments. Nous présentons à nos lecteurs quelques girls-scouts occupées à monter une tente sur l'emplacement où l'escouade va camper.

La Science et la Vie, octobre, novembre, décembre 1913.

Ménagères, lavez votre linge à la machine.


Une machine à laver le linge sera utile dans un ménage si elle est transportable et peu encombrante: tel l'appareil ci-dessous.




Le linge, introduit dans un tambour, trempe d'abord dans une solution de savon et de soude. On fait tourner  le tambour pour provoquer un brassage énergique dont l'action remplace celle de la brosse en chiendent.
Le fourneau, la bassine et le tambour de lavage à double enveloppe sont réunis en un seul appareil supporté par quatre pieds. Le moteur, placé sur une colonne transportable, est alimenté par une prise de courant branchée sur le circuit d'éclairage.
Tout le linge d'une famille, à l'exception des draps et des nappes dont le lavage exigerait chez cette lessiveuse mécanique des tambours de trop grandes dimensions, peut être rapidement et proprement lavé.

La Science et la Vie, octobre, novembre, décembre 1913.

vendredi 23 février 2024

 Le signe.


I

- Oui, messieurs, fit le peintre Maxime Aubry, en posant sur le coin d'un guéridon sa tasse de café, pour donner une plus grande liberté à sa mimique passionnée, j'estime que la beauté d'une femme vraiment belle n'est pas faite seulement d'une splendeur de lignes et de belles harmonies de tons de la chair, mais encore d'une mystérieuse relation entre ses charmes; en sorte qu'il n'est permis à l'artiste d'omettre aucun détail, même le plus insignifiant du monde pour les sots, dans l'expression d'un ensemble auquel préside une logique divine. Tous les maîtres l'ont senti comme moi, Léonard comme Rubens, inexorables interprètes des défauts apparents eux-mêmes de leurs modèles.
- Paradoxe! fit le capitaine Mistouille.
- Non, capitaine! Pas paradoxe du tout! Prenez-vous donc pour un paradoxe la loi si merveilleusement observée par Lavater* et qui établit une corrélation entre les signes qu'une même femme porte aux différentes parties de son corps? Omettre un de ces signes, monsieur, dans une figure nue, vraiment copié sur la nature, est un crime de lèse-sincérité d'abord, et, de plus, certainement, quelque chose d'aussi monstrueux qu'une faute d'orthographe.
- Vous êtes naturaliste, Aubry, continua le banquier Pigemol, en achevant un verre de Chartreuse.
- Fougueusement idéaliste, au contraire, poursuivit le peintre avec une ineffable chaleur. J'ai pris pour épigraphe cet immortel vers de Victor Hugo:

Chair de femme, argile idéale, ô merveille!

et je tiens pour si parfait, dans ce chef-d'œuvre, que je considère comme un sacrilège d'y vouloir rien changer.

Corps féminin, qui tant est tendre!

a dit le vieux Villon. Celui-là est un fou vraiment qui rêve, pour toi, des imperfections nouvelles. Tu es le dernier et le plus sublime vers du grand poème de la création, et la Bible elle-même nous apprend que Dieu ne voulut plus rien enfanter, après la femme, désespérant de faire mieux.
- Ou pire, interrompit le notaire Cornensac, qui était un sceptique.
Et s'approchant de Maxime Aubry, le tabellion continua à voix presque basse.
- Vous feriez bien mieux, mon cher, au lieu de discuter, de faire danser ma femme qui est tout à fait curieuse d'entendre un homme aussi illustre que vous lui faire des compliments. Innocente vanité de provinciale qui croit encore aux gloires parisiennes et qui s'imagine qu'elles rayonnent autour d'elles sur ceux qui les approchent!
Maxime Aubry ne se le fit pas dire deux fois.

II

Pour porter le nom ridicule de son mari, madame Cornesac n'en était pas moins d'une aristocratique beauté, et sa grâce fière eut dignement resplendi dans l'apothéose d'un armorial. Grande, avec une peau blanche que les ombres teintaient en bleu, elle promenait, au-dessus d'un sourire presque engageant, l'expression attirante et hautaine à la fois de son regard, le dédain glorieux de ses yeux clairs traversés d'étincelles. Sa chevelure, noire et profonde, avait des révoltes sculpturales à la nuque et au front, les majestueuses ondulations d'une mer qui s'apaise. Mais c'est l'ensemble de sa personne surtout qui en imposait par sa plasticité extraordinaire et visible sous l'imposture de ses vêtements. Un marbre vivant modelait délicieusement les plis de sa robe comme dans les statues antiques. Il y a comme cela, de simples officiers ministériels qui ont, pour leur malséant usage conjugal, des créatures devant lesquelles se seraient agenouillés Phidias* et Apelle*. Il est inutile de dire que Maxime Aubry éprouvait pour madame Cornesac une admiration allant jusqu'à la terreur. C'est en tremblant qu'il lui offrit le bras pour la première valse. Il se sentait mourir dans le tourbillon où il l'emportait dans ses bras, respirant les chauds parfums de la mystique fleur que toute femme porte en elle.
Puis, enhardi, et comme ayant brûlé ses derniers vaisseaux de timidité, il s'assis auprès d'elle, comme prisonnier de l'air qu'elle respirait. Et, comme il demeurait silencieux:
- A quoi pensez-vous? lui demanda-t-elle.
- Je regardais, répondit-il très simplement, la jolie mouche naturelle que vous avez à la naissance de l'épaule droite.
- Ah! mon Dieu! Ma robe est donc bien décolletée? Vous avez remarqué...
- Et je pensais à celle qui est un peu plus bas, de l'autre côté.
Elle devint rouge comme une cerise.
- Ah! par exemple, vous ne me ferez pas accroire que l'échancrure de mon corsage descende jusque là! Comment savez-vous?
- Lavater, madame, Lavater!
Et il ajoute d'un air triomphant de science et tout bas:
- Un peu au-dessus de la chute des reins, à gauche, n'est-ce pas?
Madame Cornensac avait positivement disparu derrière son éventail.
Après un moment de silence, ce fut elle encore qui reprit:
- A quoi pensez-vous encore?
- Au temps, madame, où les princesses du sang elles-mêmes ne dédaignaient pas de poser pour les grands artistes de leur temps, dans l'éclat de leur nudité victorieuse.
- Quelle horreur!
- Non! Madame, mais un sentiment de l'art plus passionné qu'on ne l'a communément aujourd'hui et plus élevé en même temps. On a dû des chefs-d'œuvre à ces clémentes fantaisies! Une pudeur imbécile a-t-elle le droit de s'opposer à l'enfantement du chef-d'œuvre?, Je vous en fais juge, madame. Ah! si vous vouliez...
- Pas un mot de plus, monsieur!
Madame Cornensac s'était levée et avait été prendre le bras de son mari. Maxime demeurait comme un homme ivre, dans le rayonnement de l'astre disparu.

III

Deux jours après, ou plutôt deux soirs, au bal encore, chez la comtesse de Hautebringue, Maxime osait à peine s'approcher de la belle notairesse qu'il croyait avoir mortellement offensée. C'était bien mal connaître la curiosité féminine en général et provinciale en particulier. Madame Cornensac avait été, au fond, démesurément flattée dans l'orgueil tout légitime d'une beauté mal savourée par son rond de cuir d'époux. Le peintre humait un sorbet au kirsch avec une navrante mélancolie. Ce fut elle qui vint à lui, et qui, après avoir bien regardé si son mari ne l'épiait pas, lui dit presque à l'oreille:
- Je crois que j'ai trouvé un moyen.
Il la contempla avec une respectueuse surprise. Elle continua avec une volubilité charmante de femme qui en a beaucoup à dire en peu de mots:
- Avez-vous une psyché dans votre atelier?
- Certes, fit le peintre, et du meilleur style Louis XVI.
- Et vous consentiriez à ne me faire que de dos?
Maxime tombait positivement des nues. Il balbutiait au lieu de répondre. Et elle de poursuivre se hâtant davantage encore et les paroles passaient rapides sur ses lèvres, comme un gazouillement d'oiseau:
- Alors, je pourrais me déshabiller sans que vous me vissiez, derrière une draperie et me venir ensuite poser à reculons, sans que vous vous soyez retourné par exemple! Entre la glace et moi, serait votre chevalet, et ce serait mon image seulement que vous copieriez dans le miroir, ce qui serait bien moins indécent. Il faudrait, avant tout, me donner votre parole de garder la face toujours du même côté! Ce serait une trahison révoltante d'y manquer...
Et comme Maxime continuait à la regarder avec des yeux pleins d'une reconnaissance inquiète:
- Je ne peux pas pourtant, lui dit-elle encore, vous empêchez de faire un chef-d'œuvre! Ce serait mal!
- Vous avez raison, madame, fit l'artiste en recouvrant la parole. Ce serait un crime pour le moins.
On convient encore que l'étude, achevée dans des conditions si particulières, serait pour le peintre seul et qu'un secret absolu serait gardé.
Le lendemain commençait la première séance. Maître Cornensac ne quittant pas son étude de la journée, rien n'était plus facile à sa femme d'en dérober les heures les plus lumineuses au profit de l'art qu'elle s'était décidément donné la mission d'encourager.

IV

On en était à la vingtième séance pour le moins. A la dernière, hélas! pensait le pauvre Maxime. Il avait eu beau apporter à son travail des lenteurs volontaires et pénélopéennes, l'étude était au point. 




Il ne restait à poser, sur les chairs glorieuses de madame Cornensac reflétées par la psyché et, de là, descendues sur la toile, que la fameuse mouche placée au couronnement du séant, un peu à gauche, là où l'artiste l'avait si bien devinée, et où la notairesse la portait en réalité. Seulement, pour le peintre qui ne la voyait que dans l'image, apparaissait-elle à droite et se préparait-il, suivant sa théorie consciencieuse, à la faire précisément là où il la voyait. Jusque-là les conventions avaient été scrupuleusement observées. Malgré sa tentation, le malheureux Maxime n'avait jamais risqué un regard oblique derrière lui et, de son côté, madame Cornensac n'avait jamais présenté au miroir que l'intervalle radieusement vallonné compris entre sa nuque aux reflets d'ambre et ses talons d'un rose nacré. Et vous seriez bien contentés, comme moi, mes petits compères, de ce spectacle postérieur tout à fais agréable et exquis.

Ceci pour moi n'est déjà que trop bon!

auriez-vous dit comme le moine d'une épigramme célèbre de Jean-Baptiste Rousseau*, le psalmiste.
Et ainsi le pensait ce nouveau Tantale d'Aubry, qui se sentait, derrière le cou, des démangeaisons lui descendre jusqu'en bas des moelles.
- Ouf! fit-il, en éclaboussant légèrement, du haut de son pinceau trempé de noir, le point du tableau où devait se trouver le fameux signe.
Folle de curiosité et du désir de voir l'image achevée, madame Cornensac se retourna, et juste, en même temps, Maxime en fit autant, oubliant son serment. Ainsi se trouvèrent-ils face à face et les yeux dans les yeux!
Ce fut, entre eux, comme un courant électrique qui les poussa dans les bras l'un de l'autre. Ce qui se passa ensuite est tellement fâcheux pour l'honneur de M. Cornesac, que mon respect pour l'institution du notariat ne me permet pas d'en dire davantage. Les notaires contemporains n'ont qu'une propension déjà trop grande à s'en aller en Belgique avec nos fonds, pour qu'on les incite encore à la fuite en les vilipendant sans raison.
- Au nom de la loi, ouvrez!
C'était M. Cornensac, Dieu le damne! qui averti, par d'obligeants voisins, des visites de sa femme au peintre, et avec ce bon flair de cocu par quoi fut institué le moment dit psychologique, arrivait escorté du commissaire. Madame Cornensac et ses vêtements disparurent comme par enchantement et Maxime fut ouvrir, destiné à tenir tête à la situation.
- Vous avez une femme ici, monsieur, fit le commissaire.
- La mienne, polisson! ajouta le notaire furieux.
Et, regardant le tableau posé sur le chevalet et que l'artiste n'avait pas eu le temps de cacher:
- Vous ne nierez pas, monsieur, je reconnais madame Cornensac.
- Et en quoi, s'il vous plait, monsieur?
- A cette mouche naturelle que vous avez servilement copiée selon vos principes!
Le peintre avait repris toute sa présence d'esprit.
- Vous vous trompez, monsieur, fit-il sévèrement, et vous calomniez une honnête femme. Cette mouche est à droite et celle de madame Cornensac est à gauche.
- Vous l'entendez, monsieur le commissaire, hurla le mari outragé. Comment saurait-il ?
- Lavater, monsieur, Lavater! continua Aubry, impitoyable, en montrant la mouche de l'épaule.
M. Cornensac se frappa le front, après un moment de réflexion et, du ton d'un homme qui se souvient:
- C'est vrai, dit-il lentement. C'est vrai bien à gauche qu'est le signe de madame Cornensac. Et tendant la main au peintre:
- Mes excuses, monsieur, on m'avait trompé!
Et il ne savait pas si bien dire.
- Imbécile! tous les mêmes, fit entre ses dents le commissaire, très marri d'avoir été dérangé pour rien.
C'est ainsi que l'artifice inventé par la pudeur d'une honnête dame tourna à la glorification de sa vertu. Que ce soit un exemple pour les autres.

Trente bonnes farces, Armand Sylvestre, Ernest Kolb, éditeur 1890.



Nota de célestin Mira:

* Lavater: écrivain suisse connu pour son ouvrage "L'art de connaître les hommes par la physionomie" écrit en allemand  vers 1775.





* Phidias: célèbre sculpture grec. André Malraux a dit qu'il avait inventé "les formes qui expriment le divin".




Marbre de Phidias.

* Apelle: Célèbre peintre grecs loués par les anciens. Aucune de ses peintures n'a été conservée.

* Jean-Baptiste Rousseau est un poète français né en 1670 et mort en 1741.


Jean-Baptiste Rousseau,
portrait de Nicolas de Largillière.


mardi 20 février 2024

 Les bancs et chaises de Paris.


Aux Tuileries.


Il y avait autrefois de bonnes gens, c'était avant l'invention des chemins de fer, des bateaux à vapeur et même des omnibus, des bonnes gens pour qui la promenade par excellence, la promenade unique était celle du jardin des Tuileries. Généralement, cette espèce particulière de Parisiens naissaient sur le territoire de la paroisse de Saint-Roch, avaient été baptisé dans cette église, y avaient fait leur première communion, et comptaient bien y être portés après leur mort. Pour eux, comme il n'y avait qu'une ville, Paris, il n'y avait qu'un jardin dans Paris, les Tuileries. Le Luxembourg, le Jardin des Plantes, étaient pour eux des pays lointains.
Une fois l'an, pendant l'été, ils allaient prendre des glaces au café Turc*, sur le boulevard du Temple. A peine se souvenaient-ils d'avoir entrepris, dans une de ces journées aventureuses où les Christophe Colomb s'écriaient: "Je découvrirai un monde!" la découverte de Saint-Cloud ou de Versailles. Par une belle matinée d'été, un nomade parvint à décider un de ces sédentaires à visiter avec lui Ermenonville; quand la patache qui les conduisait avec une vitesse de deux lieues à l'heure fut entrée dans les plaines de la Brie, notre homme s'écria avec une émotion profonde: "Je n'aurai jamais cru que le monde fut aussi grand!" 
En revanche, ces habitués des Tuileries connaissaient parfaitement leur jardin. Ils donnaient même des sobriquets aux autres habitués, leurs congénères, qui probablement leur rendaient avec usure. Ces deux vieilles filles à marier conduites par leur mère, comparable à un panier à deux anses quand elle apparaissait entre ses deux acolytes, et qui venaient invariablement, avant dîner, promener les souvenirs de leur jeunesse et de leur beauté, avec l'aimable perspective de revenir le soir s'asseoir contre une caisse d'oranger, on les nomme, à cause de leur long nez légèrement busqué: les Béliers. Cette autre dont l'échine se contournait en arabesque plus ou moins pittoresque, ce qui ne l'empêchait pas de se promener toujours sans châle avait reçu le sobriquet de Dromadaire. C'étaient des dénominations admises et qui avaient cours dans la conversation. Ainsi, on disait couramment entre gens de connaissance: "Les Béliers n'ont pas paru aujourd'hui au jardin; il faut qu'ils soient enrhumés" car les Tuileries étaient le jardin, comme le bois de Boulogne était le bois; ou bien encore: "J'ai en vain cherché de l'œil le dos du Dromadaire, sans doute il a une atteinte à son rhumatisme." il y avait à cette époque des promeneurs qui faisaient partie du mobilier du jardin des Tuileries comme ses bancs et ses chaises, sans parler de ses caisses d'oranger et de ses statues. Dans les belles soirées d'été surtout, la grande allée des orangers et celle qui la côtoie était littéralement encombrées de chaises sur lesquelles toutes les femmes du beau quartier venaient s'asseoir. La mode tenait là ses assises. Les hommes qui passaient entre ces deux haies de femmes élégantes et parées devaient, pour peu qu'ils fussent un peu répandus dans la société, avoir sans cesse le chapeau à la main: les beaux de l'époque appelaient cela "être passés par les armes."
J'entends d'ici les jeunes lecteurs demander à quel siècle il faut remonter pour placer ces souvenirs dans leur cadre.
Pas aussi loin qu'ils peuvent le croire, car j'ai écrit les lignes précédentes avec les souvenirs d'une Parisienne pur sang, qui vit encore et se désole de voir ses vieilles Tuileries abandonnées pour les Champs-Elysées, leur orgueilleux voisin. Les jeunes gens sont disposés à croire que les choses ont toujours été telles qu'ils les voient. mais que de choses qu'ils supposent anciennes sont nouvelles! Quoi de plus naturel, n'est-ce pas, que de se promener dans des villes et des jardins éclairés au gaz? Eh bien! savez-vous à quelle époque il commença à être question du gaz à Paris? Ce fut en 1817. Au commencement de cette année, l'illustre Biot*, que la science a perdu de nos jours, fit un rapport sur l'application du gaz à l'éclairage extérieur des lieux publics, conclut à la nécessité de perfectionner les appareils, et indiqua le jardin du Palais-Royal comme l'endroit le plus propre à faire la première expérience; or cette expérience fut retardée de plusieurs années, et ce ne fut guère que quatre ans après la Restauration que le jardin du Palais-Royal fut éclairé au gaz. Le premier bateau à vapeur qui ait navigué sur la seine à Paris parut en 1814, et les journaux du temps constatent l'étonnement des Parisiens quand ils virent ce bâtiment remonter le cours du fleuve en tirant, de quart d'heure en quart d'heure, des coups de canon au moyen de deux petits pierriers placés à l'avant. Le premier omnibus circula dans Paris en 1828, et, pour donner la vogue à ce nouveau genre de voiture, on répandit le bruit que Mme la duchesse de Berry avait eu la fantaisie d'y monter.
Les Tuileries elles-mêmes sont, relativement à l'ancienneté de la ville, un jardin nouveau. Remontez au commencement du règne de louis XIV, le jardin est autrement disposé. D'abord il est séparé du château par une rue, portant le nom de rue des Tuileries. Ensuite, quoiqu'il soit moins étendu qu'il ne l'est actuellement, il renferme une orangerie, une volière, un étang, une garenne, une ménagerie, un théâtre, des parterres, des allées, un bois, et, à l'extrémité occidentale de la grande allée actuelle, un écho artificiel fermé par un mur circulaire de douze pieds de hauteur sur vingt-quatre de développement. Près de cet écho et du côté de la porte Saint-Honoré, étaient situées l'orangerie et la ménagerie; les bâtiments de la volière occupaient une partie de l'emplacement actuel de la terrasse du bord de l'eau. Il y avait en outre des maisons dans quelques parties du jardin des Tuileries. Les mémoires du temps racontent que Louis XIII donna, en 1630, à un nommé Renard, qui avait été valet de chambre du commandeur de Souvré, un terrain sur lequel était un grand chenil, à condition de le planter de fleurs et d'arbustes rares, et nous voyons par une lettre de Nicolas Poussin qu'à son arrivée en France, ce grand peintre fut logé, par les ordres du roi, dans une maison située au milieu du jardin des Tuileries:
"Je fus conduit par les ordres du roi dans l'appartement qui m'avait été destiné, écrit-il. C'est un petit palais, car il faut l'appeler ainsi. Il est situé au milieu du jardin des Tuileries. Il est composé de neuf pièces en trois étages, sans les appartements du bas, qui sont séparés; ils consistent en une cuisine, la loge du portier, une écurie, une serre pour l'hiver... Il y a en outre un grand beau jardin rempli d'arbres à fruits, avec une grande quantité de fleurs, d'herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une belle cour, dans laquelle il y a d'autres arbres fruitiers. J'ai des points de vue de tout côté, et je crois que ce doit être un paradis pendant l'été."
Ce fut vers 1660 que Louis XIV chargea Le Nôtre, le grand horticulteur qui éprouvait une véritable passion pour le grand roi, de rendre le jardin des Tuileries digne du palais auquel il faisait alors mettre la dernière main. Le Nôtre fit démolir les maisons de la rue qui séparait le palais du jardin qu'il entoura de tout côtés de terrasses plantées d'arbre: celle du bord de l'eau au midi; au nord, celle des Feuillants, ainsi nommée parce qu'elle était limitrophe de l'enclos des religieux de cet ordre; la troisième à l'ouest, séparée en deux parties par la grande allée qui ouvre une magnifique perspective sur l'avenue des Champs-Elysées, placée sur le même axe. Ce sont ces deux parties qui font un retour vers le château, en décrivant une double courbe qui descend en pente douce jusqu'au niveau du sol du jardin, alors entouré de tout côtés par une muraille, sauf au bout de l'allée du milieu qui conduisait à une grille. Au delà de cette grille était un pont tournant sur lequel on traversait le fossé profond qui séparait le jardin des Tuileries du terrain qui est devenu aujourd'hui la place Louis XV. Ce pont, qui n'est pas sans analogie avec les ponts qui réunissent actuellement les rives du canal Saint-Martin, avait été construit par un religieux augustin nommé Bourgeois, expert dans tous les travaux de la mécanique; il ne fut supprimé que par Napoléon. Le Nôtre fut donc l'auteur de la belle ordonnance du jardin des Tuileries; après lui, on put y faire quelques embellissements, mais on n'en changera pas le plan. La longueur du jardin depuis le palais jusqu'à la place Louis XV est de sept cent cinquante deux mètres, sa largeur de trois cent trente six. La grande allée des orangers était originellement couverte de gazon bordé par des plates-bandes de fleurs. La Convention, qui se reposait du crime par le ridicule, ordonna que les gazons seraient arrachés et qu'on planterait sur cet emplacement des pommes de terre pour la nourriture du peuple souverain. Le malheureux peuple souverain n'en continua pas moins à mourir de faim. C'était l'esprit du temps: les champs restaient en friche et l'on plantait des pommes de terre dans le jardin des Tuileries; un peu plus, pour utiliser le Louvre on aurait fait un têt à cochons. Cela n'empêche pas Victor Hugo de s'écrier dans son William Shakespeare que, " lorsque Dieu voulut faire prononcer le fiat lux des sociétés modernes, il en chargea 93." Nous serions tenter de nous écrier à notre tour: Fiat lux!
L'époque révolutionnaire évoque, dans l'histoire du jardin des Tuileries, les plus tristes souvenirs. La famille royale, on le sait, habita constamment le château de ce nom, depuis le jour où elle fut ramenée de Versailles à Paris par la multitude, après les journées du 5 et 6 octobre 1789. La reine et ses deux enfants allaient se promener tous les après-midi dans le jardin qu'on appelait alors le petit jardin du Dauphin et qui était situé à l'extrémité de la terrasse au bord de l'eau. C'est le même que Napoléon donna depuis au roi de Rome, Louis XVIII au duc de Bordeaux, Louis-Philippe au comte de Paris. L'abbé Davaux, précepteur du Dauphin, occupait un petit pavillon attenant à ce jardin. Ces innocentes promenades devinrent bientôt l'occasion d'insultes pour la famille royale, surtout depuis la journée du 20 juin 1792, pendant laquelle la multitude armée de piques qui allait envahir le château commença à défiler sous les croisées en se faisant ouvrir les portes du jardin, et poursuivit la reine de ses clameurs insultantes. Plus fréquemment encore, à partir de ce jour, la reine et ses enfants eurent à subir des vociférations grossières: "Je passe ma vie au château," écrivait à sa mère, à la date du 25 juillet 1792, un officier suisse, M. de Forestier; "mardi, la reine fut insultée par les fédérés, au petit jardin de M. le Dauphin dans les Tuileries. Quatre officiers ont percés la foule qui l'entourait, l'ont placée au milieu d'eux avec le Dauphin; deux grenadiers ouvraient le passage. Arrivée dans les appartements, Sa Majesté nous a remerciés de la manière la plus expressive et la plus touchante, ainsi que Madame Royale." C'est ainsi que la révolution préludait au 10 août.
Les détails de cette journée sont dans toutes les mémoires. On sait le triste itinéraire du roi et de la reine sortant du château et traversant une dernière fois le jardin des Tuileries pour se rendre au sein de l'Assemblée législative, qui tenait ses séances à la salle du manège, contiguë à la terrasse des Feuillants, à peu près à la hauteur de la voie construite depuis sous le nom de rue Castiglione. J'ai dit que le roi et la reine  voyaient le jardin des Tuileries pour la dernière fois; hélas! je me suis trompé; ils devaient le revoir encore une fois: dans quelle situation et de quel lieu! Les historiens ont raconté le reste; M. Ternaux a montré les Suisses recevant du roi l'ordre écrit d'évacuer les Tuileries au moment où ils venaient de mettre les assaillants en fuite, et accueillis par la fusillade meurtrière des bataillons révolutionnaires postés derrière les arbres et dans les massifs qui bordent la grande allée. La tradition veut que le marronnier qui fleurit avant tous les autres et qu'on appelle le marronnier du 20 mars doive cette végétation hâtive au nombre considérable de cadavres enterrés au pied de son tronc et qui ont engraissé ses racines.
Avec le Directoire, le Consulat et l'Empire, de meilleurs jours revinrent pour le jardin des Tuileries. On renonce aux pommes de terre semées par les ordres de la Convention. La grande allée, qui jusque là avait conservé les proportions données par Le Nôtre, trente-six mètres de large sur trois cent quarante-six de long, est élargie par la suppression d'une rangée d'arbre de chaque côté; elle devient aussi large que la grande avenue des Champs-Elysées qui semble être sa continuation. Les bâtiments de l'orangerie, construits à l'angle nord-ouest du pont tournant, et les autres bâtiments construits à l'angle sud-ouest, sont démolis en même temps que le pont, par les ordres de Napoléon; les terrains beaucoup plus bas que le niveau des terrasses des Feuillants et du bord de l'eau sont exhaussés et couverts de plantations. Le mur de clôture qui longeait la terrasse des Feuillants est remplacé par une magnifique grille; la rue de Rivoli est percée, et le jardin prend ainsi sous le premier empire sa physionomie actuelle.
J'ai entendu raconter par les hommes du temps passé que souvent, pendant les belles journées d'été, à l'époque du Consulat, Mme Récamier se promenait dans l'allée des Orangers, avec une affreuse petite bossue qui lui servait de repoussoir; les femmes devinent les procédés que les artistes apprennent. Si je ne me trompe, ce fut aux Tuileries qu'eut lieu, entre un incroyable* et Mme de Staël, le dialogue si connu. L'incroyable donnait un bras à Mme de Staël, et l'autre bras à Mme Récamier.
- Je suis entre l'esprit et la beauté, dit-il en se penchant successivement vers l'une et l'autre.
- Et vous n'avez ni l'un ni l'autre, répliqua Mme de Staël, dont les ripostes ne se faisaient pas attendre, et qui trouvait fort impertinent qu'on lui rappelât qu'elle était laide, et qu'on pût penser que sa chère Juliette était sotte.
La période la plus splendide de l'histoire du jardin des Tuileries s'écoula pendant la Restauration et les premières années du gouvernement de Juillet. Après 1815, les vieux demeurants du passé se plaisaient à se donner rendez-vous dans ces belles allées qu'ils avaient cru ne plus revoir. On retrouvait là, chaque jour, le comte de Vergennes, fils d'un des derniers ministres de Louis XVI, qui commanda un moment les gardes de la Porte; M. de Goguelas, qui fut blessé d'un coup de pistolet au voyage de Varennes, en voulant forcer le passage pour aller au secours du roi; M. de Rivarol, Rivarol-l'Epée, comme on l'appelait, à cause de son adresse connue sur l'escrime, et pour le distinguer de son frère, Rivarol-l'Esprit. Cette habitude qu'avaient les royalistes de fréquenter le jardin des Tuileries fut l'origine de la prétendue conspiration dite de la terrasse du bord de l'eau, parce qu'un certain nombre d'ultras, comme on disait alors, entre autres M. de Chateaubriand, s'y donnaient rendez-vous.
Je trouve dans une livraison du Conservateur une soi-disant lettre écrite à M. le comte O Mahony par un de ses amis habitant de Moncontour, et à laquelle j'emprunte le passage suivant qui contient une allusion évidente à cette affaire, qui fit mettre au secret le général Canuel, MM. de Rieux-Songy, de Romilly et de Chauvigny, de Blot: " Me voici arrivé, monsieur et cher ami, au point le plus délicat de ma lettre. Je ne vous cache pas que, depuis vingt ans, soigneux de ne prendre part à aucun évènement, mon plus vif plaisir est de regarder couler l'eau. Or, n'ayant pas de rivière à Moncontour, je suis réduit à un petit ruisseau qui traverse mon jardin, mais qui est à sec les trois-quarts de l'année; ce sont donc principalement les charmes de la Seine qui m'attirent à Paris. Mais une récente expérience m'a démontré le danger d'un délassement que je croyais si innocent, et je vous avoue que je n'oserai mettre le pied sur la terrasse au bord de l'eau, que vous m'en ayez obtenu la permission spéciale et par écrit. De mon côté, je consens à n'y aller qu'à jour et à heures fixes, et à m'y laisser accompagner par un gendarme ou un agent de police, pourvu que ces messieurs se tiennent assez éloignés de moi pour que le public ne s'aperçoive pas qu'on me suit, car c'est toujours bien agréable d'avoir l'air libre."
J'ai dit que, vers les derniers temps du gouvernement de Juillet, les splendeurs du jardin des Tuileries commencèrent à baisser; ce mouvement de décadence est allé en augmentant depuis 1852. Les embellissements faits aux Champs-Elysées et au bois de Boulogne ont contribué à cette révolution dans les habitudes parisiennes. L'ennui d'être chassé le soir à neuf heures par la fermeture du jardin, l'avantage de pouvoir rester aux Champs-Elysées aussi tard qu'on le veut, le mouvement des voitures et des cavaliers sur la grande avenue semblable à un panorama vivant et animé, les amorces des cafés chantants, attirent la foule dans ces allées magnifiquement éclairées par le gaz. Cependant les mères et les enfants, et par dessus tout les nourrices, sont restées fidèles aux chaises et aux bancs du jardin des Tuileries. Dans la matinée, on y voit surtout quelques lecteurs de journaux, mais dans l'après-midi, c'est l'heure privilégiée des bonnes d'enfants et des nourrices. Souvent les jeunes mères, apportant leur ouvrage, suivent du regards les gentils bébés dans les allées, sans se douter que le temps qui s'enfuit en courant plus vite que les petits pieds de leurs enfants est le plus beau temps de leur vie. Quelquefois un grand-père vient faire sa promenade de l'après-midi pour rencontrer son petit-fils, qui, soutenu par sa bonne, fait ses premiers pas pour aller au-devant de son bon-papa. La vieillesse et l'enfance font ordinairement bon ménage. Quoi d'étonnant? l'une est obligée de fermer ses ailes, l'autre ne les ouvre pas encore. Les premiers et les derniers pas de l'homme ont la même allure dans le chemin de la vie. Pour achever le tableau, placez à quelque distance du banc des Bourguignonnes et des Normandes venues à Paris pour exercer le métier lucratif de nourrices dans de riches maisons, un zouave à l'œil narquois ou un fantassin de la ligne au regard conquérant et au nez en trompette qui cherchent invariablement si, sur les bancs des nourrices, ils ne rencontreront pas le visage de quelque payse, et vous aurez ajouté le dernier trait à la monographie du jardin des Tuileries.



Je suis rarement entré dans ce beau lieu après une longue absence de Paris,  sans faire une réflexion à la fois philosophique et mélancolique: il semble qu'on retrouve les Tuileries comme on les avait quittées, avec les même jeunes mères, les mêmes enfants, les mêmes bonnes, les mêmes nourrices, les mêmes roquets, les même jeux; rien n'a grandi, rien n'a changé. Ce beau blondin, c'était celui que j'avais admiré il y a quinze ans; cette jeune mère faisant faire les premiers pas à un bébé, c'était celle que j'avais remarquée. Ce n'est qu'au bout d'un moment que l'on vient à penser que la jeune mère est presque devenue une matrone, et que le bébé fume son cigare sur l'asphalte. De même que les arbres des Tuileries renouvellent leurs feuilles, le grand arbre de l'humanité renouvelle ses génération.

                                                                                                              Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 16 juillet 1864.

* Nota de Célestin Mira:

* Café Turc: situé boulevard du Temple, le Café Turc ou Jardin Turc était un lieu populaire apprécié pour ses "turqueries".


Entrée du café Turc à Paris par Louis-Léopold Boilly


* Biot: jean baptiste Biot est un physicien, mathématicien et astronome français.



* Incroyable et merveilleuses: