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samedi 7 septembre 2024

 Comment on vit à Paris pour huit sous par jour.


On vit mal, cela va sans dire, et le confort laisse à désirer, mais on vit! Quelle ingéniosité doivent donc déployer ceux qui réalisent l'extraordinaire problème de se loger, de se nourrir, s'habiller et se donner même quelques douceurs avec ce budget dérisoire, et cela dans une des villes où l'existence coûte le plus cher! En promenant nos lecteurs dans les endroits fréquentés par les habitués de la vie "au meilleur marche", nous leur ferons connaître certains dessous de la capitale généralement ignorés et bien faits pour piquer au plus haut point leur curiosité.



Paris est la patrie de tous les contrastes.
C'est la ville du monde où l'existence coûte le plus cher, c'est aussi la ville où il est possible de subsister avec 40 centimes par jour.
Comme certaines cités méridionales ont leurs "lazzaroni", amis du "farniente", Paris a de doux vagabonds à qui il plait de se mêler à son animation sans accepter les fatigues du travail et les responsabilités d'un emploi. Aussi, à côté de la misère accidentelle qui jette des familles à la rue, y voit-on une misère volontaire de gens qui aiment vivre lentement, en bornant leurs besoins matériels au strict nécessaire, et en dégageant leur liberté de toute contrainte au labeur.
Les métiers auxquels ils s'adressent sont ceux des camelots, hommes ou femmes de corvées, ouvreurs de portières, rentreurs de bois et de charbon, etc. Chaque jour, ils interrompent leur besogne lorsqu'elle leur a rapporté juste de quoi pourvoir à leurs besoins réduits. Ils donnent alors libre cours à leur goût de la paresse et de la flânerie: ce sont eux qu'on voit former au coin des rues les groupes de badauds qu'assemble la chute d'un cheval ou le bruit d'une dispute. Incorrigibles "gavroches" qui ont vieilli en dehors de l'atelier, ils aiment la rue et le soleil. L'hiver, l'asphalte les retient; l'été, ils encombrent les bancs des squares. Les plus bucoliques poussent leur promenade jusqu'au bord de la Seine et s'étendent sur les berges, là où des tas de sable, chauffés par le soleil, offrent des couches profondes et souples.
Dormir en plein air, même en été, offre d'autres dangers encore que celui d'un refroidissement: celui d'une rafle. Périodiquement, l'été, le service de la Sûreté procède au bois de Vincennes et au bois de Boulogne, à des coups de filet qui, chaque fois, amènent au Dépôt trente ou quarante individus qui sont déférés aux tribunaux pour vagabondage. Tous ne sont pas coupables de délits plus graves. Dernièrement les inspecteurs de la Sûreté ont trouvé aux Champs-Elysées, dormant sous un kiosque, une honnête couturière qui, étant sans ouvrage, ne jugeait pas à propos de dépenser de l'argent en frais de logement. Elle portait sur elle 300 francs d'économies. Depuis que l'ouvrage lui manquait, elle avait adopté la vie errante. Elle avait donné congé de la chambre qu'elle occupait dans un hôtel garni, avait placé en consigne dans une gare, une malle contenant ses vêtements. Le matin, elle se débarbouillait en trempant un mouchoir dans l'eau de la Seine et, l'après-midi, elle employait son temps à chercher un travail qui se refusait toujours à elle.
Comment donc faire l'irrégulier qui gagne juste de quoi satisfaire à ses intimes désirs et redoute la prison où conduit son goût trop prononcé pour le plein air? Deux périodes d'un régime différent partagent la vie de l'individu qui s'affranchit ainsi du travail moderne.
Dans la première, il se loge gratuitement et paie sa nourriture.
Dans la seconde, il paie son coucher et se fait nourrir pour rien.

Vingt jours de logement gratuit. Première soupe matinale.

Les refuges municipaux, comportent pour les hommes deux maisons: le refuge Benoit-Malon, situé 107 quai Valmy, et contenant 207 lits. Le refuge Nicolas-Flamel, 67 et 69 rue du Château-des-Rentiers, 207 lits également.
Plus étendue, l'Œuvre de l'Hospitalité de nuit* ouvre aux gens sans foyer les portes de quatre maisons: 59 rue de Tocqueville, 14 boulevard de Vaugirard, 13 rue de Laghouat, 122 boulevard de Charonne.
Toutes ces maisons accordent à l'errant trois nuits tous les deux mois et quatre si un dimanche se trouve compris dans sa période de séjour. C'est donc pendant un laps de temps de vingt jours, que l'individu sans domicile, qui se rendra successivement dans tous les asiles, obtiendra gratuitement un lit. Comme cette bonne fortune lui reviendra tous les 60 jours, il n'aura en deux mois, qu'à pourvoir quarante fois en moyenne à pourvoir à ses frais de couchage.
Les asiles sont ouverts du 1er octobre au 31 mars à 6 heures du soir, et à 7 heures le reste de l'année; le coucher a lieu, suivant la saison, à 8 heures et demie ou à 9 heures. Le réveil est sonné à 6 heures du matin du 1er octobre au 31 mars, et à 5 heures aux autres époques.
Le matin, au réveil, la maison de nuit distribue des soupes confectionnées avec du pain et du saindoux, aliment peu nutritif qui ne trompe la faim que pendant quelques heures. Après avoir effectué une corvée ou un petit travail lui rapportant quelques sous, il se rend aux Halles.

Des douceurs de l'Arlequin aux délices de l'enterrement.

Là, entre le pavillon des Légumes et le pavillon aux Beurres, s'élève, sous une tente, un buffet rudimentaire qui, sur des tréteaux, présente un agréable mélange de tous les mets laissés dans les cuisines des restaurants. Ce sont les "arlequins". Sur les assiettes, composant chacune un "arlequin", les viandes, entourées de graisse, voisinent avec les portions de poisson et réunissent tout un menu sur un même morceau de faïence. Tout cela pour 10 ou 15 centimes. 


Un repas copieux pour quatre sous.
La marchande "d'arlequins", aux Halles.

Chaque matin, aux Halles, moyennant quatre sous gagnés à
quelque besogne de hasard, les plus miséreux des vagabonds,
peuvent satisfaire leur faim avec un morceau de pain et un
"arlequin", assiette copieusement garnie de reliefs de toute
sorte provenant des grands restaurants. 



Le "coup de feu" des marchands d'arlequins se produit vers 11 heures. Des hommes aux cheveux hirsutes, coiffés de feutres déformés, attendent, dans le va-et-vient des voitures, qu'une place soit libre; ils ont droit à un tabouret. Les miséreux s'installent là, comme les gens riches à un grand bar, les pieds sur les barreaux du siège et les coudes au comptoir. Ajoutez 10 centimes de pain. La fontaine Wallace fournit le liquide dont s'arrose le menu.
L'arlequin est copieux: notre homme ne l'achèvera pas d'un coup. il en placera donc une partie dans la boîte à conserve du type dit "quatre litres", qu'il porte toujours sur lui et qui lui tient lieu de garde-manger.
L'arlequin est un plat froid. Par les jours brumeux, son ingestion est peu agréable. C'est alors qu'on a le plaisir de le remplacer par un "enterrement".
Lorsqu'on passe dans les quartiers populeux, on sent parfois, de place en place, une forte odeur de graisse qui chauffe. En un recoin taillé dans la boutique d'un marchand de vin, une grosse bonne femme dont le vent avive en incarnat les couleurs de la figure, retourne avec précipitation, dans du saindoux en fusion, des saucisses fumées, du lard et du gras-double. C'est la marchande "d'enterrements". Comme l'aliment est enfermé dans un long morceau de pain, un peu à la façon d'un corps dans une bière, les gens du peuple ont eu l'idée de cette macabre appellation.
Pour 3 sous on a un "enterrement" dont le prix se réparti ainsi: pain, 1 sou; saucisse, lard ou gras-double, 2 sous.


Les curiosités de l'argot culinaire.
Une marchande "d'enterrements".

Qu'est-ce que ce mets si étrangement qualifié? Tout simplement
une saucisse frite, vendue toute chaude, pour trois sous, entre
deux morceaux de pain. C'est le régal des jours d'hiver.


Notre homme peut encore aller, vers 4 heures, manger pour rien, dans quelques
quartier de Paris une soupe populaire. Aux portes des faubourgs de Paris, on vend aussi, en hiver, pour 3 sous, une énorme platée de moules toutes chaudes constituant une véritable bombance.
Un arlequin de 4 sous, un extra de 2 sous l'après-midi, restent 2 sous pour le tabac. Place Maubert, les "ramasseurs de mégots" vendent des débris de cigarettes et de cigares. Ces débris ont été récoltés sous les pieds des passants; mais notre homme traite les microbes avec mépris; et d'ailleurs, il consommera le tout dans la cheminée hospitalière d'une bonne pipe en terre.
Il est vrai que pour s'habiller, il devra épargner pendant des semaines et des semaines les 10 centimes de tabac. Il aura alors pour 15 sous un veston, pour 10 sous un pantalon, pour 5 ou 8 sous des souliers dans les marchés de bric-à-brac qui se tiennent en dehors des portes de Paris, à Saint-Ouen, à Pantin, à Aubervilliers, etc., et qu'on appelle les "marchés aux puces".
Mais l'Œuvre de l'Hospitalité de nuit procède assez souvent à des distributions d'effets. L'année dernière, ces dons ont porté sur 11635 pièces, dont 793 paletots ou vestons, 924 pantalons, 1233 chemises, 4853 paires de chaussures et 3832 objets divers.

Ici le pittoresque tient lieu de confort.

Dans la seconde période de son existence, c'est à dire pendant quarante jours tous les deux mois, notre citoyen irrégulier, pour qui, selon le règlement, les portes des asiles sont fermées, doit se loger à ses frais.
Où passe-t-il sa nuit? Où va-t-il trouver un logis en rapport avec l'état de ses finances?
Au commencement de la rue Saint-Denis, près des Halles, s'élève l'Hôtel Fin de siècle. Trois étages et deux caves composent l'abri où, pour 4 sous, on a le droit au sommeil et à une soupe ou un demi-setier de vin. On est bien chez Fradin*, une maison bien connue des noctambules qui ont eu la fantaisie de visiter les bouges de Paris. C'est un hôtel on l'on ne voit ni lit, ni matelas, ni paillasse, rien que de longues tables et des bancs de réfectoire. A neuf heure, l'hôtel ouvre ses portes. L'hôtelier est un robuste gaillard qui fait lui-même la police dans la maison, et aucun désordre ne s'y produit. On défile dans les travées de bancs. On mange ou l'on boit. Puis on s'endort, les coudes sur la table ou la tête appuyée à l'épaule de son voisin. Vers 11 heures, alors que tout le monde sommeille, l'aspect des salles évoque des visions fantastiques et lugubres.


Un "dortoir" à l'hôtel Fradin, rue Saint-Denis.

Moyennant deus sous, les miséreux trouvent dans cette hôtellerie,
sinon un lit, du moins un abri pour la nuit. A la clarté falote des lanternes,
c'est un spectacle d'une poignante tristesse que celui des dortoirs où
les malheureux s'endorment, les coudes sur la table ou la tête appuyée
sur l'épaule de leur voisin.



Pour ses quatre sous, on est infiniment mieux, rue de Chabrol, à l'hôtellerie de l'Armée du Salut. D'abord, on n'y est pas astreint à une discipline, tandis que les maisons de l'Œuvre de l'Hospitalité de nuit sont commandées par des capitaines en retraite qu'on appelle "mon commandant". D'autre part, dans ces maisons, comme dans les asiles municipaux, on est contraint à la douche dès son admission et l'on doit revêtir un uniforme, tandis que vos propres hardes s'aseptisent à l'étuve; et le vagabond a également horreur de la discipline, du bain et de la douche! L'hôtellerie de l'Armée du Salut est une véritable auberge où l'on se trouve dans la situation indépendante d'un client. La douche est facultative, c'est à dire que personne ne songe à la prendre. On y a droit à un lit. A vrai dire, ce lit est dépourvu de draps: on dort sur un matelas de moleskine et l'on s'enveloppe dans une couverture; mais on est au chaud et les membres se reposent.


Un dortoir à l'Hôtellerie de l'Armée du Salut,
 rue Fontaine-aux-Roi.

Parmi ces déshérités de l'existence, se trouvent des femmes pour
lesquelles a été spécialement créée cette hôtellerie. Pour la somme
de 30 centimes, elles peuvent, avant de se retirer dans les dortoirs,
où elles ont droit à un lit, passer la soirée à travailler sous la lampe.



D'ailleurs, en y mettant 2 sous de plus, on peut trouver mieux à l'Armée du Salut. Les locaux, de vastes hangars occupés autrefois par un marchand de fer, comprennent trois parties dénommées, comme il suit, dans le langage pittoresque des habitués: la Chambre, le Sénat et l'Elysée. La première, d'ailleurs la plus petite, renferme les lits à 20 centimes, la seconde ceux à 30 centimes, la troisième, une somptuosité, se compose d'une série de chambrettes formées de cloisons, sans plafond, et rappelant l'aspect d'un alvéole. Le prix est de 75 centimes par nuit. Elles sont occupées par une aristocratie de la misère, des gens qui gagnent des 80 et des 100 francs par mois, qui ont du linge et une malle! Notre philosophe aux 8 sous quotidiens se contente des couchettes de moleskine.



Une association de vagabonds. Les "Malfrats" de Romainville
réunis pour le repas du soir dans un chantier de démolition.

L'union fait la force. Certains camelots et ouvreurs de portières ont
formé une association originale: mettant en commun les quelques
sous qu'ils gagnent dans la journée, ils se réunissent chaque soir
dans les chantiers de Romainville autour de la soupe que l'un d'eux,
s'improvisant cuisinier, a préparé en plein vent.



Aux portes des restaurants- Trois mille femmes sans asile.

Notre homme n'a plus que 4 sous pour subvenir aux désirs de son estomac. Pendant les quarante jours que durera cette vie, il se trouvera comme disent les économistes, dans la période des "vaches maigres". Donc, dès le réveil, à 6 heures, il se précipitera dans la rue, et se dépêchera vers les restaurants. Devant les portes entre-baillées piétine une file de miséreux. Quelques instants après, les garçons, blêmes dans le matin frissonnant, arrivent au seuil, portant des grands plats en émaillé bleu. Ils en distribuent le contenu aux solliciteurs en haillons: reliefs des tables, fonds de plats qu'on leur a réservés sur les débris destinés à la vente.
Vite on emmagasine sa part dans la boîte à conserve portée en sautoir et l'on court dans une autre maison. Sur la chaussée, que les cantonniers arrosent, c'est une envolée maladroite de gens, jeunes et vieux, , dont les pieds gênés en des souliers ou trop grands ou trop petits, n'ont plus aucune agilité pour une marche rapide.
Toutefois, notre homme risquerait de rester sur sa faim, si la philanthropie n'avait organisé à Paris la charité d'une façon très large. En hiver, des Œuvres comme la Bouchée de pain, les Soupes populaires, le Pain pour tous font distribuer des soupes, du pain et du café, soit dans les rues sous un prélart suspendu à des perches soit dans des réfectoires disposés ad hoc. L'Œuvre, du Pain pour tous partage, chaque année, entre ceux qui vivent au hasard, plus de 500 000 kilogrammes de pain et 600 000 litres de café. La soupe populaire* de la rue Pelleport est la seule qui distribue de la viande.


Le vestibule d'un asile de "l'Œuvre de l'Hospitalité de nuit",
rue de Tocqueville.

Pendant 10 jours par mois environ, les asiles de nuit offrent au
vagabond un abri gratuit. Dès 6 heures du soir, en hiver, les
malheureux peuvent venir s'asseoir dans une grande salle
bien chauffée, en attendant l'heure d'ouverture des dortoirs.



On s'efforce aussi d'être à 5 heures et demie aux abords d'une caserne. Là, on reçoit les restants de "rata" découverts au fond des plats militaires, maigre chère d'ailleurs, car les soldats nettoient eux-mêmes assez bien les plats qu'on met sur leurs tables.
Jusqu'ici, nous n'avons parlé que des hommes. Il y a pourtant des femmes parmi les êtres dont l'existence s'écoule dans l'insécurité de lendemains inconnus.
Mais leur nombre est beaucoup plus petit que celui des hommes. La femme, par son éducation plus familiale, reste un être de foyer. Aussi, en comparant dans deux maisons seulement les chiffres d'hospitalisation pour les deux sexes, on constate une différence importante. Les entrées des hommes donnent une moyenne annuelle de 23 000 et les femmes de 3 500 à peine. La municipalité parisienne, qui a construit deux asiles pour les hommes, n'en a édifié qu'un seul pour les femmes, rue George Sand: il comprend 96 lits et 20 berceaux pour les enfants que ces malheureuses traînent avec elles.
Les Œuvres de l'Hospitalité de nuit ont réservé un pavillon pour les femmes dans chacun de leurs établissements. L'Armée du Salut a élevé, rue Fontaine-au-Roi, une hôtellerie pour les femmes: le soir, avant de se retirer dans les dortoirs ou dans les couchettes, on travaille sous la lampe à quelques travaux de couture.
Vous voyez que, si l'on vit mal pour 8 sous par jour, du moins on peut vivre. Et voilà une preuve des étonnantes ressources qu'offre Paris à ceux qui le connaissent "dans les coins" et qui savent ce qu'on y peut trouver avec un peu d'ingéniosité.

Lecture pour tous, février 1904.


* Nota de célestin Mira:

* Œuvre de l'Hospitalité:

Œuvre de l'Hospitalité, rue de Tocqueville; vue du dortoir.


* Chez Fradin:




Chez Fradin, Hôtel Fin de siècle: hommes endormis.


* Soupe populaire:



Soupe populaire à Paris vers 1800.



Le Petit Journal: la Charité des étudiants,
la Butte aux Cailles, Paris 1894.


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