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jeudi 27 mars 2014

Une dot imprévue.

Une dot imprévue.

On connaissait à peine les événements de la vie de la Bruyère, lorsque l'abbé d'Olivet écrivait, dans l'Histoire de l'Académie française, parue en 1729, tout ce que la tradition lui en avait appris. Il s'y est borné à quelques lignes renfermant des erreurs reconnues aujourd'hui, et qui sont le seul fond cependant où les biographes postérieurs ont puisé...
On en sait quelque peu davantage maintenant, d'après des correspondances, des actes publics et divers passages de livres publiés depuis l'histoire d'Olivet.
Le plus curieux de ces documents est celui que l'on trouve dans les Mémoires de l'Académie de Berlin pour 1787, qui parurent en l'année 1792. Nous le reproduisons ici textuellement.
"M. de la Bruyère venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s'amusait avec un enfant fort gentil, la fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour, il tira un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet: "Voulez-vous imprimer ceci? Je ne sais si vous y trouverez votre compte: mais en cas de succès, le produit sera la dot de ma petite amie." Le libraire, plus incertain de la réussite que l'auteur, entreprit l'édition; mais à peine l'eut-il exposée en vente, qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois de suite ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Et telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit par la suite le mariage le plus avantageux, et que M. de Maupertuis a connu."
Ce récit est de Formey, membre de l'Académie de Berlin, qui le tenait de Maupertuis.
Le manuscrit remis au libraire était bien loin de l'ouvrage complet que la Bruyère nous a laissé. Cette première édition, qui porte la date de 1688, du format in-12, avec approbation du 8 octobre 1647, contient à peine plus du tiers des Caractères, au nombre de 1119, qui se trouve dans la neuvième édition, sous presse en 1696, à l'époque de la mort de l'auteur.
Sur la foi de l'abbé d'Olivet, nous avons écrit, comme les précédents biographes, que la Bruyère était né à Dourdan en 1639. Or, l'acte de décès, dans lequel figurait un des frères de la Bruyère, énonce que le défunt était âgé de cinquante ans ou environ, ce qui excluait l'année 1639. Un portrait donnait aussi une autre date, et Paris pour lieu de naissance. D'après ces indices, un chercheur consciencieux et infatigable, M. Jal, historiographe de la marine, s'est mis à feuilleter successivement les registres de deux paroisses à Paris (il y en avait soixante).
Après cinq mois de patience, il a fini par mettre la main sur l'acte de baptême de Jean de la Bruyère, daté du 17 août 1645.
Un autre savant du même ordre, M. Edouard Fournier, a découvert, il y a une vingtaine d'années, que le mari, jusqu'alors inconnu, de la fille de Michallet s'appelait Charles-Rémi de July ou de Juilly, d'abord secrétaire "du Roy et de ses finances", puis plus tard fermier général. Ce financier eut cette bonne fortune que, dans un écrit satirique du temps, il fut signalé comme étant "de grande probité, et l'homme du monde le plus droit et le plus uni." La dot de la Bruyère a porté doublement bonheur à sa protégée.
On pourrait croire que si la Bruyère eût prévu le succès, il n'eût point fait son généreux abandon. Non; il a persisté dans son désintéressement. Il eût pu recouvrer ses droits lorsque, avant l'expiration du privilège, Michallet s'occupa de le faire renouveler; mais il s'employa pour obtenir le maintien du privilège au libraire, et ne voulut rien reprendre de sa parole; il se montra moraliste en action comme en écrit.

Magasin Pittoresque, 1879.

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