Translate

mardi 30 juin 2015

La résidence de Voltaire à Ferney.

La résidence de Voltaire à Ferney.


Ferney est situé dans une très-jolie et large vallée, dont le milieu forme la frontière de France.
On va de Genève à Fernay en trois quarts d'heure par des espèces de voitures, décorées du nom d'omnibus, qui vous descendent à l'entrée du pays.
Ferney, lorsque Voltaire y arriva, se composait de sept ou huit cabanes; à sa mort, Ferney comptait 1.200 habitants et exportait pour 40.000 livres par an d'horlogerie. Aujourd'hui la population est de 1.600 à 1.800 âmes.
Le château est dans une situation admirable, au pied du Jura, en face des Alpes de Savoie et du Mont-Blanc, avec le lac de Genève dans l'intervalle.
En été, lorsque la saison des étrangers commence, les visiteurs de Ferney sont assez nombreux; mais en hiver, l'avenue des Tilleuls qui conduit à l'habitation est complètement déserte. Le château, comme on l'appelle dans le pays, est totalement inhabité, excepté par un jardinier qui fait office de cicerone.
A cette époque, on est étonné de voir arriver quelqu'un, et il a fallu toute la patience dont j'ai fait preuve (c'était en mars), et tout le désir que j'avais de n'être pas venu de si loin sans arriver au but, pour ne pas y renoncer et reprendre la route de Genève.
Avant la grille d'entrée, à gauche, est la petite chapelle ou église, fermée depuis bien longtemps probablement, et dont l'extérieur est assez dégradé par le temps; elle n'a de remarquable que cette inscription au-dessus de la porte; Deo erexit Voltaire 1761.



Au bout d'une bonne demi-heure et fatigué de sonner la cloche qui doit annoncer l'arrivée d'un visiteur, je me suis décidé à forcer la consigne qui interdit l'entrée de la propriété sans être accompagné, et je me suis avancer bravement à l'intérieur du parc, où j'ai trouvé, à six mètres en l'air, un homme perché sur une échelle et taillant une charmille. C'était le cerbère de l'endroit taillant la charmille de Voltaire.
A ma demande de visiter l'habitation, il fut surpris, probablement à cause de la saison, et m'y conduisit sans trop d'empressement. 
L'habitation n'a rien de remarquable extérieurement; elle est de forme carrée, et sinon peinte en blanc, du moins blanchie.



On entre par un perron de trois ou quatre marches dans une pièce qui pourrait bien avoir été une salle à manger et qu'on vous annonce être le salon du grand homme. Ce salon a la forme d'un octogone tronqué, c'est à dire dont on aurait retranché un des côtés; au fond se trouve une porte; à gauche un poële monument en faïence grise, donné par le grand Frédéric; à droite et à gauche de la porte, deux tables dorées, quelques fauteuils, et à droite un petit cénotaphe de marbre, d'assez mauvais goût, élevé par le marquis de Villette et ayant contenu, dit-on, le cœur de Voltaire pendant une quinzaine d'années.




Ce mausolée porte deux inscriptions que les faits démentent, comme je l'ai dit:

Son esprit est partout et son cœur est ici.

Et au-dessous:

Mes mânes sont consolées, puisque mon cœur est au milieu de vous.

Le long des boiseries différents tableaux, dont plusieurs appartenaient à l'auteur de Mérope.
A gauche en entrant, une porte vous conduit dans la chambre à coucher; à droite on voit le poële qui à gauche dans le salon; il doit chauffer les deux pièces; au fond, un petit lit qui n'a de remarquable que la gloire d'avoir été longtemps foulé par Voltaire. 




Au-dessus du lit on voit un portrait de Lekain couronné de lauriers, probablement dans un de ses rôles, et un peu plus à gauche un grand portrait de Catherine II de Russie, offert par elle-même à l'ami de Frédéric. Un autre tableau, mais postérieur, représente l'apothéose de Voltaire.
On regrette de ne pouvoir visiter la chambre où travaillait Voltaire. Au reste, elle doit être entièrement changée, puisque toute sa bibliothèque se trouve en Russie, ayant été achetée, comme on sait, par l'impératrice Catherine II.
Le jardin derrière le château est assez grand: moitié à la française et moitié à l'anglaise; d'abord un parterre, ensuite un parc irrégulier; à gauche, une longue allée de charmilles où Voltaire se promenait à l'abri du soleil en composant et déclamant ses vers. De distance en distance, il avait ménagé dans la charmille de petites ouvertures qui donnaient vue sur le Mont-Blanc et la Savoie, le plus beau paysage du monde. Dans le petit bois, on montre un orme que Voltaire planta, dit-on, de ses mains, et qui est protégé par un clôture contre l'admiration des touristes.
Lorsque j'ai dit que mon intention était de dessiner, j'ai vu un moment d'hésitation de la part de mon cicerone, qui avait l'air peu satisfait d'être dérangé dans ses travaux; malgré cela, les croquis que j'ai l'honneur de vous envoyer sont exacts.
Après cela, il n'y avait plus rien à voir, tout le reste étant occupé par le propriétaire actuel, M. David, possesseur d'un bel établissement de lapidairerie à Lajoux, et absent dans ce moment-là, comme il l'est pendant tous les hivers.

                                                                                                               Un touriste.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

Téléphone portable.

Téléphone portable.



Porte-téléphone militaire

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

Pavillon de l'Algérie.

Exposition Universelle de 1878.
                        Pavillon de l'Algérie.



Pavillon de l'Algérie, dans le parc du Trocadéro.


La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les âges et de tous les pays, 1878.

La légende des Gobelins.

La légende des Gobelins.


Lorsque je visitai pour la première fois les Gobelins, j'eus la bonne fortune d'avoir pour cicérone un artiste distingué de cette manufacture.
- Avant d'entrer dans les ateliers, lui dis-je, édifiez moi, je vous prie, sur la valeur de deux ou trois traditions qui forment, pour ainsi dire, la légende de votre établissement.
- Volontiers, cher monsieur; on a dû vous parler des eaux de la Bièvre?
- Je le crois bien!  eaux merveilleuses qui ont la vertu de donner aux couleurs...
- Comment! vous aussi, vous avez foi en la Bièvre?
Un peu embarrassé pour répondre et ne voulant point faire preuve d'une ignorante crédulité:
- Je vous écoute, répondis-je.
- Eh bien! sachez donc que la Bièvre n'a aucune vertu. Au contraire, elle a un grand défaut: elle est sale! mais, soit dit comme circonstance atténuante, ce n'est pas sa faute: primitivement  elle était propre, et, si ses eaux ne sont plus transparentes, ne vous en prenez qu'à cette multitude d'établissements industriels, tels que lavoirs, tanneries, buanderies, etc. situés en amont des Gobelins, et qui déposent dans son cours des résidus aussi puants qu'ils sont peu limpides. Les eaux de la Bièvre sont dédaignées à tel point que notre administration leur fait l'affront d'employer, à grand frais, pour les besoin du service, de l'eau de Seine filtrée.
- La Bièvre, dis-je, a donc une réputation usurpée?
- On ne peut plus usurpée, et, à cette occasion, que je vous raconte une petite anecdote:
Un teinturier belge, fidèle à ce génie de contrefaçon qui caractérise sa patrie, s'adresse un jour à un riverain du ruisseau, pour être édifié sur le mérite incomparable, selon lui, de ses eaux bourbeuses. Il entrevoit déjà des Gobelins sur l'Escaut.
A la demande du teinturier, le riverain interpellé, un petit Parisien pur-sang, flaire un homme à mystifier, et il s'empresse de lui vanter les qualités très-multiples du cours d'eau qui est sous leurs yeux.
Cette énumération faite, le teinturier se mit à réfléchir, et, après réflexion, il médita... in pensiere profondo, comme disent les Italiens, ce qui est le nec plus ultra d'une abstraction intellectuelle.
Tout à coup, d'un aire grave:
- Où, dit-il, pourrai-je trouver un tonnelier.
- A deux pas d'ici, répond le facétieux riverain.
Et de la main, il lui indique une ruelle, et au coin de cette ruelle, une porte sur les deux côtés de laquelle s'alignaient des tonneaux.
- Bien! s'écria le teinturier en s'éloignant à pas précipités, et avec cet air que devait sans doute avoir Colomb en découvrant enfin son nouveau monde!
Un quart d'heure après, le Belge revenait triomphant, suivi d'un tonnelier traînant une charrette à bras dans laquelle un tonneau était amarré.
Arrivé sur le bord du ruisseau, et sur l'ordre du teinturier, le tonneau fut rempli avec conscience, cacheté avec soin, et expédié illico, au chemin de fer du Nord.
Quelques jours après, le Belge  quittait Paris pour aller, en pleine Batavie, analyser ce que pouvait contenir d'éléments divers les détritus de nos tanneurs et de nos blanchisseuses!
Tout en causant ainsi, nous venions de pénétrer, l'artiste tapissier et moi, dans les jardins qui dépendent de la manufacture.
- Veuillez accepter cette prune, me dit bientôt mon cicérone; voici le plus remarquable de mes pruniers!
- Comment! vous êtes ici propriétaire? répondis-je avec étonnement.
- Non, je suis usufruitier, car l'administration nous donne, non-seulement un logis, mais encore un terrain. Tout artiste a droit à son domicile, ou bien, faute de place dans l'établissement, à une indemnité locative. Comment trouvez-vous mon jardin?
- Magnifique! vingt pas ne suffiraient pas pour le traverser!
- Il me serait agréable, reprit l'artiste, que vous fissiez aussi l'éloge des jardiniers. 
- En effet, répondis-je après examen, la plupart de ces petits carrés paraissent être cultivés avec soin, le vôtre surtout, l'est superlativement;
- Hélas! il n'a pas toujours été tel! Certains jours, on l'a vu couvert de ronces.
- Et à quel propos?
- Ah! c'est toute une histoire, êtes-vous d'humeur à l'écouter?
- Je suis toute oreilles! m'écriai-je vivement. Je vous écoute donc.
Après avoir allumé une cigarette et m'en avoir offert une autre, l'artiste s'exprima ainsi:
- Vous savez que, par suite d'une erreur naît on ne sait comment, on a cru longtemps, et beaucoup de gens le croient encore, que certains individus attachés à l'administration n'étaient autres que des condamnés à mort dont la peine avait été commuée en celle des Gobelins à perpétuité! Les condamnés de cette catégorie étaient nourris, disait-on, avec des aliments irritants et abreuvé d'autant de vin que leur gosier pouvait en avaler, le tout pour procurer, à l'atelier des écarlates, la plus grande quantité d'un certain liquide... Vous comprenez?
- Très-bien.
- Avec un pareil régime, le condamné à mort passait bientôt, naturellement, de vie à trépas. La justice humaine n'y perdait rien et l'art y gagnait un splendide rouge!
- Il me semble que vous allez un peu loin, dis-je en interrompant le narrateur; mais si j'ai bien voulu, en échange de votre hospitalité, tenir pour authentique votre histoire de teinturier belge, je crois devoir à l'amour de la vérité de douter qu'on ait jamais pu croire d'aussi ridicules sornettes.
- Jamais! dites-vous? mais on le croit encore, et notre administration possède même dans ses archives les minutes des lettres qui lui ont été adressées à cette occasion. Nous n'avons qu'à ouvrir la notice si complète publiée par M. Lacordaire.
En sortant une brochure de sa poche de côté, l'artiste me la tendit en indiquant une page:
- Lisez, me dit-il.
A la page indiquée, je lus, en effet, ce qui suit:
"Jamais, dans l'établissement, on n'a nourri d'hommes d'une façon particulière, afin d'obtenir des eaux propres à la teinture de l'écarlate. L'administration des Gobelins a quelquefois reçu, à ce sujet, de singulières communications. La lettre suivante existe encore dans les archives de l'ancienne intendance:"

"Je suis las de la vie, et je suis disposé, pour en finir avec elle, à me soumettre au régime imposé aux teinturiers des Gobelins. Pour vous donner une idée des services que je suis en état de rendre, je dois vous dire que je puis boire, par jour, vingt bouteilles de vin sans perdre la raison. Si vous voulez me prendre à l'essai, vous jugerez tout à votre aise de mes capacités."

- C'est incroyable! m'écriai-je.
- Cela est cependant, reprit l'artiste, et je vais vous faire connaître le pendant de la sublime lettre que vous venez de lire.
C'est une missive écrite à M. le baron des Rotours, de la prison de Melun, le 17 novembre 1823.
" Voici textuellement son contenu:

"Monsieur le Directeur, j'ai entendu dire plusieurs fois que l'on admettait, dans la maison dont vous avez la direction, des personnes condamnées à des peines graves, afin qu'étant nourries avec des aliments irritants, elle procurent sûrement l'... , liquide propre pour les écarlates que l'on y fabrique.
Me trouvant malheureusement condamné à la peine capitale, je désirerais terminer ma carrière dans votre maison: veuillez donc, monsieur, avoir la bonté de m'instruire si'il est vrai qu'on y admette ces sortes de condamnés, et quelle serait la marche à suivre pour y entrer.
J'ai l'honneur, etc.
                             
                                                                                                            Signé: Peyrot.
                                                                                                      A la maison de justice."

- C'est de plus en plus fort, dis-je, confondu d'étonnement.
- Attendez, voilà le bouquet. Mme la comtesse du Cayla (sous le règne de S. M. Louis XVIII), nous faisant l'insigne honneur de visiter l'établissement, s'apitoya en termes très-compatissants sur le sort des condamnés à mort!
- Je me rends, dis-je, mais je ne saisis pas encore le rapport entre les fabuleux fabricants d'écarlate et ce jardin jadis couvert de ronces.
- Vous avez raison, ma parenthèse a été trop longue. Or, certain jour d'entrée, aux premières heures de la Restauration, un Anglais vint visiter les Gobelins; mais il les visite, ainsi que bon nombre de ses compatriotes, uniquement pour pouvoir dire, de retour dans ses pénates: "Je les ai vu".



Cet Anglais était un horticulteur passionné, et un passage du livret venait d'attirer son attention.
- Ah! ah! s'écria-t-il, ces pauvres teinturiers ont des jardins! C'est bien! c'est très-bien! je sais gré au gouvernement français de cette philanthropique mesure.
Tout en débitant ce soliloque, l'insulaire se trouva dans la grande cour, et là, juste en ce moment, se trouvait un artiste malade depuis plusieurs mois, et, par suite, d'un aspect peu réjouissant.
- Poor devil (pauvre diable), se dit l'Anglais; sa tristesse se comprend! Les beaux-arts, l'horticulture elle-même ne saurait remplacer la liberté!
Et prenant un ton de commisération:
- Jardins! jardins!, s'écria-t-il.
L'artiste comprend, et aussitôt il s'empresse de conduire le visiteur dans la grande allée qui divise les quatre-vingt et quelques carrés formant l'ensemble de notre parterre.
Un simple coup d’œil suffit à l'insulaire pour apprécier les soins, pour ainsi dire, amoureux, dont ces carrés étaient l'objet. Une larme vint mouiller sa paupière!
- Ceci ne m'étonne point, dit-il, quand l'homme n'a plus de refuge dans la société, les jardins seuls peuvent le consoler!
Et où est le vôtre? demanda-t-il à l'artiste avec le plus touchant intérêt.
- Le voici, répondit le malade en désignant le sien, lequel, par suite de son long malaise, n'avait pu être soigné, et offrait une très-piteuse apparence.
- Celui-ci n'a pu se résigner, se dit l'Anglais en soupirant.
Et il écrivit sur son calepin, cette mémorable réflexion:
"L'horticulture elle-même ne peut remplacer la liberté!"
- Voudriez-vous, après cela, compter sur vos doigts le nombre de ceux qui croient encore que nous ne sommes qu'une collection particulière de condamnés à mort, de Papavoine, de Lacenaire, etc., dont la peine capitale a été commuée à celle des Gobelins à perpétuité.
- Non certes, et me voici édifié sur vos légendes.

                                                                                                                             L. B.

La Mosaïque, revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

lundi 29 juin 2015

Le piano.

Le piano.



Le piano, composition d'Edouard Morin.



La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

Origine de la chanson de Malbrouck.

Origine de la chanson de Malbrouck.


L'Académie des sciences morales et politiques s'est occupée, récemment, d'une curieuse et intéressante question: l'origine de la chanson de Malbrouck.
M. Charles Giraud rendait compte de l'instructif et consciencieux ouvrage de M. Rambosson, intitulé: Les Harmonies du son et les Instruments de musique (chez Firmin Didot). Ce volume, indépendamment de la partie doctrinale, contient plusieurs anecdotes, celle-ci entre autres:
"Pendant notre expédition d'Egypte, on n'avait négligé aucun moyen pour éblouir et séduire les indigènes. Les feux d'artifice, les aérostats n'ayant point produit l'effet attendu, on eut recours, sur le conseil de Monge, à l'action de la musique. Les Égyptiens écoutèrent les plus belles productions musicales sans témoigner le moindre enthousiasme. Monge, désappointé et exaspéré, ordonna un jour à l'orchestre de jouer l'air de Malbrouck. "C'est, disait-il, tout ce qu'ils méritent." Son étonnement fut grand en voyant les applaudissements éclater. La foule semblait transportée d'admiration."
Cette anecdote inspira diverses réflexions à plusieurs membres de l'Académie.
M. Henri Martin se demanda si l'enthousiasme des Égyptiens ne venait pas de se qu'ils reconnaissaient dans Malbrouck un air national. Cette cantilène n'est pas en effet sans quelque analogie avec les mélodies arabes dont Félicien David s'est fait parmi nous l'heureux vulgarisateur.
Selon M. Charles Giraud, il ne fallait pas aller chercher si loin l'origine de cette complainte. Elle est l'oeuvre de la spontanéité française. Pendant la nuit qui suivit la funeste bataille de Malplaquet, où Villars avait été grièvement blessé, le bruit couru dans le camp français que le général anglais Marlborough avait reçu le coup mortel. Aussitôt nos soldats improvisèrent, sur un air de leur façon, les couplets grotesques que l'on connait. Ces couplets se répandirent en Flandre et furent chantés par les paysans. C'est ce qui explique comment, lorsque plus tard on donna au Dauphin une nourrice flamande, celle-ci lui fredonna pour l'endormir la chanson de Marlborough, qui fut subitement adoptée et répétée par toute la cour.
Ces légendes paraissent assez invraisemblables à M. Louis Peisse. Il fait observer que l'air de Malbrouck se trouve dans la partition d'Armide de Lulli. Il aura survécu à cet opéra et après avoir été chanté dans les salons sera descendu dans le peuple, où l'on aura fabriqué les premières paroles venues pour tenir lieu du texte primitif, profondément oublié ou même inconnu.
D'autre part, tandis que M. Edouard Charton penche pour la nationalité arabe de cet air, M. Hyppolyte Passy s'attaque surtout à la légende de Malplaquet. Il ne voit aucun rapport entre le Marlborough de l'histoire, personnage tout moderne, dont la vie et la mort prêtent peu à la fable, et le Malbrouck de la complainte dans lequel on sent comme un vague souvenir des temps de la chevalerie et de nos guerre des Croisades.
Chacun produisant son petit système et les journaux, autorisés ou non, s'étant emparés de la question, on se trouve aujourd'hui peut être un peu plus embarrassé qu'auparavant. L'opinion la plus accréditée, et à laquelle se rallient le plus grand nombre de chercheurs, est que cette chanson, d'origine arabe, appartient au moyen âge et que, selon toute probabilité, elle fut rapportée en Espagne et en France par les soldats de James 1er, roi d'Aragon, et de Louis IX, roi de France, comme une sorte de légende d'un croisé obscur.
Un de nos plus savants confrères prétend, à son tour, pouvoir fournir la véritable version. Nous la reproduisons sans commentaires:
En l'année 1190, les deux armées de France et d'Angleterre, commandées par les rois Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion, assiégeaient la ville de Saint-Jean d'Acre, vaillamment défendue par le sultan Saladin: dans l'armée des croisés étaient le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Champagne, de Chartres et de Meulan, avec une foule d'évêques et de barons de la meilleure noblesse des deux royaumes.
Pour tromper les ennuis d'un siège qui ne leur offrait plus les occasions d'exercer leur bouillante ardeur comme en rase campagne, les chevaliers des deux partis se défiaient réciproquement au combat et, journellement, des rencontres particulières avaient lieu dans la plaine située entre le camp et la ville.
Un jour cependant, un cartel demeura sans réponse: il était porté par un chef musulman d'une taille colossale et nul n'osait affronter un pareil géant, qui accablait de railleries et de "gausseries" les seigneurs chrétiens.
Le bruit en vint jusqu'à la tente du comte de Meulan.

A ces parolles cun à l'autre contant
Est descendu Galeran de Meullent:
Bacheler fut et de joene jouvent,
Hons de sa force n'ot greignor hardement.

Le comte de Meulan n'était point un croisé obscur: "Dans les Parlements, le comte ne cédait le pas qu'au roi de France, au seigneur Richard, roi d'Angleterre, à Robert de France, comte de Dreux, et pas à autres; là où Galeran portait sa noble bannière, il marchait, comme c'était son droit, même avant le comte de Flandre."
En présence de son adversaire, d'ailleurs, le baron français déclinait fièrement son titre et ses qualités:
- Par Dieu! Je suis du sang du grand Charlemagne! Comtes furent mes pères, et j'ai pour cousin Fouques, roi de Chypre et de Jérusalem.

Per Dieu! je suis du sanc du grant Challon;
Quens fû mes pères et jè cousin Foulcon...!
Galeran frère!... ensi m'apelle-t-on,
Et tien du roi Meullent et Argenton
Et trois chastiaux deçà de Val-Guyon.

Galeran était d'une force prodigieuse. Il chargea si furieusement son ennemi, que la lance, traversant le bouclier eût infailliblement cloué le musulman, si son haubert n'avait été d'une trempe aussi solide. Mais l'impatience que le comte avait éprouvée d'en venir aux mains, l'avait tellement emporté sur la prudence, qu'il avait négligé de mettre son heaume.

Et Galeran ne s'asseure mie
Tost fut armé car assez ot aye
Mais d'une chose fist il moult folie
Son heaume lacé et sa vantaille oublie.

Profitant de cette faute, le Sarrazin "férut" à son adversaire un coup de sa grande épée "toute rehaussée d'or", qui, portant au défaut de la cuirasse, envoya rouler sur le sable la tête du malheureux jeune homme.

Com le haubert fist au Turc garantie,
Il tint hault l'espée où l'ior reflambie
Fiert Galeran en travers les l'oïe
La teste en prist, autrement ne chastie
Queque s'en plaigne, l'âme s'en est partie.

Le jeune chevalier, qui emportait les regrets des deux armées, venait d'épouser, quand il partit pour la croisade, la fille de l'un des plus illustres barons de Bretagne, Marguerite de Fougères: le contrat qui réglait les conditions de cette union avait été passé à Mortain, en Normandie, chez le comte Jean-sans-Terre, le 25 décembre 1189, et cette pièce, intéressante par les diverses stipulations qu'elle contient en cas de voyage, en cas de mort, fait aussi mention du pèlerinage que le jeune comte était sur le point d'entreprendre.
Cette circonstance, jointe à la haute position qu'occupait le comte de Meulan, donna à sa mort un retentissement considérable.

Dolens en furent, et Guillaume et Bertrans, 
Guichart et Fouque et Savari Limans
Pour ce, fut plaint et des serfs et des Frans
Qu'il iert courtois et sage et entandans,
Moult iert amès de petits et de grants.

La jeune femme attendit donc son chevaleresque époux dans la vieille tour de Meulan, ruinée depuis par Duguesclin.
Mais elle ne vit rien venir " que son page tout de noir habillé" qui lui fit le lamentable récit de la mort de Galeran sur laquelle un trouvère inconnu avait composé un chant d'une mélopée lugubre, dont le souvenir est demeuré aussi populaire en Syrie que dans notre histoire, où, à différentes époques, on le retrouve rajeuni et adapté aux grands événements, notamment à la mort du duc de Guise, le grand balafré, en 1563:

Aux quatre coins de sa tombe
Quat'gentilshomm's y avoit
Dont l'un portait le casque
L'autre les pistolets
Et l'autre son épée
Qui tant d'hug'nots a tués.

Le nom du duc de Marlborough, rendu célèbre par la bataille de Malplaquet, n'a fait que succéder à celui du duc de Guise qui, lui-même, avait remplacé celui de Galeran, sans toutefois faire oublier le surnom de Manbrou donné au vaillant chevalier comme synonyme, dans le pittoresque langage de l'époque, de courage et de vaillance.
Cette chanson figure dans le Romancero espagnol, et, d'après une légende fort accréditée, fut importée en Espagne par des gitanos égyptiens.
Quelle que soit, du reste, l'origine de la chanson de Malbrough, Manbrou ou Malbrouck, il n'est pas de chant plus populaire en France et dans le monde entier: aussi avons-nous saisi cette occasion de publier, à défaut de la mélopée lugubre qui est dans toutes les mémoires, la spirituelle composition dont M. Plon l'a illustrée, et qu'il a bien voulu extraire, pour nous, de son beau livre des Chants et chansons populaires de la France.




La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.


Les chanteurs de salon.

Les chanteurs de salon.

J'ai toujours reculé devant cette tâche terrible d'écrire une légende au-dessous d'un dessin de Daumier, et jamais je n'aurais eu la témérité de décrire un Gavarni.
Ces deux artistes, le premier large, réel, vivant; l'autre profond, philosophe, mettant un poëme dans les plis d'une robe, et des épopées dans une ride qu'il creuse au front d'un de ses héros, sont les seuls qui ne se trahissent pas en se commentant. 
La foule est compacte dans les salons de Mme***, on attend avec anxiété les deux célèbres chanteurs. Ils ont eux-même choisi leur accompagnateur, qui frappe le clavier avec fureur, et dévore des yeux la partition qui n'en peut mais.



Le ténor, un Werther à moustaches, module la plaintive romance en levant les yeux au ciel; la basse, comme tout chantre qui connaît ses devoirs, beugle ses notes de bombardon. Les admirateurs quand même des hôtes du lieu se pâment d'admiration, en criant bravo! Les femmes minaudent, en murmurant: châarmant! Les invités, qui n'ont pas dîné chez la maîtresse du lieu, et qui trouvent le punch trop léger, les gâteaux trop secs et les danseuses trop mûres, étouffent un bâillement.
Les voisins du dessous, troublés dans leur premier sommeil, parlent d'avertir le commissaire de police, mais les virtuoses n'en continuent pas moins leur charivari.
Ils finissent, et Mme*** leur assure, au nom de tous ses invités, qu'ils sont bien heureux d'avoir un si charmant talent. Modestes comme des chanteurs, ils répondent timidement qu'ils ont encore deux partitions dans l'anti-chambre, dans la poche de leur paletot.

                                                                                                                                     C. Y.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

La fatale nouvelle.

La fatale nouvelle.

Le peintre, comme le romancier, en cherchant à représenter une scène vraisemblable, arrive à reproduire, sans le savoir, une scène réelle. M. Henri Bource, quand il peignit sa Fatale nouvelle, ne pouvait connaître la simple et douloureuse histoire que nous allons brièvement raconter, et pourtant son tableau en reproduit avec une réalité presque photographique le triste dénouement.
C'était dans un village de pêcheurs, sur la côte du Pas-de-Calais, près de Boulogne. La falaise du haut de laquelle on aperçoit le rivage de l'Angleterre, blanc comme une muraille crépie à neuf, s'y creuse un petit port et abrite le village qu'on nomme le Portel.
Le temps avait menacé dès le commencement du jour. Toutes les barques étaient restées sans l'abri du port, où les remous des flots venaient les faire crier sur leurs chaînes, toutes, excepté celle de cadet Jozon. Il savait cependant mieux que tout autre, par un récent malheur, qu'il ne faut pas braver les fureurs de la mer; son frère aîné y avait péri moins d'une année auparavant. Mais il était encore jeune, d'une hardiesse téméraire, et n'écoutait pas volontiers les conseils. D'ailleurs il avait besoin d'argent, les huissiers le menaçaient, et sa seule ressource était dans le produit de sa pêche.
Il était donc parti. Et dans son humble demeure, tandis que les enfants jouaient, insoucieux, sa femme écoutait avec terreur les rafales de pluie qui fouettaient les vitres et le vent qui se déchaînait avec violence, mugissant le long des murs et hurlant dans la vaste cheminée. A peine avait-elle le courage d'ajouter quelques mailles au filet qu'elle s'était mise à raccommoder. Un vieillard infirme, son père, cherchait à calmer ses craintes. Trop inquiet lui-même, il ne trouvait à dire que des paroles banales.
Combien la journée leur parut longue! Plusieurs fois, la pauvre femme sortit, et, sous la pluie qui tombait à torrents, gravit la falaise d'où le regard pouvait embrasser les contours de la côte. Mais, par ce temps épouvantable, le ciel et la mer se confondaient dans d'épaisses ténèbres où le regard était impuissant à rien découvrir. Elle rentrait et reprenait machinalement son ouvrage.
Enfin!... un pas s'est fait entendre; une main s'est posée sur le loquet de la porte:
- "C'est lui!" s'écrie la femme du pêcheur, qui se lève pour courir l'embrasser...
Non, ce n'est pas son mari; c'est le messager de la fatale nouvelle!



Il ose à peine entrer, ce brave homme, un pêcheur aussi, un voisin, qui vient de voir sur le rivage le corps sans vie de cadet Jozon.
- "Dieu vous assiste! dit-il. C'est un grand malheur!..."
Sa voix tremblante et sa figure triste en disent plus que ses paroles. La femme pousse un cri et retombe sur sa chaise. Elle sanglote, et, parmi ses sanglots, on l'entend qui répète:
- "Mon mari!... Pauvres enfants!... Votre père!..."
Le malheureux avait été sans doute jeté par les vagues contre les rochers de la côte, au moment où il cherchait à rentrer dans le petit port. Une pointe aiguë lui avait ouvert le crâne. Il avait cessé d'exister quand on le trouva étendu sur le sable.
Que de misères eut à supporter ensuite la pauvre famille!... Heureusement, parmi ces rudes et simples populations de pêcheurs on ne connait pas l'oisiveté, et l'on connait moins qu'ailleurs l'égoïsme. Il semble que le danger commun y rapproche et réchauffe les cœurs. Les plus malheureuses épaves du naufrage de la vie y trouvent deux refuges: le travail et la charité fraternelle!

                                                                                                          Albert Parent.

La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

dimanche 28 juin 2015

Le retour du marché.

Le retour du marché.

Le retour du marché! Comme ce mot sonne joyeusement à la ferme! Ce sont les cris et les empressements des enfants, les sourires et les embrassements de la ménagère, les paniers remplis de provisions et de surprises, la bourse gonflée de beaux écus neufs reluisant au soleil...
Hélas! rien de semblable dans la scène que représente notre gravure. 



Le fermier a cédé à une déplorable coutume, celle de sceller au cabaret les marchés qu'il vient de faire. Cette coutume se retrouve dans les campagnes aussi bien que dans les villes, en Bretagne, et Normandie et en Dauphiné, aussi bien qu'à la halle de Paris. Chez les marchands de vin qui environnent ce dernier marché, il se boit plus de vingt mille verres d'eau-de-vie chaque matin; la vente d'une douzaine d’œufs ne se fait pas sans cette consécration habituelle que certains vendeurs renouvellent jusqu'à vingt et trente fois dans la même journée. Il faut croire que notre héros a conclu de nombreux marchés, car ses gestes et son attitude témoignent d'une profonde ivresse. Sa fille se cache derrière sa mère, livrée à la terreur et à la pitié que lui inspire l'état dans lequel elle voit celui qu'elle est habituée à aimer et à respecter. Sa femme laisse apercevoir sur son visage une douleur muette et contenue. Ne croyez pas qu'il s'agisse ici d'une épouse acariâtre, jalouse d'un plaisir que son mari a pris sans elle: c'est une mère de famille prévoyante et inquiète, qui se souvient des exemples qu'elle a eu sous les yeux et qui mesure l'abîme dans lequel son mari va se laisser entraîner.
Ah! c'est qu'elle est terrible et lamentable l'odyssée du buveur! On va un jour au cabaret par accident; on y retourne le lendemain par plaisir; on y revient ensuite par habitude. Cette habitude devient bientôt un besoin, une passion contre laquelle les plus forts ne sauraient lutter. Le proverbe "qui a bu boira" n'est pas une simple figure, c'est une vérité physiologique de la plus rigoureuse exactitude. L'ivrogne ne trouve plus de soulagement aux douleurs d'un estomac qui ne fonctionne plus, à la soif ardente qui le dévore, que dans de nouveaux excès de boisson; plus il boit, plus il a envie de boire, plus il sent le besoin de boire. pour satisfaire cette passion aveugle, tous les moyens lui sont bons, il y consacre les rares éclairs de lucidité et de raison qui lui restent. Quand les économies sont épuisées, quand les bijoux et les habits ont été vendus, c'est le tour des meubles. Et tandis qu'il consomme ainsi l'oeuvre de sa déchéance, sa femme est à la maison avec sa fille, sans feu et sans pain. Parfois, elle vient l'attendre à la porte du cabaret, sous la neige, sous la pluie; à travers les vitres humides, elle assiste à l’écœurant spectacle de sa dégradation, et ne recueille que des coups et des brutalités quand elle lui montre son enfant mourant de faim...
Arrive le jour où la nature se venge: l'ivrogne, qui a dépensé les trésors de sa santé et de sa raison, est transporté dans un hôpital, où les restes de sa vie s'écoulent dans la démence ou dans la paralysie. Et sa femme s'en va tendre la main, demandant du pain et du travail; et sa fille devient la proie de la débauche. Et sur ce foyer, naguère joyeux et vivant, aujourd'hui froid et désolé, on croit lire en lettres de feu: "L'ivresse a passé par ici!"
Ne croyez pas que ce tableau soit chargé, il est malheureusement trop vrai; si vous en doutez, allez suivre les cliniques du docteur Magnan à l'hospice Sainte-Anne. Allez voir ces individus à la figure morne et hébétée, ces autres en proie à des tremblements convulsifs qui ne leur laissent pas une heure de répit, ou bien ceux qui ont perdu toute sensibilité et tout mouvement, que l'instinct de la conservation a lui-même abandonnés, auxquels on est obligé de donner la nourriture par une sonde introduite dans le nez, cadavres vivants que la mort a oubliés et qu'elle n'aura pas besoin de toucher de sa faux le jour où elle voudra les ramasser. Un rayon d'intelligence animait autrefois ces visages flétris; voilà ce qu'en ont fait le vin, l'eau-de-vie et l'absinthe. Les plus heureux sont ceux qui ont été emportés par une fluxion de poitrine, genre de maladie très-fréquent chez les ivrognes. Ils croient se réchauffer en buvant du vin ou de l'eau-de-vie; les malheureux! Ils se refroidissent au contraire; la température de l'homme ivre s'abaisse de deux ou trois degrés. Dans cet état, il est incapable de lutter contre la température extérieure, le froid le saisit, et la pleurésie fait son oeuvre...
Un sort plus terrible attend ceux qui échappent à ce danger. A la suite d'excès répétés, les hallucinations les assiègent toute la nuit, les illusions les plus fantastiques occupent leurs regards pendant le jour; leurs mains tremblent, incapables de saisir aucun objet; le cœur, le poumon, l'estomac, les autres organes essentiels à la vie ne fonctionnent plus qu'imparfaitement, et toutes les parties du corps deviennent le siège de troubles et d'inflammations douloureuses. L'économie épuisée ne peut plus résister à tant de secousses, la démence ou la paralysie servent de dénouement  à ce drame lugubre.
Quant aux buveurs d'absinthe, ils ne passent pas par ces différentes phases, qui sont autant d'avertissements donnés par la nature aux intempérants: dès les premiers excès, ils sont atteints des accidents les plus graves, et ils ne tardent pas à être frappé par ce mal hideux et redoutable de l'épilepsie, dont les crises pardonnent rarement à ceux qu'elles terrassent...
Mille témoignages, mille expériences viennent attester chaque jour la réalité de ces faits; mille voix s'élèvent pour dire que l'alcoolisme est la maladie du dix-neuvième siècle, maladie plus terrible que ces pestes qui désolaient les cités au moyen-âge. Du moins, lorsque l'ange de la mort avait remis son épée dans le fourreau, les populations épargnées reprenaient sans crainte leur vie accoutumée. Mais, par l'alcoolisme, la vie est empoisonnée jusque dans ses sources et les descendants des hommes livrés à l'intempérance naissent chétifs et abâtardis. Aussi, lorsqu'aux jours de danger suprême  la patrie cherche des bras vaillants pour la défendre, elle ne trouve que des mains débiles qui tournent le fer contre son sein. Alors le conquérant barbare peut s'avancer sans crainte, et il peut dire comme Genséric à son pilote; 'Conduis-moi vers les peuples que Dieu veut châtier!"

                                                                                                                 Adrien Desprez.

La mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

Mirliton.

Mirliton.

Peu de personnes savent que le mot mirliton a été inventé par les modistes de 1723, qui dénommèrent ainsi une coiffure de gaze imaginée par elles.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

La mendicité à Rome.

La mendicité à Rome.

A Rome, dans les carrefours, à la porte des églises et des couvents, on voit sans cesse accroupies de nombreuses familles de mendiants. Parfois, c'est, comme dans notre gravure, une vieille paysanne affamée attendant anxieusement avec ses petits-enfants les écuellées de soupe que vont distribuer les moines; tantôt une jeune mère, aux yeux de louve, ardents et faméliques, brillants à l'ombre d'une vaste coiffe rabattue qui rappelle les anciennes madones; auprès d'elle, des bambins implorent l'aumône du regard.



L'imprévoyance et l'insouciance forment le fond du caractère de cette race inhabile à chercher profit. Aussi la mendicité revêt-elle, à Rome surtout, toutes les formes imaginables.
Passez-vous devant une prison, les détenus vous lancent des phrases par les grilles du rez-de-chaussée et de chacune des fenêtres sort, au bout d'une longue perche, une bourse en cuir à l'aide de laquelle, faisant appel à la libéralité des passants, les captifs pêchent des gros sous à la ligne.
Telle est la coutume; et ce détail n'enlève rien à l'énergie et aux vertus héroïques des patriotes de Castel-Gondolfo ou de Rocca di Papa.
La morgue hautaine accompagnés de saluts obséquieux des mendiants romains rappelle par plus d'un côté celle de don César de Bazan.
M. F. Wey (1) raconte qu'une nuit il s'était vu suivi à distance près de la place Barberini. Soudain l'homme qui avait doublé le pas sur les talons du voyageur, le devança brusquement, puis rebroussant chemin lui fit un profond salut; il lui parla de sa fierté, de sa dignité, de sa gloire obscurcie...  Etait-ce Pyrrus ou Bélisaire?... Ensuite il assura M. Wey de sa protection, veillant sur lui, voulant le préserver de toute rencontre; "car il se trouve par le monde des gens qui..., mais il ne veut offenser personne." Enfin il apprit à notre confrère qu'il était un seigneur illustre, magnanime, évoqua ses sentiments généreux par l'umanita, la patria et... la liberta. Vers la péripétie, le ton devint superbe et les expressions furent plus épiques: c'est avec la majesté d'Hortensius que, portant la main sur le bras de son interlocuteur, d'un ton plus concentré mais solennel encore, ce Romain conclut en ces termes: Excellence! si votre noble cœur pouvait me favoriser... d'un vieux pantalon!..."
Une autre fois, c'était des vagabonds qui venaient s'offrir à M. Schnetz, "barques à deux pattes, qui guettaient les voyageurs pour faire passer un torrent sur leurs échines... moyennant deux baïoques..." On les avait pris pour des "bandits"; M. Schnetz avoue d'ailleurs, qu'il n'en avait jamais vu d'autres pendant son séjour à Rome.

                                                                                                                                  M.

(1) Rome, in 4°, Hachette.

La Mosaïque, Revue pittoresque illustrée de tous les temps et de tous les pays, 1878.

samedi 27 juin 2015

Les Fêtes de nos pères: La saint Alexis.

La fête de saint Alexis.


Des vingt pages que le P. Giry consacre à la vie de saint Alexis, dont l'Eglise célèbre la fête le 17 juillet, combien sont appuyées sur des actes authentiques? Peut-être pas trente lignes, s'il faut en croire les critiques les plus estimés. Joseph l'Hymnographe (IX siècle) est le premier qui, dans une de ses hymnes grecques, donne la légende populaire. 
Faut-il en rappeler les principaux traits?
Alexis, fils d'un noble romain, la nuit même de ses noces, avant de pénétrer dans la chambre nuptiale, abandonne sa fiancée et sa famille, s'enfuit de Rome, passe de longues années à l'étranger au service d'une église dédiée à la Vierge Marie, revient à Rome, où il vit, comme Lazare, inconnu dans la maison paternelle et ne se fait connaître qu'au moment de sa mort.
Voilà l'histoire; elle ne tient guère plus de place dans le légendaire sacré que la vie du neveu de Charlemagne dans la chronique d'Eginhard. Au surplus, il en fut de saint Alexis comme du preux Roland. Sa vie enthousiasma de bonne heure l'âme populaire. Race épique par excellence, les Normands, qui célébraient alors tous les héros nationaux, s'emparèrent de la légende grecque et en firent jaillir un poème. Le récit d'un moine de l'abbaye de Fontenelle, rapporté par Mabillon (1), permet en effet de croire qu'un chanoine de Rouen, Tedbat de Vernon (XIe siècle), composa la cantilène qui fut découverte, en 1845, à Hildesheim (Hanovre), par Wilhelm Muller, et dont MM. Gaston Paris et L. Pannier donnèrent, en 1872, dans la bibliothèque des Hautes-Etudes (7e fascicule), une édition si soignée. Cette chanson obtint, au moyen âge, une vogue considérable; les jongleurs la chantaient après les offices aux porches des églises. Voici quelques strophes translatées du texte du XIe siècle:


A l'un des ports qui est le plus près de Rome,
C'est là qu'arriva la nef de ce saint homme
Quand il voit son pays, Alexis tremble fort
D'être reconnu par ses parents
Et d'être encombré des biens de ce monde.
......................................................................
Il sort de la nef et va droit à Rome,
Il va par les rues qu'il connait bien,
L'un puis l'autre il rencontre, et son père
Accompagné d'un grand nombre de ses hommes, 
Il le reconnaît et l'appelle par son vrai nom.

Adjuré de lui donner l'hospitalité au nom du fils perdu, Euphémien, le père d'Alexis, cède à cette prière.


Sous l'escalier où il gît sur une natte,
On le nourrit des restes de la table.
Sa pauvre vie il mène avec grand courage;
Mais il ne veut pas que sa mère le sache
Plus aime Dieu que tout son lignage.

Le ton de cette cantilène est épique. C'est un véritable poème; il y règne un souffle chevaleresque; mais bientôt arrivent des lettrés qui veulent corriger le texte primitif. Hélas! à chaque remaniement, le style s'altère et l'allure dévie.


A mesure qu'on s'éloigne de l'époque héroïque où la chanson vibra pour la première fois, les strophes ne rendent plus le même son et perdent leur rythme. Voici pourtant une version d'un beau mouvement; c'est la complainte des veillées, telle qu'on la chante encore dans les villages provençaux (2):


2. Per oubei a soun pero
La facho demandar.

3. Per oubei a sa mero
La vougud' espousar

4. Lou premier soir des noueços
Elexi fait que plourar?

5. - Mais que n'as-tu, Alexis,
Que fas ren que plourar?

6. - A diuou ai fache promesson
Vu de virginitat.


Alexis prend sa besace et part en voyage.

17. Au bout de sept anneios
Alexis a retournat.

18. Au casteou de soun pero
N'en es vengut piquar.

19. Doou ped piqu' à la puerto
Lougeariatz lou roumiou (3).

La famille consent à l'abriter.

26. Li aut dreissor sa coucheto
Souto les escariers.

...............................................

28. Au bout de sept annelos
Alexi a trepassat.

29. Les camponos de Roumo
Se sount mess' à sounar.

................................................

33. Soun pero n'en descende
Plourant et souspirant.

34. Se sies moun fiou Alexi
Agues à moi parler.

35. De ta belo man droite
Agues à moi toucher.

36. Sa mère n'en descende,
descende les degrés.

37. Si sies moun fiou Alexi
Aigues à moi parler.

38. De ta belo man droite
Agues à moi toucher.

................................................

La femme d'Alexis descend à son tour et prononce les mêmes paroles. Le poète ajoute:

42. Doou custat de sa dreche
Li trouv' un mot d'escrit;

44. Qu'Alexi s'en annavo
Tout drech en paradis.

Ainsi qu'il est facile de le voir, le cantique recueilli par Damase Arbaud est traduit du français. La Provence a tiré cette cantilène de notre répertoire. La version originale ne circule plus au-delà de la Loire; mais, avec le texte d'Arbaud, rien ne serait plus facile que de la reconstituer. A quel siècle remonte cette version? Au XVIe siècle peut être.
Vers le milieu du XVIIe siécle, un sieur Robinet Macé, encore un Normand, publiait chez son compatriote Richard Auzouet, de Rouen, une Vie de monsieur saint Alexis (4), où le poème du chanoine Tedbat de Vernon se vit infliger un nouveau remaniement.


(1) Mabillon, Acta ordinis sancti Benedicti, sæculo tertio, p. 378.
(2) Nous la reproduisons d'après l'ouvrage devenu si rare de Damase Arbaud; Chants populaires et historiques de la Provence, 1864, t. II, p. 25.
(3) " Logerez-vous le romieu?" Roumieu, pèlerin qui a fait le voyage à Rome.
(4) Voir Histoire des livres populaires, par Nizard, t. II, p. 151.


Les fêtes de nos pèresOscar Havard, Mame, 1898.