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dimanche 30 mars 2014

L'architecture à l'Exposition universelle.

L'architecture à l'Exposition universelle.

L'architecture a été longtemps la Cendrillon des autres arts. De nos jours, le premier venu reconnaît un vers faux, critique la note donnée à côté du ton par un chanteur ou un instrumentiste, sait voir le manque d'ensemble d'une statue, remarque la faiblesse d'exécution d'un tableau. Tout le monde, en un mot, possède ce léger vernis qui permet d'aborder n'importe quel sujet, dans une conversation mondaine, sans commettre d'hérésies trop flagrantes.
Dès que l'architecture est sur le tapis, le décor change. On peut lancer les plus effroyables bourdes sans risquer d'étonner les auditeurs. L'ignorance sur ce sujet est admise en principe. Les archéologues du five o'clock jettent, à tort et à travers, les mots de Renaissance, entablement, style flamboyant, astragale, rocaille, corinthien, etc., et on est émerveillé de l'étendue de leurs connaissances. Les autres, vulgum pecus, se contentent de qualifier de grecs les monuments qui portent un fronton, de gothiques ceux qui son voûtés, et... voilà. Cette classification simple suffit aux explications techniques amenées, par le hasard, dans une discussion artistique.
Aux Salons annuels des Champs-Elysées, on tolère en bâillant ces interminables feuilles de papier recouvertes d'hiéroglyphes noirs et de teintes plates; mais les bons camarades, peintres et sculpteurs, les placent les plus mal possible, comme des parents pauvres dont la présence est imposée à une fête de famille, dans des endroits bizarres réservés aux torchons et aux balais, dans des lieux inexplorés, où le touriste le plus audacieux ne s'aventure qu'avec précaution, la main sur la crosse du revolver, dans des coins déserts où les nourrices viennent changer les couches de leurs bébés, et où les femmes mariées peuvent assigner, sans appréhension, les plus tendres rendez-vous.
Quant à la critique, comme cet art hautain et fermé l'assomme, comme d'ailleurs elle n'y entend goutte, elle prend le parti d'en parler le moins possible. La dernière des inepties jouées à Dejazet, ou même au théâtre de Belleville, fait couler des flots d'encre; la réunion de vingt aquarelles dans un Cercle accapare une colonne de journal. Mais qu'un architecte gaspille dix ans de sa vie à étudier un monument, officiel, bien entendu, car l'architecture privée n'existe pas, paraît-il, et l'inauguration en sera racontée en quelques lignes par un reporter qui, en général,  citera les noms de tous ceux ayant collaboré ou assisté à la petite fête, depuis le poseur de linoléum jusqu'à l'officier de paix, mais qui oubliera l'architecte.
Peuh! qu'est-ce que c'est que ça, l'architecte? Un monsieur qui pose des pierres les unes sur les autres en les collant avec du plâtre, et qui s'offre des rentes faciles en faisant monter un devis de 2.178 francs jusqu'à 300.000 francs et des centimes? Pas intéressant du tout, cet être-là.



Eh bien, il me semble qu'il vient de prendre, l'architecte, une revanche éclatante sur ce mépris niais. C'est lui qui a tenu constamment la corde et qui est arrivé bon premier dans ce grandiose steeple-chase de l'Exposition universelle, où toutes les forces vives de la France ont donné dans une des plus puissantes, des plus extraordinaires, des plus admirables, des plus géniales poussées intellectuelles que l'humanité ait vu produire.
Sans crainte d'être contredit, je crois, en effet, pouvoir affirmer que cet entassement de palais, conçus et exécutés en moins de trois années, a plus contribué au colossal et foudroyant succès de l'Exposition universelle que l'exhibition des merveilles de l'industrie nationale et étrangère, et que la réunion des plus éclatantes manifestations artistiques du siècle, réunion unique, et combien attractive pourtant, d'incomparables chefs-d'oeuvre.
Ce résultat, il est intéressant d'en étudier les motifs.
L'engouement de la foule qui n'a d'ailleurs nullement cherché à ergoter sur l'esthétique, ni même à analyser ses impressions, a, selon moi, pour cause l'entente tacite, mais parfaite, qui règne cette fois entre le public et le constructeur: son bon sens et ses yeux sont également satisfaits, et, jusqu'ici, l'un ou l'autre, souvent les deux, étaient douloureusement déçus.
Après des tâtonnements énervants, des efforts héroïques que l'influence des coteries, celle de l'Académie comme celle des Monuments historiques, avait systématiquement tenté de stériliser, l'Architecture a enfin trouvé son chemin de Damas et paraît vouloir renouer les traditions de clarté et de logique qui sont les qualités inhérentes à notre race et qui ont enfanté tant d’œuvres immortelles dans cette France si injustement dédaignée par "nos Maîtres".
Les efforts épars se sont groupés, les préceptes un peu vagues se sont coordonnés, la scolastique un peu préhistorique de l'Ecole des Beaux-Arts s'est effondrée, les vieux moules ont éclaté sous la pression de la sève créatrice, et les artistes acceptent, à partir d'aujourd'hui, cette vérité de La Palisse qui consiste à affirmer qu'à des besoins nouveaux il faut des formes nouvelles.
Il importe, en somme, de comprendre qu'en Architecture le beau n'est pas basé sur une formule immuable et empirique. L'oeuvre n'est réellement grande que lorsque ses détails, son ensemble, son aspect, sa personnalité morale atteignent le but pour lequel elle a été créée, et accusent nettement sa destination. Pourquoi le Parthénon, par exemple, est-il un monument absolument parfait et digne de toutes les admirations? Parce que la marbre dont il est construit a été tiré du sol même sur lequel il s'élève; parce que sa simple et pure silhouette se découpe sur le ciel limpide de la Grèce; parce que c'est un temple dédié à une divinité imposante; parce qu'il exprime clairement ce qu'il est et ce qu'il veut être; parce qu'il obéit rigoureusement aux nécessités climatiques du pays, aux usages, aux mœurs, aux idées, à la religion d'une époque, et qu'il est la résultante superbe du génie d'un peuple. Mais si le Parthénon, construit en 1889, en plein Paris, à côté de l'Opéra, était destiné à l'installation d'une banque, d'une manufacture, d'un théâtre, d'une église, d'une station du Métropolitain, le chef-d'oeuvre deviendrait immédiatement grotesque et croulerait sous le ridicule. Le prix de ces matériaux précieux et amenés à grands frais atteindrait des millions, et bien inutilement, puisqu'en quelques hivers notre brumeux climat changerait en pierres grises le blanc Paros; N'ayant pas de recul, le passant ne pourrait jouir de la silhouette qui s'empâterait sous notre ciel nuageux et se fondrait dans la teinte maussade des bâtisses environnantes; la neige, accumulée sur le toit trop plat, tomberait en cascades dans l'intérieur; le portique ne préserverait ni de la pluie ni du soleil les allants et venants, qui exigeraient des stores; nos chapeaux de soie, nos redingotes étriquées, nos pantalons flottants, nos corps rachitiques, nos figures tourmentées et nerveuses offriraient un étrange contraste avec cette architecture épique et sereine qui n'a de raison d'être qu'à Athènes et sous le siècle de Périclés.



Le premier mérite des constructeurs du Champ de Mars, MM. Dutert, Bouvard et Formigé, est donc d'avoir mis au rencart des formules démodées et dangereuses, et de s'être soumis aux nécessités multiples et despotiques qu'impose une Exposition comme celle de 1889. Presque toujours, ils ont abordé de front les problèmes proposés et les ont loyalement résolus, sans essayer de tourner les difficultés, en employant de petits moyens ou d'enfantines fraudes. Parfois, chez M. Formigé surtout, on retrouve les traces de la néfaste influence de l'éducation première, quelques fâcheuses concessions aux relations du passé, comme de sourds regrets pour l'abandon forcé d'amitiés trop chères.
Mais, au résumé, ce sont là de rares défaillances, et, comme nous le verrons par l'étude détaillées des constructions, l'année 1889 sonnera pour l'Architecture moderne, l'heure des viriles revendications. En mettant fin à l'abrutissant sommeil dans lequel  le pauvre art s'atrophiait, le triomphe du rationalisme indiquera victorieusement aux jeunes la voie dorénavant à suivre.

                                                                                                                      Frantz Jourdain.


Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

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