Sur l'impériale.
Vers six heures du soir, par les derniers beaux jours, il fait vraiment bon sur l'impériale de l'omnibus*. Il convient d'ailleurs de distinguer entre omnibus et ne point trop s'enthousiasmer pour les lourds et confortables véhicules d'invention récente, tramways ou grosses voitures qui parcourent les boulevards et les avenues*.
Ce que j'aime, c'est l'ancien et petit omnibus qui roule avec fracas sur les pavés raboteux des vieilles rues. Avec lui au moins, l'on est sûr d'aller au bout de Paris, dans les quartiers perdus, pareils à la province. Il est la distraction des autochtones de ces endroits-là. Je sais des rentières caduques, paysanne de Courcelles*, qui se mettent à la fenêtre pour voir filer l'omnibus du Panthéon. Il leur semble arriver d'un autre monde et elles croient positivement que les hardis voyageurs qu'il contient viennent de faire le tour de la terre.
L'omnibus de la Porte-Saint-Martin-Grenelle* est également un objet de profonde stupéfaction pour les invalides impotents qui vivotent dans une petite voiture à tablier de cuir. En le voyant passer avec sa couronne de petits employés ou de maçons plâtreux juchés sur l'impériale, ils se figurent vivre pendant une seconde dans une société nouvelle. Ce spectacle les change de milieu.
Juste retour des choses d'ici-bas. L'omnibus n'est point seulement une distraction pour les sédentaires, il introduit également les villageois de Paris dans le monde civilisé. Que de gens de la Glacière* se sont initiés aux bonnes manières en passant rue Montmartre*, sur l'impériale de l'omnibus Saint-Jacques. A six heures du soir, par exemple, ils ont pu admirer, par les fenêtres ouvertes des entresols, avec quel ordre est disposée la table du boucher qui va dîner bientôt. Dans les brasseries où se donnent rendez-vous les culs-de-plomb de la Banque, les voyageurs, aux mœurs encore naïves, examinent avec une respectueuse attention la bonne tenue des consommateurs et le jeu correct des amateurs de billard. Sans l'omnibus, les voyageurs ne pourraient positivement pas se faire une idée de la bonne société.
Et puis, il y a l'idylle de l'impériale.
Je sais un garçon de bureau d'une compagnie d'assurances située dans le quartier de l'Opéra qui pendant trois années consécutives avait l'habitude en rentrant chez lui, aux Batignolles, d'adresser un sourire aimable à une femme de chambre. Elle travaillait au coin de la fenêtre d'une des maisons de l'avenue de Clichy. Elle paraissait charmante, entrevue dans cet encadrement banal. Très brune, avec des yeux pers, un petit nez, une bouche sensuelle. Lui et elle s'aimaient platoniquement, sans s'être dit un mot. Il le croyait du moins. Puis un matin, il l'a vue sortir en toilette de mariée. Elle épousait son maître, un commandant retraité.
Le garçon de bureau a failli devenir fou sur le moment.
Mais, le lendemain de la noce, il a vu la mariée un peu pâle qui avait repris sa place à la fenêtre. Elle lui a envoyé un sourire plus charmant que ceux d'autrefois. Il s'est rassuré, il a pris ses renseignements, du reste.
Le commandant a des attaques fréquentes. Le mariage le tuera et il y aura une veuve à consoler, une succession à recueillir. C'est ce que l'amoureux transi guette tous les soirs en haut de l'omnibus.
Robert Caze.
La Vie populaire, jeudi 15 octobre 1885.
L'omnibus de la Porte-Saint-Martin-Grenelle* est également un objet de profonde stupéfaction pour les invalides impotents qui vivotent dans une petite voiture à tablier de cuir. En le voyant passer avec sa couronne de petits employés ou de maçons plâtreux juchés sur l'impériale, ils se figurent vivre pendant une seconde dans une société nouvelle. Ce spectacle les change de milieu.
Juste retour des choses d'ici-bas. L'omnibus n'est point seulement une distraction pour les sédentaires, il introduit également les villageois de Paris dans le monde civilisé. Que de gens de la Glacière* se sont initiés aux bonnes manières en passant rue Montmartre*, sur l'impériale de l'omnibus Saint-Jacques. A six heures du soir, par exemple, ils ont pu admirer, par les fenêtres ouvertes des entresols, avec quel ordre est disposée la table du boucher qui va dîner bientôt. Dans les brasseries où se donnent rendez-vous les culs-de-plomb de la Banque, les voyageurs, aux mœurs encore naïves, examinent avec une respectueuse attention la bonne tenue des consommateurs et le jeu correct des amateurs de billard. Sans l'omnibus, les voyageurs ne pourraient positivement pas se faire une idée de la bonne société.
Et puis, il y a l'idylle de l'impériale.
Je sais un garçon de bureau d'une compagnie d'assurances située dans le quartier de l'Opéra qui pendant trois années consécutives avait l'habitude en rentrant chez lui, aux Batignolles, d'adresser un sourire aimable à une femme de chambre. Elle travaillait au coin de la fenêtre d'une des maisons de l'avenue de Clichy. Elle paraissait charmante, entrevue dans cet encadrement banal. Très brune, avec des yeux pers, un petit nez, une bouche sensuelle. Lui et elle s'aimaient platoniquement, sans s'être dit un mot. Il le croyait du moins. Puis un matin, il l'a vue sortir en toilette de mariée. Elle épousait son maître, un commandant retraité.
Le garçon de bureau a failli devenir fou sur le moment.
Mais, le lendemain de la noce, il a vu la mariée un peu pâle qui avait repris sa place à la fenêtre. Elle lui a envoyé un sourire plus charmant que ceux d'autrefois. Il s'est rassuré, il a pris ses renseignements, du reste.
Le commandant a des attaques fréquentes. Le mariage le tuera et il y aura une veuve à consoler, une succession à recueillir. C'est ce que l'amoureux transi guette tous les soirs en haut de l'omnibus.
Robert Caze.
La Vie populaire, jeudi 15 octobre 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Omnibus à impériale:
* Station d'omnibus place de Clichy:
* Porte de Courcelles à Levallois:
* Porte Saint-Martin par Antoine Blanchard:
* La Glacière:
* Rue du Faubourg Montmartre: