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jeudi 27 mars 2014

Les mémoires d'une aiguille.

Les mémoires d'une aiguille.

Vous êtes-vous jamais demandé comment naissait une aiguille? d'où venait la petite pointe d'acier qui brille et court dans la toile et dans la soie, transformant comme une fée tout ce qu'elle touche? Sans l'aiguille nous en serions réduits aux vêtements sommaires des sauvages; sans l'aiguille, il n'y aurait ni confort, ni élégance: elle fait de nos appartements des intérieurs délicieux, de nos femmes de petites poupées charmantes, et elle nous rend nous-mêmes des être supportables à la vue. Elle a aussi cet avantage de donner à un simple croquant l'allure d'un grand seigneur. L'aiguille fait vivre des milliers de femmes. Son histoire les intéresse toutes. Toutes seront curieuses de savoir d'où vient et comment naît la petite aiguille qu'elles tiennent entre leurs doigts diligents.

Simple minerai de fer, j'étais si tranquille! Pourquoi me déterre-t-on?... 



Est-ce pour me chauffer à ce feu d'enfer? Grâce à ces 1/4 à 2 1/2% de carbone qu'on veut bien me laisser, je deviens de l'acier. Puis on m'étire à froid; opération que je dois subir 20 à 30 fois, détail à noter. Les filières sont d'ailleurs au nombre de 55.
Ci-dessous vous pouvez voir comment on m'étire. Après que les lingots ou barres ont été réduits en tige d'environ 6 millimètres de diamètre, la machine que voici les fait passer, à une vitesse de 30 à 112 centimètres à la seconde, à travers des trous pratiqués dans une plaque de métal. On est parvenu à étirer ainsi, sans le casser, un fil de 300 kilomètres.




Il ne faut pas moins de 22 opérations pour me fabriquer, moi qui suis si petite... Il est vrai que ma finesse est incomparable. On commence, prenant un faisceau de 30 à 40 fils, par les couper en brins ayant la longueur de deux aiguilles, puis on me dégrossit. 



Après quoi, on me fait recuire. Mais je ne suis toujours qu'un morceau de métal, tant que je n'ai pas d'"œil".
Ici vous pouvez voir l'opération du pointage



Comme j'ai une longueur double de celle que j'aurai finalement, j'ai besoin de deux pointes. Aussi mes deux bouts sont-ils successivement présentés à une meule actionnée par un moteur. Cette meule, dont la rotation est très rapide, taille en pointe les fils d'acier qui sont mis convenablement en contact avec elle.
Quand mon milieu, où doivent être percés les deux yeux, a été aminci, on procède à l'estampage, qui a pour but de préparer le perçage. Cet estampage, on pourrait dire cette frappe, s'opère avec une estampeuse que met en mouvement soit un moteur mécanique, soit une pédale actionnée par l'ouvrière elle-même.



Encore un moment de patience, et chacune de mes moitiés va avoir un œil. Le fil, saisi sur un plateau par un appareil spécial, est emporté sous deux minuscules emporte-pièce, qui ont exactement la forme et le calibre des coins d'estampage. Ces emporte-pièce font chacun un œil. Une bonne ouvrière peut estamper 30.000 aiguilles par jour.



Nantie maintenant de mon petit œil, je commence à mieux voir ce qui se passe. Je note que le limeur se saisit de moi sans cérémonie, et enlève les bavures qui entourent mon œil. Il commence par emprisonner dans deux étaux les deux bouts de l'aiguille, pour qu'elle demeure rigide. 



Après le limage des bavures, il me brise en deux par le milieu: et c'est alors que je deviens deux aiguilles séparées, au lieu d'une aiguille double. Ma tête, alors, est à son tour limée. 
Ensuite on me recuit. Et pour cela, après que mon œil ait été poli intérieurement, je passe dans les ateliers de recuit et de trempe. On me met au feu et, quand je suis recuite, on me trempe en me plongeant dans un bain d'huile. 



Au sortir de ce bain, on me lave à l'eau de savon, puis on me sèche avec de la poudre. Jusqu'à présent, je n'avais été qu'un morceau détaché d'une matière plus ou moins compacte; maintenant je forme un tout d'une très grande dureté.
Mais ce n'est pas fini. Pour me fourbir, on me met sous des frotteurs mécaniques, qui me donne un aspect blanchâtre. 



Cette opération est suivie par celle du triage, qui a pour but de séparer les bonnes et les mauvaises aiguilles. Puis on met ma tête à sa place... ce qui consiste tout simplement à tourner du même côté toutes les têtes ou, si vous voulez, toutes les pointes. 



Viennent ensuite trois opérations, qui sont les suivantes: repassage de ma tête, affilage de ma pointe, adoucissement des bords.
Maintenant c'est le tour du finissage, c'est à dire qu'on me polit à la main ou à la machine. Après quoi, on me met en paquets et on m'étiquette; et enfin on me tient en magasin, prête à être employée. Ma longueur varie entre 12 millimètres et 55 centimètres. Certaine manufacture anglaise ne fabrique pas moins de deux millions d'aiguille par jour. L'acier dont je suis faite se vend de 1.500 à 2.500  francs la tonne, et la tonne d'aiguille se vend de 6.500 à 555.000 francs. Mon origine remonte à plus de 4.000 ans, et j'occupe à ma fabrication seule 20.000 ouvrières en France.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 18 mars 1906.

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