Comtesse et baronne.
La comtesse Sabine de Porte-Neuve est une maîtresse de maison accomplie, une femme parfaite, une mère adorable. Son salon, ouvert chaque soir à ses amis, depuis les premiers jours de janvier jusqu'aux dernières heures d'avril, est un des plus agréables de Paris. On y cause. Ce mot dit tout et fait voir combien ce coin privilégié ressemble peu à ces halls modernes où le temps s'écoule à manger des sandwichs au jambon, des bouchées de foie gras, des tranches minces de pain bis recouvertes de beurre et de caviar, de boire du thé très fort, des vins exotiques, à croquer des fruits glacés et à flirter éperdument; tandis que, heurtée, brisée par ces occupations différentes, la conversation n'existe que par tronçon, si bien qu'un homme d'esprit voulant conter l'anecdote de la veille, le scandale du jour, l'événement probable du lendemain, serait déclaré un gêneur premier numéro, un empêcheur de danser en rond, et que son histoire se perdrait dans le brouhaha général.
Quiconque va chez la comtesse Sabine, vers cinq heures, la trouve toujours enfouie dans son grand fauteuil, au coin de son feu, entourée d'un paravent où, sur une étoffe de couleur tendre, les mains patientes des Indiens ont brodé des chimères à visage de femmes. Toujours vêtue de blanc, les cheveux tordus sur le sommet de la tête et ramenés en bandeaux lisses jusqu'aux sourcils, le teint pâle éclairé par la lueur merveilleuse de ses grands yeux couleur d'aigue marine, d'allure recueillie, la comtesse a un charme particulier fait de sa réserve un peu froide, de sa beauté mélancolique et de l'extrême candeur de sa bouche rosée.
Elle a deux fils déjà grands, Sabine s'est mariée très jeune, deux fils admirablement élevés l'un et l'autre, sévèrement tenus, soigneusement surveillés. Ils adorent leur mère, ont pour elle le plus profond respect et n'osent poser leurs lèvres sur sa joue qu'après avoir préalablement baisé la main qu'elle leur tend; ses paroles avec eux sont rares; elle n'a aucun de ces mouvements de tendresse passionnée si familières aux mères de race latine. La comtesse tient ses fils à distance; mais sa justice, la droiture de son esprit éclairé, la pondération de ses jugements, l'observation rigoureuse de ses devoirs envers eux, l'admiration de leur père pour elle, la cordiale et sérieuse affection qui les lie les pénètrent d'un amour qui va jusqu'au fanatisme, et la placent très au-dessus du comte dans leurs cœurs, quoique celui-ci soit d'une bonté qui se changerait aisément en faiblesse, si la comtesse n'y veillait sérieusement pendant la durée de son séjour à Paris.
Car, hélas! de mystérieux devoirs de famille ne permettaient pas à Mme de Porte-Neuve de rester plus de quatre ou cinq mois de l'année avec son mari et ses enfants. Elle vit, dit-on, en province, près d'une parente immensément riche, particulièrement bizarre, qui de toute la famille ne veut recevoir que Sabine. A la condition de ce séjour fastidieux au fond d'un vieux château, la comtesse héritera. C'est donc pour ses enfants que cette belle et délicate personne renonce à Paris, s'enferme huit mois sur douze, quitte son mari et se rend esclave au point de ne pouvoir recevoir ses lettres chez elle. On les adresse dans une ville voisine et à la poste restante, sa parente, par un caprice autoritaire d'une cruelle exagération, ne lui permettant pas, quand elle est sous son toit, d'avoir d'autres soucis que les siens propres.
Cependant, quoique absente et avec des communications rendues difficiles, la comtesse gouverne encore sa maison de Paris. Elle a établi des règles tellement précises que tout marche comme si elle était présente. Son mari lui-même ne se permettrait pas de fumer ailleurs que dans le coin qui lui est réservé, et ce n'est qu'en tremblant de rencontrer le sévère regard de sa femme qu'il accorde à ses fils les gâteries paternelles. Dans leur monde, chacun admire et plaint la courageuse femme se sacrifiant ainsi à la fortune de la maison.
Quand arrive le jour du départ et de la séparation, que toutes les factures étiquetées avec ordre sont réunies en liasse dans le secrétaire de son mari, que les vêtements sont examinés et rangés, les nouvelles commandes exécutées, les domestiques soigneusement remontés, la comtesse accompagnée de son mari, suivie de ses fils, quitte la maison, où doit en son absence régner un ordre parfait. Arrivés à la gare, installée dans son coupé réservé, Sabine pose ses lèvres sur le front de ses fils, serre cordialement la main du comte, échange avec lui quelques mots à voix basse. Il y a sur son visage une émotion étrange; elle est pâle, nerveuse, semblant attendre un mot la priant de rester.
Ses yeux, ses beaux yeux le disent clairement; mais son mari ne veut pas lire dans ces miroirs profonds; il garde son sourire tranquillement ironique, son attitude de camarade bienveillant; c'est avec soin qu'il s'occupe de sa femme, qu'il range autour de ses genoux les plis de son plaid, qu'il pose sur la tablette relevée le bouquet qu'il lui destine. C'est encore gaiement qu'il lui souhaite un heureux voyage... La vapeur siffle. Adieu! La portière est refermée. Debout sur le quai, le comte ôte son chapeau pour saluer une dernière fois; ses enfants l'imitent... Le train part. Sabine se penche pour les revoir, et dans l'attitude de son mari serrant contre lui ses fils, dans l'expression de son visage, elle comprend de quel amour puissant il les aime et quel sacrifice il sait faire pour eux.
Vingt minutes avant d'arriver à la station où elle était attendue, Sabine, depuis longtemps remise de son émotion, ouvre son sac de cuir de Russie et procède à sa toilette. Son lourd manteau de voyage est plié avec les couvertures; elle est très élégante et toute jeune dans sa correcte veste anglaise dont elle fleurit la boutonnière d'une rose et d'un brin de réséda. Elle donne à sa coiffure un tour plus abandonné et devant sa glace à main, avec tout le sérieux d'une femme légère, la sévère comtesse couvre ses joues d'une odorante poudre de riz, avive au bâton à la fraise ses lèvres délicates, d'un coup de crayon tenu d'une main sûre allonge ses yeux, accentue ses sourcils, donne du relief au grain de beauté placé au coin de sa bouche. Des idées nouvelles ont changé son visage... Ce n'est plus la mère de famille charmante en son austérité; c'est simplement une jolie et coquette femme, d'allure rieuse, qui d'un pied leste divinement chaussé descend à la gare de B... et avec un entrain plein de fougue juvénile tombe dans les bras d'un superbe garçon qui l'attend sur le quai...
Après les premières accolades, le chef de gare s'avance avec empressement. On lui tend la main avec un sans-façon charmant...
- Un bon voyage, Madame la baronne?
- Oh! excellent! Et si heureuse d'être de retour! ... De revoir mon mari... (Ici, un coup d’œil au mari, qui tressaille d'aise) et mes bébés!... Quelle joie!... pauvres petits!... Nini a trois dents... déjà... et Pierre connaît ses lettres!!
Le chef de gare sourit de ces tendres exubérances de jeune mère heureuse et gâtée.
- M. le baron me le disait tout à l'heure, madame, il faut que vous ayez un fier courage pour quitter ainsi tous les ans et pendant quatre mois, vos enfants et votre mari... Décidément, vous ne pouvez donc pas réconcilier votre père et M. le baron?
- Je ne crois pas, dit Sabine, en souriant malgré elle... quoique enfin...
- Les vieux sont si entêtés, reprend très irrespectueusement le chef de gare... Quand ils ont une idée...
- Ils y tiennent, c'est vrai, répond la comtesse.
.......................................................................................................................................................Ils montent en voiture. Le baron, du haut de son phaéton, conduit allègrement ses magnifiques bai-bruns... Sabine, épanouie, les yeux brillants, le visage rose, les lèvres entr'ouvertes, se serre contre lui. Au pas cadencé des chevaux battant la route sèche, des enfants, des femmes, des vieillards s'avancent sur le seuil de leurs portes et crient joyeusement...
- Bon retour, madame la baronne!
Ils vont vers le château, où les attendent leur bonheur jeune et souriant. Avant d'arriver, le baron se tourne vers Sabine et à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu des oiseaux traversant l'espace:
- Et lui? dit-il.
- Lui, répond Sabine. Jamais un reproche! Jamais une allusion. Il me tue avec son respect exagéré et sa tranquillité terrible. Il ne veut pas que la mère de ses fils soit soupçonnée. Tant que nous garderons notre secret, il gardera le sien. Je t'en réponds... La comtesse de Porte-Neuve, un amant! Un faux ménage en province!... Un procès, un scandale, des révélations... Les journaux racontent ma double existence... Allons donc! Le comte accepterait pire encore pour sauver son honneur.
- C'est un homme d'esprit, dit le baron.
- C'est un sage, reprit Sabine. Ah! voici les enfants, cria-t-elle tout à coup, et, sautant à terre, elle courut serrer ses bébés dans ses bras.
Manoel de Grandfort.
La Vie populaire, jeudi 14 mai 1885.
Cependant, quoique absente et avec des communications rendues difficiles, la comtesse gouverne encore sa maison de Paris. Elle a établi des règles tellement précises que tout marche comme si elle était présente. Son mari lui-même ne se permettrait pas de fumer ailleurs que dans le coin qui lui est réservé, et ce n'est qu'en tremblant de rencontrer le sévère regard de sa femme qu'il accorde à ses fils les gâteries paternelles. Dans leur monde, chacun admire et plaint la courageuse femme se sacrifiant ainsi à la fortune de la maison.
Quand arrive le jour du départ et de la séparation, que toutes les factures étiquetées avec ordre sont réunies en liasse dans le secrétaire de son mari, que les vêtements sont examinés et rangés, les nouvelles commandes exécutées, les domestiques soigneusement remontés, la comtesse accompagnée de son mari, suivie de ses fils, quitte la maison, où doit en son absence régner un ordre parfait. Arrivés à la gare, installée dans son coupé réservé, Sabine pose ses lèvres sur le front de ses fils, serre cordialement la main du comte, échange avec lui quelques mots à voix basse. Il y a sur son visage une émotion étrange; elle est pâle, nerveuse, semblant attendre un mot la priant de rester.
Ses yeux, ses beaux yeux le disent clairement; mais son mari ne veut pas lire dans ces miroirs profonds; il garde son sourire tranquillement ironique, son attitude de camarade bienveillant; c'est avec soin qu'il s'occupe de sa femme, qu'il range autour de ses genoux les plis de son plaid, qu'il pose sur la tablette relevée le bouquet qu'il lui destine. C'est encore gaiement qu'il lui souhaite un heureux voyage... La vapeur siffle. Adieu! La portière est refermée. Debout sur le quai, le comte ôte son chapeau pour saluer une dernière fois; ses enfants l'imitent... Le train part. Sabine se penche pour les revoir, et dans l'attitude de son mari serrant contre lui ses fils, dans l'expression de son visage, elle comprend de quel amour puissant il les aime et quel sacrifice il sait faire pour eux.
Vingt minutes avant d'arriver à la station où elle était attendue, Sabine, depuis longtemps remise de son émotion, ouvre son sac de cuir de Russie et procède à sa toilette. Son lourd manteau de voyage est plié avec les couvertures; elle est très élégante et toute jeune dans sa correcte veste anglaise dont elle fleurit la boutonnière d'une rose et d'un brin de réséda. Elle donne à sa coiffure un tour plus abandonné et devant sa glace à main, avec tout le sérieux d'une femme légère, la sévère comtesse couvre ses joues d'une odorante poudre de riz, avive au bâton à la fraise ses lèvres délicates, d'un coup de crayon tenu d'une main sûre allonge ses yeux, accentue ses sourcils, donne du relief au grain de beauté placé au coin de sa bouche. Des idées nouvelles ont changé son visage... Ce n'est plus la mère de famille charmante en son austérité; c'est simplement une jolie et coquette femme, d'allure rieuse, qui d'un pied leste divinement chaussé descend à la gare de B... et avec un entrain plein de fougue juvénile tombe dans les bras d'un superbe garçon qui l'attend sur le quai...
Après les premières accolades, le chef de gare s'avance avec empressement. On lui tend la main avec un sans-façon charmant...
- Un bon voyage, Madame la baronne?
- Oh! excellent! Et si heureuse d'être de retour! ... De revoir mon mari... (Ici, un coup d’œil au mari, qui tressaille d'aise) et mes bébés!... Quelle joie!... pauvres petits!... Nini a trois dents... déjà... et Pierre connaît ses lettres!!
Le chef de gare sourit de ces tendres exubérances de jeune mère heureuse et gâtée.
- M. le baron me le disait tout à l'heure, madame, il faut que vous ayez un fier courage pour quitter ainsi tous les ans et pendant quatre mois, vos enfants et votre mari... Décidément, vous ne pouvez donc pas réconcilier votre père et M. le baron?
- Je ne crois pas, dit Sabine, en souriant malgré elle... quoique enfin...
- Les vieux sont si entêtés, reprend très irrespectueusement le chef de gare... Quand ils ont une idée...
- Ils y tiennent, c'est vrai, répond la comtesse.
.......................................................................................................................................................Ils montent en voiture. Le baron, du haut de son phaéton, conduit allègrement ses magnifiques bai-bruns... Sabine, épanouie, les yeux brillants, le visage rose, les lèvres entr'ouvertes, se serre contre lui. Au pas cadencé des chevaux battant la route sèche, des enfants, des femmes, des vieillards s'avancent sur le seuil de leurs portes et crient joyeusement...
- Bon retour, madame la baronne!
Ils vont vers le château, où les attendent leur bonheur jeune et souriant. Avant d'arriver, le baron se tourne vers Sabine et à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu des oiseaux traversant l'espace:
- Et lui? dit-il.
- Lui, répond Sabine. Jamais un reproche! Jamais une allusion. Il me tue avec son respect exagéré et sa tranquillité terrible. Il ne veut pas que la mère de ses fils soit soupçonnée. Tant que nous garderons notre secret, il gardera le sien. Je t'en réponds... La comtesse de Porte-Neuve, un amant! Un faux ménage en province!... Un procès, un scandale, des révélations... Les journaux racontent ma double existence... Allons donc! Le comte accepterait pire encore pour sauver son honneur.
- C'est un homme d'esprit, dit le baron.
- C'est un sage, reprit Sabine. Ah! voici les enfants, cria-t-elle tout à coup, et, sautant à terre, elle courut serrer ses bébés dans ses bras.
Manoel de Grandfort.
La Vie populaire, jeudi 14 mai 1885.