Choses départementales.
Il avait un costume rayé, des pantalons clairs; un chapeau manille rabattu par devant et relevé sur la nuque, à la marseillaise; aux pieds, des souliers de cuir jaune bordé d'une large semelle faite comme un petit trottoir; ce ne pouvait être que Cabassu.
- Eh! Cabassu?...
L'homme du Midi se retourna:
- Toi! Nom de sort, quelle rencontre! Qu'est-ce que l'on disait donc que Paris est grand...
Et soudain, pris d'un besoin de confidence, il se mit à me raconter que sa femme allait bien, lui aussi d'ailleurs; qu'il avait profité d'un train de plaisir* pour venir admirer les illuminations et visiter la capitale; et que, sans l'excessive chaleur, ce sacré Paris, tout de même, serait un agréable séjour.
- Il ne fait donc pas chaud, là-bas?
- Il y fait chaud, sans faire chaud. Là-bas, on est rôti, ici on est bouilli. Moi, je préfère être rôti, parce que j'ai davantage l'habitude.
Le brave homme, en effet, par tous les trous de sa peau brune, suintait comme un alcarazas*. Quand il se fut épongé, nous causâmes.
- Et autrement, comment vont les affaires?
- Pas bien, ou plutôt mal! depuis cette invention des chemins de fer, argent, bêtes et gens, tout file sur Lyon, sur Paris. La misère reste dans nos trous; et, pour comble, le gouvernement ne s'occupe que des grandes villes.
- Pourtant, la récolte...
- Quelle récolte?... D'abord, il n'y a plus de récolte; et si, par hasard, il y en a une, c'est comme s'il n'y en avait point.
- Je croyais que vos amandiers...
- Parfait! parlons des amandiers. En mars, l'année s'annonçait bien. Un temps bleu, des arbres croulant sous le poids des fleurs, et le pays blanc à perte de vue, comme si dans la plaine, le long des coteaux, on avait mis sécher toutes les lessives de la contrée. Puis, un matin, en ouvrant ma porte, je remarque que l'air est frisquet. Il a gelé pendant la nuit. Les fleurs ont au cœur une marque noire. Ça suffit; adieu mes amandes! bien heureux encore qu'il en réchappe quelques-unes pour faire le nougat de Noël.
- Et le blé?...
- Le blé a réussi et les gerbiers sont hauts sur l'aire. Mais voilà: avec ces arrivages de la mer Noire et de l'Amérique, il faut le vendre si bon marché que le paysan perd dessus. Même histoire pour les vers à soie. Ils ont tous monté, ils viennent superbes et leurs cocons s'accrochent si serrés et si drus sous les cabanettes en bruyère, qu'on dirait à chaque brindille la grappe d'un gros raison d'or. Belle avance, puisque le cocon est à donner.
Si encore il y avait du vin!... Dire que, sans être vieux, je me rappelle le temps où, dans les bas quartiers, devant les portes, on voyait tout le long de l'année une table avec une nappe blanche, et dessus un broc et un verre pour les passants qui avaient soif. Maintenant, sur les collines où nos vignes verdoyaient, le caillou seul brille; le propriétaire n'a même plus assez de piquette pour son usage, et le passant, si la soif le brûle, peut s'abreuver à la fontaine.
- Vous devriez faire comme on fait ailleurs: modifier vos cultures, essayer d'un peu d'industrie?
- En fait d'usines, nous avions quelques papeteries dont l'eau des montagnes tournait la roue. Grâce à l'impôt sur le papier, ces papeteries sont ruinées, et beaucoup d'honnêtes travailleurs, peinant de père en fils depuis près d'un siècle, se voient réduits, l'un après l'autre, à mettre la clef sous la porte. L'eau tombe toujours, vaillante et grondante, mais les piles ne marchent plus, et des mousses pendent comme un crêpe aux palettes de la grande roue.
- On vient de le supprimer, cet impôt.
- Vraiment? Mieux vaut tard que jamais, il se fait temps. Mais le papier, ce n'est pas tout. Pour créer des industries, comme pour modifier des cultures, il faudrait des avances? Avec vos taxes, vos frais de justice, le plus clair de l'épargne s'en va aux gens du fisc ou bien aux avocats. A chaque vente, à chaque succession, un morceau leur reste. Aussi, voyez-vous, la terre n'a plus de valeur, et le paysan se dégoûte de la terre. Quelques vieux s'entêtent encore et la cultivent par compassion. Les jeunes partent, vont à la grand'ville, et les quelques qui demeurent finissent par jeter la pioche et par s'établir cafetiers.
- Cafetiers?
- Oui, cafetier! C'est une manie. Tout le monde à présent est cafetier. Il y a au moins un cafetier pour chaque maison de la grand'rue.
- Étrange! et comment font-ils pour vivre?
- Comme personne ne vient les voir, ils s'ennuient, pécaïre! dans leur café; alors, ils vont boire les uns chez les autres, et de cette façon le commerce marche...
Le raisonnement me surprit et me rassura. Evidemment Cabassu grossissait les choses, et la situation de nos provinces ne devait pas être aussi noire qu'il la dépeignait. D'ailleurs, depuis un instant, Cabassu semblait se rassurer lui-même. D'abord mélo-dramatique et sombre, il s'était mis, avec la mobilité d'impression qui caractérise les méridionaux, à rire de l’œil, puis du coin des lèvres, et tout son visage maintenant s'éclairait, d'une joie malicieuse.
- Basta! fit-il, en ce bas monde tout s'arrange. Les bonnes années reviendront, on nous fera des lois meilleures. En attendant, pour cette année, on va s'en tirer tant bien que mal, grâce aux élections.
- Grâce aux élections?
- Parfaitement! Ces élections, dont on s'effraie, valent pour nous autant qu'une grosse récolte. Elles peuvent nous sauver de la ruine en rétablissant l'équilibre économique entre la ville et les champs. Elles doivent... Comprenez-vous? Non, Eh bien, vous allez comprendre.
Par un phénomène inexpliqué, de même que les terrains maigres et secs attirent les vols de sauterelle, de même les départements pauvres semblent attirer les candidats. Par chaque train, il en arrive. On en voit de bleus, de blancs, de rouges, les uns rasés comme des notaires, les autres barbus comme des sapeurs, et tous avec de l'argent plein les poches. Ils logent à l'hôtel, offrent des dîners, louent des voitures et se promènent par bandes dans les villages en fumant des cigares de cinq sous. De cette façon, l'argent roule. Pour trois sièges de députés, nous avons déjà soixante candidats: ça s'annonce bien! Mais il nous faudrait la centaine. Cent candidats dépensant à leur élection quarante mille francs par tête en moyenne, calculez... Voilà de bons et beaux écus qui, au lieu de se perdre à Paris, serviront à fumer nos terres.
Cabassu était de nouveau pensif.
- Le malheur est que les élections n'ont guère lieu que tous les cinq ans, et qu'il faut vivre dans l'intervalle...
Puis revenant à son idée:
- Si vous vous présentiez, eh?... Dans l'intérêt du pays!... Vous auriez des chances; et ça ferait toujours un candidat.
Les yeux de Cabassu, en me regardant, s'illuminaient de convoitise.
Mais Cabassu avait trop parlé. Cabassu avait dit; "Quarante mille francs, c'est un gros chiffre! Après avoir fouillé mes poches, je remerciais Cabassu.
Paul Arène.
La Vie populaire, dimanche 20 septembre 1885.
- Et le blé?...
- Le blé a réussi et les gerbiers sont hauts sur l'aire. Mais voilà: avec ces arrivages de la mer Noire et de l'Amérique, il faut le vendre si bon marché que le paysan perd dessus. Même histoire pour les vers à soie. Ils ont tous monté, ils viennent superbes et leurs cocons s'accrochent si serrés et si drus sous les cabanettes en bruyère, qu'on dirait à chaque brindille la grappe d'un gros raison d'or. Belle avance, puisque le cocon est à donner.
Si encore il y avait du vin!... Dire que, sans être vieux, je me rappelle le temps où, dans les bas quartiers, devant les portes, on voyait tout le long de l'année une table avec une nappe blanche, et dessus un broc et un verre pour les passants qui avaient soif. Maintenant, sur les collines où nos vignes verdoyaient, le caillou seul brille; le propriétaire n'a même plus assez de piquette pour son usage, et le passant, si la soif le brûle, peut s'abreuver à la fontaine.
- Vous devriez faire comme on fait ailleurs: modifier vos cultures, essayer d'un peu d'industrie?
- En fait d'usines, nous avions quelques papeteries dont l'eau des montagnes tournait la roue. Grâce à l'impôt sur le papier, ces papeteries sont ruinées, et beaucoup d'honnêtes travailleurs, peinant de père en fils depuis près d'un siècle, se voient réduits, l'un après l'autre, à mettre la clef sous la porte. L'eau tombe toujours, vaillante et grondante, mais les piles ne marchent plus, et des mousses pendent comme un crêpe aux palettes de la grande roue.
- On vient de le supprimer, cet impôt.
- Vraiment? Mieux vaut tard que jamais, il se fait temps. Mais le papier, ce n'est pas tout. Pour créer des industries, comme pour modifier des cultures, il faudrait des avances? Avec vos taxes, vos frais de justice, le plus clair de l'épargne s'en va aux gens du fisc ou bien aux avocats. A chaque vente, à chaque succession, un morceau leur reste. Aussi, voyez-vous, la terre n'a plus de valeur, et le paysan se dégoûte de la terre. Quelques vieux s'entêtent encore et la cultivent par compassion. Les jeunes partent, vont à la grand'ville, et les quelques qui demeurent finissent par jeter la pioche et par s'établir cafetiers.
- Cafetiers?
- Oui, cafetier! C'est une manie. Tout le monde à présent est cafetier. Il y a au moins un cafetier pour chaque maison de la grand'rue.
- Étrange! et comment font-ils pour vivre?
- Comme personne ne vient les voir, ils s'ennuient, pécaïre! dans leur café; alors, ils vont boire les uns chez les autres, et de cette façon le commerce marche...
Le raisonnement me surprit et me rassura. Evidemment Cabassu grossissait les choses, et la situation de nos provinces ne devait pas être aussi noire qu'il la dépeignait. D'ailleurs, depuis un instant, Cabassu semblait se rassurer lui-même. D'abord mélo-dramatique et sombre, il s'était mis, avec la mobilité d'impression qui caractérise les méridionaux, à rire de l’œil, puis du coin des lèvres, et tout son visage maintenant s'éclairait, d'une joie malicieuse.
- Basta! fit-il, en ce bas monde tout s'arrange. Les bonnes années reviendront, on nous fera des lois meilleures. En attendant, pour cette année, on va s'en tirer tant bien que mal, grâce aux élections.
- Grâce aux élections?
- Parfaitement! Ces élections, dont on s'effraie, valent pour nous autant qu'une grosse récolte. Elles peuvent nous sauver de la ruine en rétablissant l'équilibre économique entre la ville et les champs. Elles doivent... Comprenez-vous? Non, Eh bien, vous allez comprendre.
Par un phénomène inexpliqué, de même que les terrains maigres et secs attirent les vols de sauterelle, de même les départements pauvres semblent attirer les candidats. Par chaque train, il en arrive. On en voit de bleus, de blancs, de rouges, les uns rasés comme des notaires, les autres barbus comme des sapeurs, et tous avec de l'argent plein les poches. Ils logent à l'hôtel, offrent des dîners, louent des voitures et se promènent par bandes dans les villages en fumant des cigares de cinq sous. De cette façon, l'argent roule. Pour trois sièges de députés, nous avons déjà soixante candidats: ça s'annonce bien! Mais il nous faudrait la centaine. Cent candidats dépensant à leur élection quarante mille francs par tête en moyenne, calculez... Voilà de bons et beaux écus qui, au lieu de se perdre à Paris, serviront à fumer nos terres.
Cabassu était de nouveau pensif.
- Le malheur est que les élections n'ont guère lieu que tous les cinq ans, et qu'il faut vivre dans l'intervalle...
Puis revenant à son idée:
- Si vous vous présentiez, eh?... Dans l'intérêt du pays!... Vous auriez des chances; et ça ferait toujours un candidat.
Les yeux de Cabassu, en me regardant, s'illuminaient de convoitise.
Mais Cabassu avait trop parlé. Cabassu avait dit; "Quarante mille francs, c'est un gros chiffre! Après avoir fouillé mes poches, je remerciais Cabassu.
Paul Arène.
La Vie populaire, dimanche 20 septembre 1885.
*Nota de Célestin Mira:
* Train de plaisir:
* Alcarazas:
Boire à l'alcaraza (castillan) ou à la gargoulette (provençal). |