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lundi 29 février 2016

Maris et amants.

Maris et amants.



François 1er, étant devenu amoureux de la femme d'un marchand, comme il alla chez elle la nuit au rendez-vous, il ne fut pas plus tôt devant la porte que le mari, qui en était averti, mit la tête à la fenêtre et se prit à crier de toute sa force: Vive le roi! ce qui le fit retourner au Louvre sur ses pas, en riant de sa démarche.

                                                                ( Mémoires historiques sur les amours des rois de France.)


*****

M. de P*** fut mené, par un de ses amis, chez un peintre de paysage dont la femme était fort jolie. Au bout de huit jours, il y retourna tout seul; mais le mari s'y trouva. Huit jours après, nouvelle visite de sa part, et toujours le mari présent.
"Parbleu, monsieur, lui dit-il à lui-même, pour un peintre de paysage, vous n'allez pas souvent en campagne."

                                                                                                    ( Paris, Versailles et la province au XVIIIe siècle.)


*****

Le comte de Tissard de Rouvres, officier aux gardes-françaises, était un jeune homme aimable, paraissant livré à toute la gaieté, à toute la dissipation de son âge, mais cachant sous ses apparences de légèreté une présence d'esprit qui lui a été fort utile dans des occasions importantes, et des qualités solides qui lui assuraient l'estime et l'attachement de ceux qui le connaissaient plus particulièrement.
Etant dans une petite ville de province, il eut le malheur d'exciter, quoique bien involontairement, la jalousie d'un mari dont la femme, avec d'excellentes mœurs, était cependant très-vive et fort imprudente. Piqué de ce que l'accès de cette maison lui était interdite par l'ombrageux époux, et sachant que la jeune femme, qui rassemblait tous les soirs sa société, aimait autant à veiller que son mari à dormir, il lui prit fantaisie de s'introduire, après souper, au milieu de ce cercle, à la faveur d'une échelle qu'il dressa contre un balcon dont la fenêtre était ouverte. Parvenu aux derniers échelons, il se trouve en face du mari, qui le reconnait et s'écrie:
"Eh bien! monsieur, que faites-vous là?
- Monsieur, répondit-il, fort embarrassé... je me promène."
Cette même femme, qui, sans être attachée plus intimement à M. de Tissard qu'à tout autre, trouvait sa société agréable, et la désirait peut-être d'autant plus qu'on la lui défendait davantage, eut l'étourderie de l'engager à souper avec quelques personnes, un jour que son mari était absent, et n'avait annoncé son retour que pour le lendemain.
Mais ses affaires ayant été terminées plus tôt qu'il ne le comptait, il arriva ce même soir à neuf heures, au moment où l'on venait de se mettre à table. En entendant sa voix, il fallut songer à cacher M. de Tissard, qu'il aurait trouvé fort mauvais de rencontrer chez lui, et que la disposition des appartements ne permettait pas de faire évader. L'un des convives le pousse promptement dans une grande boîte à pendule, que sa taille, quoique très-mince, remplissait entièrement, et on ferme la porte sur lui.
Le mari entre, accueille fort bien la société, annonce qu'il a grand appétit, et qu'il prendra volontiers part au souper. Il demande quelle heure il est, et si la pendule va bien? 
"Oui, oui" dit la femme en frappant deux petits coups sur la boîte qui se trouvait auprès d'elle. M. de Tissard saisit le sens de cet avertissement, et, d'une voix sourde et égale faisant tec... toc... tec... toc..., il imita le bruit du balancier pendant près d'une mortelle heure que l'ennuyeux époux resta à table, et ne fit délivré que lorsque la société se retira dans le salon.


                                                                                                    ( Paris, Versailles et la province au XVIIIe siècle.)

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

dimanche 28 février 2016

Le turfiste de Saint-Ouen.

Le turfiste de Saint-Ouen.

Saint-Ouen, champ de courses récemment inventé. Au nord de Paris. Chemin pittoresque mais peu distingué. la rue de Clichy, l'avenue idem, l'avenue de Saint-Ouen et la route de Saint-Denis. Pas d'ombre, beaucoup de poussière. Peu de voitures, sauf des camions et des tapissières démodées.
Public spécial. Rien de Longchamp, ni de Chantilly, ni de Vincennes, ni d'Auteuil, ni même de Saint-Germain.
Le turfiste de Saint-Ouen est jeune et semble appartenir aux classes démocratiques, va en fiacre et se carre sur les coussins, de façon à faire croire qu'il n'y est pas habitué. Un peu moins bien habillé que le cocher, quoique avec prétention. Quand il fait beau, chapeau de paille avec la compresse en moire blanche. Jaquette à un bouton, grise ou jaune, sortant d'un magasin de confection. La figure est pâle, fatiguée. On sent que le turfiste de Saint-Ouen est convaincu. Il attend le paiement de son fiacre d'un pari heureux.




Souvent le turfiste est flanqué d'une compagne. Celle-ci est laide. Habillée avec prétention, très étendue dans le fiacre. Madame va aux courses. Quelques-unes en cheveux. Ce sont celles qui ont manqué l'omnibus.
Quand il pleut le turfiste porte un feutre ultra mou. Il a un caoutchouc velouté. Plus d'un a des bottes sur un pantalon de cheval, pour faire croire à l'existence d'un pur sang ou même d'un demi-sang. Il y a des élégants qui portent un monocle sur l’œil gauche. C'est le dernier mot du v'lan de Saint-Ouen.




Le turfiste passe à deux heures rue de Clichy, au galop. Les omnibus se rangent et les bonnes du quartier s'arrêtent sur les trottoirs pour voir passer les heureux du jour. A deux heures et demie, on arrive à Saint Ouen. Jeu, fièvre, gains et désespoirs. Il se fait là des différences de trente-six francs en moins d'une journée. Le retour des courses est foudroyant. On le sait, et vers quatre heures, les Batignolles sont en émoi. Le père Lathuille vomit une foule curieuse de voir revenir les Saint-Ouen's sportsmen and gentlemen riders. Les bancs de l'avenue de Clichy sont bondés de tout le high life du boulevard extérieur.
Soudain une bombe éclate. C'est la file de voiture qui descend des Batignolles avec une vertigineuse rapidité. Tous les huit-ressorts de la Compagnie des Petites-Voitures, les coupés de Camille et les victorias de l'Urbaine ébranlent le pavé et croisent les tramways, étonnés de ce luxe et de ce fracas. Il y a , parmi ceux qui reviennent, des figures radieuses; il y a des visages sombres sur lesquels on lit la culotte, la grande culotte.




Dans la rue de Clichy, les bons bourgeois sont aux fenêtres, flattés que les courses traversent enfin leur paisible quartier. Il n'y a donc pas que les Champs-Elysées.
Quand il n'y a pas de course à Saint-Ouen, le turfiste se ménage. Il parie en chambre et se contente d'aller pédestrement guetter les dépêches à la porte des salles spéciales que certains journaux ont ouvertes pour renseigner le public.
Le turfiste de Saint-Ouen n'a pas d'autre métier. Il était autrefois garçon de café, petit commis, buveur de bocks, candidat à une sous-préfecture. Il végétait. Maintenant il vit la grande vie, relativement. Longchamp lui est fermé. Auteuil trop chic. Vincennes raffiné. Saint-Germain devient élégant. Saint-Ouen est demeuré champêtre, et le turfiste, qui le hante, bénit ceux qui lui ont fait ce loisir lucratif.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, job et Frick, à la librairie illustrée, 1887.

Maris.

Maris.

On lit sur la pierre tumulaire d'une défunte épouse, cette touchante plainte du veuf inconsolable:
"Mes larmes ne la ressusciteront pas, c'est pourquoi je pleure."

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

samedi 27 février 2016

Annam, Cochinchine et Tonkin.

Une conférence de M. Brau de Saint-Pol Lias.

M. Brau de Saint-Pol Lias a fait récemment, sous les auspices de la Société de géographie de Tours, une très intéressante conférence au cirque de la Touraine de cette ville, sur son voyage au Tonkin, dans l'Annam, la Cochinchine et le Cambodge, et dans laquelle nous choisirons quelques passages typiques.
Après l'agréable constatation de ce fait que Saïgon a déjà pris un air plus français que Singapour et Batavia n'ont l'aspect anglais et hollandais, l'éminent explorateur aborde la description de la faune de l'Annam.
"Le type annamite, dit-il, n'est pas beau. L'homme, auquel la barbe ne pousse que dans un âge avancé, se distingue à peine de la femme. Tous les deux, ils portent les cheveux longs, relevés en chignon sur le dessus de la tête; leurs vêtements se composent de robes ou tuniques et de pantalons de soie, à l'exception des bijoux, dont se pare seule la femme, leur costume ne diffère que par la façon de leur chaussure et du chapeau. Tandis que, en France, la mode varie de la chaussure à bouts carrés ou ronds à la chaussure à bouts pointus, ces deux modes existent simultanément en Cochinchine: l'homme porte le soulier à bouts ronds, la femme le soulier à bouts pointus. Le chapeau de l'homme est haut et conique, celui de la femme est plat, ressemblant assez à un fromage de gruyère. Le diamètre de ces chapeaux est d'environ 75 centimètres: les bords en sont rabattus et ils sont ornés d'une longue bride de soie qui descend jusqu'à la ceinture. Avec de pareils chapeaux, l'ombrelle, on le comprend, est un objet tout à fait inutile.
Les fauves sont nombreux et hardis en Cochinchine, ajoute l'éminent conférencier. Un tigre est, un jour, entré dans le bureau télégraphique du cap Saint-Jacques et l'employé qui, heureusement, avait une carabine à portée de la main, n'eut que le temps de se débarrasser de ce singulier expéditeur de dépêches. Un autre tigre, ayant forcé la paroi d'une paillote, tomba au milieu d'une famille de six personnes. Mais le visiteur, aussi étonné que ceux auxquels arrivait cette visite inattendue, repartit immédiatement par la même ouverture."
Nous passons le Cambodge, sur lequel il y a peu de choses à apprendre maintenant, et nous suivrons M. Brau de Saint-Pol Lias un peu plus loin, c'est à dire au Tonkin.
"La population du Delta est très dense, dit-il, c'est là que se sont accumulés pendant de longues années, et surtout dans les derniers temps, tous les habitants des territoires vastes et infertiles qui l'entourent. Les villes et villages se succèdent sans interruption le long des routes et des cours d'eau qui constituent parfois des agglomérations considérables. Le Tonkinois est plus industrieux que le Cochinchinois; il a aussi l'extérieur plus agréable. Le vêtement pour les deux sexes se compose d'un vaste pantalon et d'une tunique plus ou moins longue, à larges manches, boutonnée et croisée par devant. L'homme ne fait pas de commerce; il est cultivateur ou artisan. La femme est plus active, plus laborieuse, plus sérieuse et plus intelligente que l'homme; c'est elle qui traite les affaires. L'on peut dire que, à l'exemple de beaucoup de dames françaises, la femme tonkinoise, au figuré (comme aussi au propre), "porte la culotte..."
L'homme, au Tonkin, ne manque cependant pas d'intelligence. M. Brau de Saint-Pol Lias a vu des tirailleurs qui, après trois jours d'exercice et sans savoir un mot de notre langue, connaissaient le nom de toutes les pièces de leur arme, la démontant et la remontant très adroitement. Ils sont courageux et ils constitueront promptement une milice qui nous rendra, sans doute, les plus grands services.
Le Tonkinois du delta est patient, doux et inoffensif. Qu'un mandarin, passant dans la rue rencontre une figure qui ne lui convienne pas, il ordonne aux gens de sa suite d'infliger au misérable un certain nombre de coups de roye. Le patient est immédiatement étendu à terre, fustigé, et, quand il a reçu le nombre de coups auquel l'a condamné le bon vouloir de son maître, il se relève et va remercier le mandarin de ne pas lui en avoir fait distribué davantage. Il est pénible de l'avouer pour l'honneur de l'humanité: le roye, pour le moment, est, chez les peuples primitifs, un instrument dont on ne pourrait se passer. Dans les maisons européennes où la domesticité est nombreuse, l'on arrive à faire faire bon ménage à tous ces gens qu'en les frappant soi-même du roye ou en les faisant s'en administrer des roulées à tout de rôle.
Mais si, cependant, on y parvient par ce moyen, il ne faut pas encore trop en médire.

Journal des Voyages, dimanche 12 septembre 1886.

vendredi 26 février 2016

Mission au Yacatan.

Mission au Yucatan.

M. Désiré Charnay a entretenu la Société de géographie de la mission dont il a été chargé dans le Yucatan, pour y prendre des moulages des bas-reliefs qu'il supposait devoir exister, et qu'il n'a pas trouvés, dans certains monuments. Il a seulement rapporté six à huit mètres carrés d'estampages exécutés à Uxmal. De là il est venu vers Coba.
Les Indiens soulevés, et en guerre avec les blancs depuis 1848, venaient d'envahir la province et, selon leur usage, y pratiquaient une guerre d'extermination. Dans l'impossibilité d'avancer, notre compatriote se mit en devoir de regagner la côte et, chemin faisant, découvrit les ruines d'une cité inconnue que les gens du pays appellent dans leur langue d'un nom qui signifie: "la ville du Tigre noir"
M. Charnay arriva à Campêche et, à huit heures au nord, découvrit un cimetière ancien où il opéra des fouilles très fructueuses, dont il fera connaître ultérieurement les résultats. Plusieurs caisses, remplies des objets de toute sorte qu'il a exhumés en cet endroit, sont déposés présentement dans les magasins du musée du Trocadéro.

Journal des Voyages et des aventures de terre et mer, dimanche 5 septembre 1886.

Le premier prix.

Le premier prix.

Il ou Elle est l'espoir de son professeur, du Conservatoire et de l'Opéra. Il ou Elle a été choyé, dorloté, encouragé, pistonné en vue du premier prix. Le concours a eu lieu. Le jury a été attentif; il s'est ému, il s'est emballé; Il ou Elle a obtenu le numéro un. Fête sur toute la ligne. Embrassades, compliments, visites: "Vous serez Malibran, Duprez, Lablache ou Patti! Il y a un million dans ce gosier-là. Il ne s'agit plus que l'en faire sortir."





Le rouge-gorge se rengorge. Il ou Elle attend un bel engagement. Les journaux ont déjà chanté son nom et annoncé sa bienvenue. Les directeurs vont bientôt sonner à sa porte. Cependant les jours se passent et la sonnette reste immobile.
Enfin des offres sont faites; cinq mille francs la première année, six mille la deuxième, sept mille la troisième. Pas plus? Non, non. Et encore est-ce à la sollicitation de tel ou tel gros bonnet du ministère ou de la société parisienne. Qu'importe, il faut débuter, réussir, triompher. Après on exigera d'autres conditions. Les débuts sont annoncés, ils ont lieu.




La presse est froide, le public indifférent, le directeur s'aperçoit que son premier prix ne fait pas le sou, il le fourre dans les reprises perdues du répertoire.
De colère, le premier prix déchire son engagement et va à Bruxelles. On parle d'Il ou Elle dans les journaux comme coup de tête, pas comme artiste. Les années sonnent, on se décourage.
"Puisque l'Opéra ne veut pas de moi, puisque l'Opéra-comique me repousse, je serai la reine de l'opérette et je les narguerai tous."
En effet, le premier prix débute aux Menus-Plaisirs dans un joyeux vaudeville où les trilles et les gargouillades font long feu. C'est désolant. M. Ambroise Thomas lui avait pourtant dit qu'il enfoncerait la Krauss, et M. Ambroise Thomas ne peut pas se tromper.




Dix ans plus tard, le premier prix chante des romances sentimentales à l'Eden d'Abbeville ou au casino des Sables d'Olonne, et où les abonnés ne sont pas contents.
Elle a beau mettre sur ses cartes: "Premier prix du Conservatoire" le public n'en éprouve qu'un découragement plus profond.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et frick, à la Librairie illustrée, 1887.

Maigreur.

Maigreur.

Voltaire, comme on sait, était à la fin de sa vie d'une maigreur extrême. Il aimait beaucoup un jeune aiglon qui était enchaîné dans la cour de son château de Ferney. Un jour, l'aiglon se battit contre deux coqs et fut grièvement blessé...
Voltaire avait une servante nommée Madeleine, chargée de se trouver tous les jours à son réveil. La première question que son maître lui faisait, depuis le fâcheux événement, c'était:
"Comment va mon aiglon?
- Bien doucement, monsieur, bien doucement!"
Un jour Madeleine dit, d'un air riant:
"Ah! monsieur, l'aiglon n'est plus malade.
- Il est guéri! ah! ma bonne! quel bonheur!
- Non, monsieur, il est mort!
- Mort! mon aiglon est mort, et vous m'annoncez cette nouvelle en riant!
- Ma foi, monsieur, il était si maigre! il vaut mieux qu'il soit mort.
- Comment maigre! et parce que je suis maigre, faut-il aussi que je meure! Parce que vous êtes grasse, croyez-vous qu'il n'y ait que les gens gras qui ont droit à la vie. Sortez, sortez d'ici.
Madame Denis accourt aux cris de son oncle, et lui demande le sujet de son emportement. Il le lui raconte en murmurant toujours:
"Maigre! maigre!Il faut donc me tuer, moi?"
Il exige que madeleine soit renvoyée. La complaisante nièce feint d'obéir, et ordonne à Madeleine de se tenir cachée dans quelque coin du château.
Ce ne fut qu'au bout de deux mois que Voltaire demanda de ses nouvelles:
"Elle est bien malheureuse, lui fit madame Denis. Elle n'a pu trouver à se placer à Genève, dès qu'on a su qu'elle avait été renvoyé du château de Ferney.
- C'est sa faute: pourquoi rire de la mort de mon aiglon, parce qu'il était maigre? Cependant, il ne faut pas qu'elle meure de faim: faites-là revenir; mais qu'elle ne se présente jamais devant moi;
- Non, mon oncle."
Voilà donc Madeleine  sortant de sa cachette, mais évitant soigneusement la rencontre de son maître. Un jour cependant, Voltaire, sortant de table, se trouve face à face avec elle. Madeleine, interdite, rougit, baisse les yeux, veut balbutier quelques excuses:
"Ne parlons plus de cela, Madeleine, mais au moins souvenez-vous qu'il ne faut pas tuer tout ce qui est maigre."

                                                                                                      (Courr. des Spect., an XIII)

Dictionnaire encyclopédique des anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

jeudi 25 février 2016

Magistrat complaisant.

Magistrat complaisant.

Un femme d'un rang honnête fait demander à M. Lenoir, lieutenant-général de police, une audience particulière. Introduite dans le cabinet du magistrat, elle se jette toute en larmes à ses pieds, et lui expose sa situation.
Mariée à un homme jaloux, emporté, et capable de tous les excès, elle se trouve dans le cas d'éprouver les plus justes effets de son ressentiment. Il est absent depuis plus d'un an, et doit revenir sous peu de jours: elle est enceinte et près d'accoucher.
Le désespoir de cette malheureuse femme rendait toutes remontrances inutiles. Il s'agissait de la secourir, et d'épargner à son mari un crime affreux. M. Lenoir accueille la coupable avec bonté, avec commisération, convient de la nécessité de cacher une faute dont elle montre le plus amer repentir, et lui propose de se rendre en secret dans le faubourg Saint-Antoine chez une sage-femme qui, à sa recommandation, aura le plus grand soin d'elle, et où elle sera d'autant plus en sûreté que les commissaires de police ont seuls le droit d'entrer dans ces sortes de maisons, en grand costume, et en se faisant accompagner de la garde.
La proposition est acceptée avec une vive reconnaissance. Cette femme retourne chez elle, prétexte devant ses domestiques un voyage dans une campagne qu'elle ne nomme point, et où elle n'a besoin de personne pour l'accompagner. Elle donne ses ordres pour le temps de son absence, monte dans un carrosse de place, en change plusieurs fois en chemin, pour dérouter les surveillants, et parvient, avec le plus grand mystère, à sa destination.
Peu après le mari arrive; il est fort étonné de l'absence de sa femme, qu'il croyait prévenue de son retour, et plus encore de l'ignorance de ses gens sur l'endroit où elle a été. Après quelques jours d'informations et de recherches infructueuses, il se rend à la police, fait part à M. Lenoir de ses inquiétudes, et le prie d'employer tous ses moyens pour les faire cesser. Ce magistrat demande la liste exacte et l'adresse de toutes les connaissances du mari et de la femme dans Paris, et promet de rendre réponse dans quelques jours.
Ce laps de temps écoulé, il annonce qu'il n'a fait encore aucune découverte, et qu'il serait nécessaire d'avoir l'adresse des campagnes ou provinces voisines où elle pourrait s'être retirée. Les renseignements les plus détaillés sont aussitôt fournis; mais ces nouvelles recherches exigeaient de plus grands délais, et c'était tout ce que désirait M. Lenoir, pour donner à la malheureuse femme le temps de se rétablir.
Cependant le mari ne s'en rapportait pas tellement aux soins de la police, qu'il ne fit de son côté toutes les démarches possible pour découvrir le séjour de sa femme. Il était secondé par un valet fort intelligent, qui, à force de recherches, parvint à soupçonner la vérité et en fit part à son maître.
A peine cette indiscrétion eut-elle été commise, que M. Lenoir en fut informé par les espions qu'il avait placés dans cette maison. Il se fait amener le domestique, l'interroge sur les moyens qu'il a eus de faire cette découverte, paraît la regarder comme invraisemblable, et lui dit que si elle se trouvait réelle, ce serait un très-grand malheur, puisque la femme ne manquerait pas d'être victime de la violence de son mari.
"Au surplus, ajouta-t-il, ce serait sur vous-même, comme premier auteur et complice de ces désastres, qu'en retomberait la punition; et la plus douce qu'on pourrait vous infliger serait votre réclusion perpétuelle à Bicêtre. Vous pouvez, au contraire, éviter toutes les horreurs que j'entrevois, par une conduite très-simple, et dont vous serez amplement récompensé. Il ne s'agit que de garder la plus grande discrétion sur la conversation que j'ai eu avec vous, de continuer à servir fidèlement votre maître, et de m'avertir exactement de toutes ses démarches, ainsi que du parti qu'il prendra relativement à l'avis que vous lui avez donné. Décidez-vous, et songez que vous ne pouvez échapper à ma vigilance."
Il n'y avait pas à balancer sur le choix; et le pauvre domestique, également intimidé par les menaces dont il sentait toute la justice, et attiré par l'espoir d'une récompense facile à obtenir, n'hésita pas à compromettre la plus grande exactitude dans le devoir qu'on lui prescrivait.
Deux jours après, à dix heures du matin, il vint avertir M. Lenoir que le projet de son maître était de se déguiser le soir même en commissaire de police, de requérir la garde à la tombée du jour, d'aller faire une visite dans toute la maison de la sage-femme, et qu'il l'avait destiné à jouer le rôle du clerc de sa suite.
Aussitôt le magistrat fait appeler le commissaire Chenon, qui avait toute sa confiance. Il le charge de se tenir en embuscade, à quelque pas du corps de garde,  pour arrêter un faux commissaire qui s'y présentera le soir, et lui amener dans son déguisement. En même temps, il écrit à la femme, qui se trouvait parfaitement rétablie, lui fait part de tout ce qui s'était passé, et lui recommande d'être rendue chez elle à sept heures du soir; mais d'avoir soin de lui adresser sur le champ une lettre des environs de Rouen, où il savait qu'elle avait une amie intime sur la discrétion de laquelle elle pouvait entièrement compter; lettre par laquelle, assurant qu'elle ignorait le retour de son mari, elle remerciait le lieutenant général de police des soins qu'il avait pris pour l'en avertir, et annonçait qu'elle arriverait le jour même dans son domicile. La lettre fut écrite aussitôt, et M. Lenoir l'envoya à la poste pour y faire mettre le timbre de Rouen.
Cependant le mari ne manqua pas de se rendre, avant sept heures du soir, au corps de garde du faubourg Saint-Antoine, revêtu d'une grande robe, d'une perruque magistrale, avec un bonnet carré, et accompagné de son prétendu clerc. Il requiert une escouade pour marcher avec lui; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que le commissaire Chenon sort d'une allée, arrête la garde, et demande quel est le motif de cette démarche. Le mari, qui avait bien étudié son rôle, se présente hardiment, dit qu'il est le commissaire du faubourg Saint-Jacques, et que des ordres supérieurs l'obligent à aller faire une visite dans la maison d'une sage-femme de ce quartier.
"Vous, le commissaire du faubourg Saint-Jacques! réplique Chenon, vous en imposez: c'est un ami; je le quitte à l'instant. Qu'on arrête cet homme."
A ces mots, le malheureux se déconcerte; il balbutie, avoue sa faute, veut séduire à prix d'argent le commissaire, qui se trouve incorruptible, et demande pour dernière grâce de ne pas paraître dans son déguisement en présence du lieutenant général de police, dont il est connu; mais il ne peut rien obtenir. Il est mené ainsi, bien accompagné, chez M. Lenoir, qui, après avoir pris pour la forme et devant lui des informations dont il n'avait pas besoin, le fait entrer dans son cabinet, et là lui reproche amèrement l'infamie du rôle dans lequel il a été surpris, lui en développe toutes les conséquences, l'effraye vivement sur la punition qu'il mérite, et finit par lui dire que, ne pouvant attribuer à un tel égarement qu'à un excès de jalousie, il veut bien le lui pardonner et lui démontrer en même temps combien il est coupable, surtout envers sa femme, qui, sans doute, n'ayant pas reçu sa lettre, ignorait son arrivée, et s'étant mise en route au premier avis qu'elle avait eu, devait en ce moment être arrivée chez elle. Pour ne lui laisser aucun doute, il lui met sous le nez la lettre qu'il s'est fait adresser, et dont l'écriture, la date et le timbre, font également foi. 
Le pauvre mari, pénétré de l'innocence de sa femme, honteux d'avoir pu la soupçonner, confondu de la bonté du magistrat, retourne chez lui plein de reconnaissance, y retrouve, en effet, celle qu'il cherchait avec tant de sollicitude, et tous les deux viennent ensemble le lendemain remercier M. Lenoir.

                                                                                 (Paris, Versailles, les provinces au XVIIIe siècle)

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Le voyageur de la ligne de Sceaux.

Le voyageur de la ligne de Sceaux.

C'est un homme tout rond, comme la ligne qu'il parcourt. Il est forcément philosophe, parce qu'il faut de la philosophie pour s'en aller aux environs de Paris par une gare située en province. Il est en même temps pastoral, parce que les stations de ce railway lointain appartient plutôt aux bergeries du XVIIIe siècle qu'aux séjours fréquentés par les vrais parisiens des boulevards.
Le voyageur de la ligne de Sceaux a peut-être un veston, une jaquette, un petit melon sur la tête, mais il mérite d'être habillé en costume de Watteau, et sa canne ressemble à une houlette.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'est pas pressé. Il a été doué par la Providence d'une grande dose de patience, d'abnégation et de longanimité. Il sait d'avance qu'il faudra indiquer à son cocher le chemin de la gare. 



Quand par hasard il est pressé, il prend ses précautions et part la veille.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'est pas un moderne. Il lit et relit sans cesse Florian, Mme de Staël et Mme Deshoulières.
Homme fort, il ne craint ni les cahots, ni les secousses. Il se tasse dans son wagon et connait l'art d'éviter les tamponnements. Il ne s'étonne pas, quand il monte dans le train, de faire un long trajet pour se retrouver au même point, et s'il déraille ou si la voiture qui le porte se défonce, il murmure avec un sourire angélique; "Je le savais, je n'ai que ce que je mérite."
A la gare du départ, il embrasse sa famille et pleure en étreignant ses enfants: car il ignore s'il les reverra. Il sait vaguement qu'il part, mais il ne peut pas savoir s'il arrivera.




Le temps n'existe pas pour lui. Il n'en a point souci. Ce qui va vite lui paraît ridicule et ce qui va droit lui paraît excessivement long. Le voyageur de la ligne de Sceaux ne sera jamais un géomètre.
Le voyageur de la ligne de Sceaux n'a qu'une excuse, c'est d'être actionnaire de la Compagnie.
Quand le voyageur de la ligne de Sceaux arrive chez lui, il fait deux fois le tour de sa pelouse. ce mouvement lui sert de transition entre le voyage qu'il vient d'accomplir et la vie réelle.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

Loterie matrimoniale à Sparte.

Loterie matrimoniale à Sparte.

Il y avait à Lacédémone une grande salle obscure où l'on enfermait les jeunes filles qu'il fallait marier; ensuite on y introduisait les jeunes gens qui n'avaient pas encore d'épouse: celle que chacun prenait, sans choix, dans cette obscurité, devenait la sienne, et sans dot.
Lysandre ayant abandonné celle qu'il avait prise ainsi, pour en épouser une plus belle, fut condamner à une amende.

                                                                                                                (Athénée)

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Liberté.

Liberté.

Au moment de la révolution de Juillet, je passais sur le pont Royal, fort affligé des nouveaux événements. Un des vainqueurs, à mine rébarbative, passait aussi, et je le vois s'approcher de moi avec une contenance des plus hostiles.
Chacun pour sa sûreté, portait alors des flots de ruban tricolore. Moi, je n'étais orné que de ma petite décoration de la Légion d'honneur, qui ne pouvait me servir de défense, et mon interlocuteur sans-culotte me le fis bien voir.
"Halte-là!, me dit-il. Citoyen, pourquoi n'as-tu pas sur ton habit le signe de la liberté?"
Sans me déconcerter, je le regarde, et je lui réponds en riant:
"Citoyen, c'est pour prouver que je suis libre."

                                                                                                           Charles Brifaut.
                                                                                                    (Passe-temps d'un reclus.)

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

mercredi 24 février 2016

Leçon naïve.

Leçon naïve.

Mlle Sublet, femme de chambre de la reine Marie Leckzinska, avait pour habitude de se coucher à sept heures et demie du soir. Heureusement que la reine ne faisait jamais de seconde toilette. Nous faisions quelquefois la partie de plaisir d'aller surprendre Mlle Sublet dans son établissement nocturne.
C'était certainement bien la plus familière et la plus étrange personne qui ait jamais été chargée d'attacher des pompons sur une tête couronnée.
Le roi Louis XV, qui ne demandait pas mieux que de faire des enfantillages, nous dit un beau soir: 
"Allons donc contempler Mlle Sublet.
- Vous la trouverez, lui dit la reine, avec un buste de Votre Majesté qu'elle a fait portraire en sucre d'orge.
- Voilà qui va le mieux du monde, et nous allons le manger, " répondit-il.
La reine me pousse dans cette chambre, et je m'écrie:
"Sublet, le roi m'envoie pour vous demander si vous n'avez pas attrapé un coup de soleil en vous déshabillant pour vous coucher?
- Quelle heure est-il donc? Est-ce que le roi va rester cette nuit auprès de la reine?" me dit cette bonne fille en se mettant sur son séant avec un sursaut de jubilation.
Le roi, qui était derrière moi, se tenait à moi par la pointe de ma manchette, et je répondis à Mlle Sublet avec assez d'embarras, qu'il était neuf heures sonnées, mais que je n'avais rien à répondre au surplus.
- Imaginez, reprit-elle, en faisant le signe de la croix, imaginez que le roi n'a pas couché céans depuis plus de six semaines.
- Mais, Sublet, repris-je, en m'empressant de l'interrompre, qu'est-ce donc que cette petite chapelle sur votre commode?
- C'est un portrait du roi, notre maître, avec toute sorte de petites choses, entre deux flambeaux garnis de leurs bougies, comme vous voyez, couleur de soie et chaperonnées à la sultane en soie parfumée. J'y mettais autrefois des bouquets superbes; mais, par ma foi, je suis trop en colère contre lui!... Je lui avais mis à l'automne passé deux pommes d'api tout à côté de son petit buste, mais le les ai retirées, je les ai fait manger à la petite Marchais, à cause de ce cordon bleu de Marigny,..."
J'étais sur les épines, ainsi qu'il est aisé de le penser.
"- Vous voyer bien cette belle orange, n'est-ce pas? Une orange que j'avais prise au grand buffet pour la mettre devant lui? Eh bien, dit-elle encore avec une expression de ressentiment passionné, je finirai par la manger à son nez et à sa barbe! Je te la mangerai ton orange!" poursuivit-elle en apostrophant le roi de sucre d'orge, et en serrant les dents et gesticulant à poings fermés...
Elle était si transportée d'exaspération, que je m'attendais à l'entendre nommer certain masque femelle, et que je me retournai précipitamment du côté de Leurs Majestés, qui m'avaient déjà devancée dans la chambre de parade, où je retrouvais la pauvre reine avec les yeux rouges et le cœur bien oppressé.
Le roi nous parut singulièrement triste, mais sans aucun air d'irritation.
"- Je vous demanderai la permission de me retirer dans mon oratoire, attendu que je voudrais communier demain matin." lui dit la reine avec un air de douceur ineffable...
Le roi lui baisa la main, qu'il appliqua sur son cœur en la regardant d'un œil attendri; il eut soin d'ajouter qu'il ne manquerait pas  de venir le lendemain souper chez elle, et puis il se rendit auprès de Mme de Pompadour, qui logeait au château depuis trois mois déjà.

                                                                                         (Souvenirs de la marquise de Créqui.)

Dictionnaire Encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Le pompier de théâtre.

Le pompier de théâtre.

Le pompier a été souvent décrit par les physiologistes. On l'a montré brave et audacieux, risquant sa vie pour arracher aux flammes des familles entières, et mourant magnifiquement au champ d'honneur, esclave naïf et dévoué de son devoir. Fort heureusement, il y a des compensations à cette existence d'héroïsme obscur.
Il y a le théâtre. Chaque soir, un certain nombre de pompiers sont délégués pour surveiller le luminaire des théâtres; et comme leur besogne est très facilitée par les précautions que l'on prend dans ces établissements publics, le pompier a des loisirs qui lui sont doux.




Dès le lever du rideau, le pompier se juche dans le maigre intervalle qui sépare la rampe su manteau d'Arlequin. On le voit, assis sur un escabeau, l’œil allumé, la bouche entr'ouverte, le corps à demi penché, riant ou pleurant, selon la pièce à laquelle il assiste et suivant avec intérêt les péripéties du drame ou de la comédie qui se joue devant lui. Il admire tout et il est bousculé par tout le monde. Pendant l'entr'acte, il regarde les machinistes poser les décors, et contemple avec une naïve extase les jeunes actrices, qui, prêtes avant l'heure, viennent examiner le public par le trou de la toile.




Ils sont bons comme le bon pain, et complaisants comme des nourrices. C'est une joie pour eux quand l'ingénue ou la grande coquette leur adresse la parole et leur dit: "Sapeur, donnez-moi votre chaise, en attendant mon entrée." A ce moment, il n'y a plus ni rampe, ni herse, ni lampe, ni portants, ni traînée de lumière! Il y a un homme en casque, placé entre un devoir de surveillance active et la distraction que lui cause le spectacle d'une nuées de jolies femmes en costumes grecs. Parfois un officier arrive à l'inspection. Il va gourmander le sapeur ému, mais une coryphée à la prunelle incendiaire intervient auprès du capitaine et l'implore en faveur du pompier dévoyé, et le capitaine pardonne, et le capitaine oublie lui-même qu'il est capitaine pour devenir un homme du monde et un homme galant.




Entendre rire le pompier, c'est pour un auteur le signe infaillible du succès. Quand, à la répétition, un pompier passe sa tête dans le rideau d'avant-scène et suit l'action les yeux écarquillés, c'est que la situation est bonne et portera. Cependant, il faut établir une différence entre le sapeur de droite et le sapeur de gauche. Le premier est généralement plus sérieux que le second. Déplacez-les, vous obtiendrez un résultat identique. j'ai observé cette nuance sans pouvoir me l'expliquer.
Le pompier aime généralement la musique. Il préfère l'Opéra et l'Opéra-Comique aux Bouffes et aux Variétés; mais il aime mieux les Bouffes et les Variétés que le Vaudeville et l'Ambigu. Cela tient à ce que le pompier, dérangé par son service, ne peut pas suivre une pièce dramatique jusqu'au bout. Il perd le fil. Tandis que la musique n'exige pas une attention tout à fait soutenue. Il suffit au pompier d'être là au commencement d'un air pour le déguster jusqu'au bout.
Il était nécessaire de tracer à grands traits le pompier de théâtre, destiné à disparaître quand l'électricité aura prochainement remplace le gaz et l'huile dans les théâtres parisiens. Dans dix ans, mettons vingt au plus, le pompier de théâtre ne sera plus qu'un mythe. On ne s'en souviendra que comme d'un rêve; et quand on verra son portrait, on le considérera comme un Spartacus, un peu plus habillé que celui des Tuileries.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

mardi 23 février 2016

Lenteur de travail.

Lenteur de travail.

Il fallait du temps à Malherbe pour mettre une pièce en état de paraître.
On dit qu'il fut trois ans à faire l'Ode, pour le premier président de Verdun, sur la mort de sa femme, et que le président était remarié avant que Malherbe lui eût donné ces vers. (1)

(1) Suivant Balzac, en une de ses lettres, Malherbe prétendait que quand on avait fait cent vers ou deux feuillets de prose, il fallait se reposer dix ans. Il dit aussi que le bonhomme barbouilla une demi-rame de papier pour corriger une seule stance.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Légion d'honneur.

Légion d'honneur.

La première distribution de croix de la légion d'honneur eut lieu le 14 juillet 1804.
C'était le moment des œillets rouges; des jeunes gens en mirent à leur boutonnière, et reçurent ainsi à distance les honneurs militaires par des factionnaires un peu myopes. Napoléon, instruit des railleries qui en résultaient et du mécontentement des soldats, ordonna au ministre de la police de prendre à l'égard de ces insolents les mesures les plus sévères. 
Fouché répondit: "Certainement, ces jeunes gens méritent d'être châtiés; mais je les attends à l'automne qui va arriver."
Cette saillie spirituelle désarma le maître, et bientôt il ne fut plus question des œillets protestants; mais on n'arrêta pas aussi facilement les sarcasmes et les prétendus bons mots. 
Ainsi, au printemps de 1805, le général Moreau donnait un dîner; il fit venir son cuisinier et lui dit en présence de ses convives:
"Michel, je suis content de ton dîner; tu t'es vraiment distingué: je veux te donner une casserole d'honneur!..."
Madame de Staël n'épargna pas non plus les épigrammes:
"Vous êtes des honorés!" disait-elle le lendemain d'une grande promotion à ceux de ses amis qui y avaient été compris. 
Lafayette refusa la décoration en la qualifiant de ridicule. Népomucène Lemercier, Ducis et Delile ne l'acceptèrent pas.

                                                                                                                   Steenackers.
                                                                                                   (Histoire des ordres de chevalerie.)

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, Librairie Firmin-Didot, 1876.

Le public de l'Académie.

Le public de l'Académie.


Le public qui va aux séances de l'Académie est tout à fait spécial. Il se compose de quelques hommes et de beaucoup de femmes. L'homme est généralement maigre, compassé, très serré dans sa redingote, chauve et porteur de favoris élégiaques. 



Il est abonné à la Revue des deux Mondes, aux Débats, et il achète le Temps, pour le déguster avant son dîner. Il a assisté depuis dix ans à toutes les réceptions académiques et collectionne les discours, qu'il compare entre eux. Il est classique et estime infiniment plus M. Mézières que M. Augier et M. de Noailles que M. Sardou. Pour lui, l'Académie s'est fortement républicanisée depuis un quart de siècle.
L'homme qui assiste aux réceptions appartient à la classe des bourgeois prétentieux. Il aime la rhétorique sans l'avoir jamais pratiquée, et il se réjouit quand il entend une période bien ronflante, semée de virgules et de points et virgules, criblée d'incidence, accidentée d'adjectifs et hérissés de subjonctifs. Pour un peu, il jugerait de la valeur d'une phrase à sa longueur. C'est un prud'homme universitaire, dédaigneux comme Trissotin, et pareil à ce tambour-major auquel on demandait: "Avez-vous mangé des huîtres?..." et qui répondit: "Approximativement." Notre homme est un académicien approximatif.




Les spectateurs de l'Académie ne sourient pas aux passages intéressants d'un discours, ils gloussent. Ils ne se saluent pas entre eux, ils se ploient. Ils ne se donnent pas le bonjour, ils le scandent.
Quant à la femme de cette espèce de Chateaubriand empaillé, elle n'est pas plus gaie. Vieille, elle a droit au respect, au pardon et à l'oubli. Jeune, elle mérite le blâme le plus sévère. La femme qui assiste aux séances académiques n'est plus une femme; c'est un être à deux pieds parfaitement désagréable, se nourrissant de littérature et poésie faisandés, amoureuse des crânes de ces messieurs, se pâmant à la vue de M. Nisard, et tombant en syncope sur un geste de M. Caro. Chez elle la grâce est morte, le charme s'est éteint. Incapable d'apprendre, ignorante des belles lettres, elle est aux gloires qu'elle admire et qu'elle hante ce que le singe est à l'homme. Pailleron a dépeint ces muses d'une espèce particulière dans deux ou trois types du Monde où l'on s'ennuie. Elles aiment la toilette, même tapageuse, mais leurs robes à falbalas et leurs frais chapeaux roses ou crème prennent, sans s'en douter, des formes de toges ou de bonnets carrés.
Quand elles sont dans leur élément, c'est à dire à l'Académie, elles ont des sourires divins pour les sous-entendus qu'elles seules comprennent; des petits cris étouffés à un trait imprévu, et des râles de joie quand un orateur lance quelque douceâtre méchanceté, noyée dans un flot d'éloquence.




En dehors de ce couple, habitué des séances de réception, il y a ce que j'appellerai le menu fretin, c'est-à-dire une fraction du Tout-Paris, aimable et frivole, qui va partout suivant l'occasion, et qui, indifférent au discours de M. de Mazade, se précipite pour entendre MM. Halévy et Pailleron. Ce public est indescriptible, et d'ailleurs il est connu et n'appartient qu'indirectement à la présente physiologie.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

lundi 22 février 2016

Le sociétaire.

Le sociétaire.

C'est maintenant un personnage. Autrefois, il faisait partie de ce qu'on appelait "les comédiens ordinaires de l'Empereur". Il était modeste et n'était jamais plus heureux que lorsqu'il allait jouer à Compiègne. 



Que les temps sont changés! Le comédien n'est plus comédien. Il est sociétaire, il est membre d'un comité directorial, il est décoré. Il participe aux choses de la politique, tranche de l'administrateur, taille, coupe, rogne dans les pièces et dans les rôles des humbles pensionnaires. Il est maître, il est souverain. Les sociétaires ont formé comme une Chambre des députés au petit pied. L'administrateur n'est que leur humble serviteur. Ils le protègent et lui disent: "Jeune homme, comptez sur nous, vous nous êtes sympathique."




La maison de Molière est à eux; ils l'ont fait connaître. Ils n'admettent ni la discussion, ni la critique. Ils jouent quand il leur plaît et traitent le public avec un intolérable sans-façon. Quand il leur prend envie, ils lâchent la Comédie pour aller gagner quelques louis à l'étranger. Ne pouvant être des princes, tout en se croyant au-dessus d'eux, ils sont républicains.
Malgré tout, ils restent cabotins. Ils aiment à faire parler d'eux. Quand on les décore, c'est tout une solennité. Le ministre sort de sa loge et va de sa propre main leur remettre le ruban rouge, dans l'entr'acte du premier au deuxième acte. Le comédien et le ministre s'embrassent. Le public applaudit, et les journaux racontent l'histoire en trois colonnes émues. On n'en fait pas autant pour le soldat qui a laissé un bras au Tonkin. Le sociétaire menace quelquefois de se retirer du théâtre. Alors, c'est un deuil général.
Le sociétaire a des loisirs. Il fait souvent de la littérature. Il pioche Corneille, Racine et Molière et corrige souvent les erreurs de ce dernier. Il se mêle des grandes questions à l'ordre du jour et continue à jouer au sociétaire, même dans les choses qui ne le regarde pas.




Le sociétaire est méprisant pour ses camarades des autres théâtres, impitoyable avec les auteurs modernes et dédaigneux pour les anciens. C'est un sociétaire qui a expliqué à sa façon, dans une brochure, comment devait être compris et joué le rôle de Tartufe. Selon lui, le personnage devait être pris au comique, et comme on faisait observer au grand artiste que le rôle paraissait conçu dramatiquement: "C'est possible, répondit-il, mais voyez-vous, Molière n'a jamais compris Tartufe!"

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887/

Les vendanges.

Les vendanges.


Après l'été, la saison des espérances et des fleurs, vient l'automne, le temps des récoltes et des fruits; c'est cette saison que le poëte villageois Northamptonshire a chanté dans ces beaux vers:

Come, pensive autumn, with thy clouds ans storms, 
And falling leaves and pastures lost to flowers,
A luscious charm hangs on they faded forms
More sweet than summer il her loveliest hours,
Who in her blooming uniform of green,
Delights with samely and continual joy.

Viens, pensif automne, j'aime les nuages et les tempêtes,
Tes feuilles qui tombent et tes pâturages dépouillés de leurs fleurs;
Un charme plein de douceur enveloppe tes formes fanées,
Plus doux que l'été dans ses plus aimables heures, 
Qui, dans l'uniformité de ses tapis de verdure,
Présente toujours aux regards les mêmes tableaux et les mêmes joies.

Le soleil baisse à l'horizon, les jours diminuent; les feuilles, arrachées par le vent, s'envolent en tournoyant; celles qui tiennent encore aux arbres prennent ces teintes rougeâtres et ambrées dont l'aspect est si délicieux quand un rayon de soleil vient les dorer. Les dernières roses s'épanouissent et nous adressent en s'effeuillant, un odorant adieu. Déjà les moissons sont faites, et les plaines qui s'étendent, nues et dépouillées, ont un aspect de tristesse qui se communique à l'âme. Mais tout dans la nature n'est pas encore en deuil; le soleil perce les nuées humides, il envoie ses plus chauds rayons sur les vignes, dont les pourpres jaunissent et se balancent au souffle du vent; le brouillard du matin vient, comme une rosée féconde, gonfler les grappes du raisin; dans les pays du midi, dans le Bordelais, par exemple, les vendanges commencent.
La vendange, c'est un temps de fête pour les pays vinicoles; toute l'année s'est passée en craintes et en espérances. Les vignerons ont tremblé à l'époque de la gelée menaçante, ils ont redouté la grêle, la pluie qui pourrit les récoltes, le soleil trop ardent qui les dessèche. A présent, arrière les inquiétudes et les craintes, les espérances vont se réaliser, la joie est à l'ordre du jour; la vendange s'ouvre, et les celliers se remplissent au son des gais refrains.



Dès que le jour paraît, une véritable armée de vendangeurs s'ébranle en chantant, les hottes vides sont suspendues sur leur dos; arrivés dans les vignes, ils se mettent à l'ouvrage et sont comme échelonnés au pied des ceps jaunissants; les heures s'écoulent, les hottes se remplissent vite, et on les vide alors dans des cuves que traînent des attelages de bœufs. Puis toutes ces grappes luxuriantes vont mêler leurs sucs dans les grandes cuves où le raisin, subissant une métamorphose, va se changer en vin. Les vendangeurs vont alors rejoindre le raisin, ils piétinent sur les cuves afin d'en extraire le jus, qui sera, plus tard, si recherché des gourmets. C'est le temps des plus rudes labeurs des paysans du Bordelais.
Les travaux de la vendange sont, en effet, aussi longs que multiples; mais les vendangeurs ont aussi leurs distractions et leurs plaisirs: quand vient le soir, les travaux sont suspendus, vendangeurs et vendangeuses se réunissent dans une aire, et là, ils dansent des rondes joyeuses au son d'un violon que le propriétaire qui les emploie fait venir pour cet objet. Ils oublient alors leurs travaux incessants et ne songent qu'à la joie qui suit la peine, à la récompense qui suit l'épreuve comme la lumière suit l'obscurité. Puis, le jour qui termine la vendange est le jour de fête des vendangeurs; c'est pour ce jour-là qu'on réserve les rondes les plus entraînantes, les chants les plus joyeux, et qu'autour de la table où les verres remplis de vin nouveau circulent en s'entre-choquant, les refrains les plus gais se font entendre.
Les têtes finissent parfois par se troubler, et les pas des convives chancellent souvent quand il faut quitter la salle du souper; mais, au jour qui termine la vendange, on ne peut s'étonner de ces joyeuses libations, et il faudrait être bien sévère pour les condamner. 
Que d'opérations successives pour amener le raisin qui jaunit ou bleuit sur les ceps à sa destinée définitive! D'abord vous avez vu la cueillette, puis les vendangeurs portant leurs hottes et les versant dans des baquets posé sur un char rustique traîné par des bœufs. C'est ainsi qu'il arrive aux grandes cuves où il doit fermenter, puis le résidu est porté au pressoir où, à l'aide de barres puissantes, on achève d'extraire le jus. Enfin le vin est versé dans les fûts qui s'alignent en deux rangées dans les caves profondes, et là même il faut le visiter et l'entretenir pour que le travail du vin nouveau ne fasse pas le vide dans les pièces.
Vous êtes-vous promené quelquefois, par une belle journée d'automne, alors que les vendangeurs sont à leurs travaux? Vous avez dû être frappé alors de l'animation qui règne dans la plaine et sur les coteaux, de la gaieté qui circule dans l'air, où les travailleurs courbés au milieu des vignes lancent leurs refrains joyeux. Vous en voyez de tous les âges; les enfants eux-mêmes prennent leur part à ces travaux qui les enchantent, chacun veut remplir, selon sa taille, sa hotte ou sa corbeille. Les grives, dérangées au cours de leur repas préféré, s'enfuient à tire-d'ailes en poussant un cri d'effroi; les moineaux, hôtes ordinaires de ces lieux jusqu'alors solitaires, plus hardis que les grives, viennent becqueter presque sous les mains des vendangeurs qui laissent leur part, en terminant, aux oiseaux du bon Dieu. 
Il y a , en effet, des glaneurs dans la vigne comme des glaneurs de blé. Les pauvres de pays de vignoble suivent les vendangeurs et recueillent les grappes oubliées pour eux. Pour que Dieu bénisse les vignes comme il bénit les champs et les moissons, pour que les années soient fécondes, ne faut-il pas faire la part des pauvres qu'on appelle ses humbles amis? Ne faut-il pas réserver au voyageur, qui passe altéré, quelques grappes jaunissantes qui apaiseront sa soif?Il aura un souvenir reconnaissant pour les vignerons généreux, et ce souvenir portera bonheur à leurs vignes, que grâce, aux prières des pauvres, peut être, la grêle et la gelée épargneront quand viendra le printemps, qui apparaîtra dans quelques mois, rempli de menaces et d'incertitudes pour la récolte de l'an suivant.

                                                                                                                               René.

La Semaine des familles, samedi 9 octobre 1869.