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dimanche 23 octobre 2022

Droit au travail et droit de grève.


Trouver  un terrain d'entente entre l'ouvrier et le patron est, dans l'état actuel des choses, une nécessité qui devient chaque jour plus urgente, à mesure que la fréquence des grèves accuse davantage le profond malaise dont souffre le monde du travail. Bien loin de contester à l'ouvrier le droit de cesser le travail lorsque les conditions qui lui sont faites ne lui semblent pas suffisamment rémunératrices, il faut tâcher d'arriver à une application loyale du principe de la grève, respectant toute atteinte et toute violation ce droit de travailler pour gagner sa vie qui est à la fois un droit primordial de l'individu et une condition essentielle de la liberté et de la dignité humaine.




Les Las. Le retour des ouvriers après la journée de travail.
Tableau d'Adler.

Certes, la tâche journalière est rude, et les travailleurs, quand ils sortent
le soir de l'usine, sont très las. Mais si la lutte pour la vie est pénible, ils en aggravent la rigueur en cessant le travail sans motif suffisant et sur un
mot d'ordre donné par des personnages étrangers à la profession.


De tous les problèmes qui s'imposent à l'attention publique, ceux qui touchent à l'organisation du travail sont aujourd'hui les plus graves et les plus inquiétants. Le malaise dont souffre l'industrie va chaque jour s'accentuant et se traduit par la fréquence des grèves qui se sont, en ces derniers temps, multipliées et étendues dans des proportions formidables. Elles ne s'assoupissent sur un point que pour renaître sur un autre, à Paris, à Calais, à Chalons, à Montceau, à Marseille.
Les chiffres sont ici d'une singulière éloquence. En 1890, on avait eu dans l'année 313 grèves. En 1899, on en relève 740, ayant interrompu le travail dans 4200 établissements et réduit à l'inaction 176 826 personnes. Pour 1900, les neufs premiers mois, à eux seuls, ont vu éclater 625 grèves entraînant le chômage pour 160 000 personnes.
Ce qui accélère les progrès du mal, c'est qu'on s'applique à l'envi à embrouiller la question. On la trouble et on la défigure en y introduisant des éléments étrangers, en y mêlant la passion. Aussi y a-t-il urgence à fixer du moins quelques idées directrices et à s'entendre sur les principes.

Le droit au travail est le premier des droits de l'homme.

Il y a d'abord une notion qui doit dominer toute la discussion, un principe qui prime tous les autres, c'est que l'homme a droit au travail, que rien ne saurait prévaloir contre l'exercice de ce droit, que toute atteinte qui y est portée est criminelle.
Parmi les droits de l'homme, celui-là est sans conteste le premier. Inhérent à la condition même de l'humanité, il ne résulte d'aucune loi écrite, d'aucune convention sociale: il découle de la nature. De même que l'homme primitif n'a subsisté qu'en arrachant à la terre sa nourriture, de même l'homme d'aujourd'hui doit pouvoir, par son labeur, gagner sa vie et celle des siens. A ce droit se rattachent tous les autres, et ils n'en sont que les conséquences. C'est pour avoir fait de mon activité un usage viril que je suis vraiment un homme. C'est parce que je gagne mon pain en travaillant que je suis libre. C'est parce que je nourris ma famille que je suis le chef de cette famille.
Le droit au travail est un droit de l'individu: il ne peut lui être enlevé par personne et au nom d'aucun raisonnement. C'est ici le domaine sacré au seuil duquel expire le pouvoir d'autrui. Dans quelques conditions que ce soit et quand dix mille hommes refuseraient pour eux-mêmes le travail, si un seul homme veut travailler, il en a le droit. Et la société est obligée de lui garantir le libre exercice de ce droit.

Le droit de grève et son fonctionnement normal.

Le droit au travail est-il en contradiction avec le droit de grève? nullement.
A cette question: "L'ouvrier a-t-il le droit de se mettre en grève?" nous répondons sans hésitation: "Oui". Il lui est pareillement permis de s'entendre avec ses camarades pour demander, par exemple,  une diminution de travail ou une augmentation de salaire. Cela se pratiquait même avant la Révolution, sous le régime des corporations si étroitement réglementées. A Paris, lorsque les ouvriers du bâtiment n'étaient pas contents des conditions de travail, ils se rendaient au bord de la Seine, sur la grève, car les quais actuels n'existaient pas encore. Telle est même l'origine du mot "grève".
Toutefois les grèves étaient alors rares. D'abord, la grande industrie n'existait pas. Le patron était pour l'ouvrier une sorte de camarade. On couchait sous son toit; on mangeait à sa table. Avait-on une réclamation à faire? l'entente était facile. Avec les conditions nouvelles du travail et le développement de la grande industrie est apparu le droit de grève. Il a été reconnu par la législation. Une loi de 1864 autorise les grèves, mais en ayant soin de punir les atteintes portées à la liberté du travail.
Non seulement, le principe de la grève est juste, mais, en fait, bien des grèves sont irréprochables, et se déroulent sans occasionner ni injustices ni malheurs. On pourrait citer des exemples presque quotidiens de ce fonctionnement normal du droit de grève. Des ouvriers cessent le travail. Ils voudraient gagner plus, ou ne rester que 10 heures à l'atelier au lieu de onze. Le patron repousse ces prétentions. Le juge de paix, averti, intervient. Une nouvelle conférence a lieu entre le patron et les délégués des ouvriers. Dans l'intervalle, on a réfléchi de part et d'autre; on a compris ce qui était possible ou impossible; le chef d'industrie, qui n'a pas été choqué ou exaspéré par des injures et des cris de mort, est plus disposé à faire des sacrifices. Une nouvelle discussion amène l'entente, et le travail reprend après une interruption insignifiante.



Une grève de mineurs, d'après le tableau de Roll.

La grève est déclarée, le travail suspendu. Inoccupés toute la journée,
les ouvriers rôdent autour de l'orifice du puits pour guetter ceux de leurs camarades qui voudraient user du droit qu'à tout être humain de travailler
pour gagner le pain de ses enfants et le sien. Le moindre incident peut dégénérer
en dispute, en rixe amenant souvent les pires malheurs
.


Ces grèves sont courtes; elles sont pacifiques; elles n'ont, pour le plus grand bien de tous, aucun retentissement dans les journaux et passent inaperçues. Ainsi le 16 août 1899, 36 plâtriers se sont mis en grève à Belfort; le 17, 7 autres suivaient leur exemple; le lendemain, l'entente était faite, avant la réunion de conciliation préparée par le juge de paix. Les ouvriers, qui demandaient dix heures de travail au lieu de douze, obtenaient gain de cause, sauf quelques cas réservés. Les tisseurs de la maison Olivier et Picard, à Elbeuf, ayant demandé une augmentation le 21 mars et ne l'ayant pas obtenue, se mettent en grève; les patrons ayant réfléchi et accordé la moitié de l'augmentation demandée, tout était fini le surlendemain. Les gaziers de Lorient réclament, le 29 avril après midi, une augmentation de salaire, déclarent, sur le refus du patron, leur intention de faire grève, délèguent, le soir même, cinq de leurs camarades chargés de négocier avec le patron, et obtiennent enfin l'augmentation demandée.
En fait, 158 grèves, en 1899, ont duré une journée ou même moins.
Telle est la grève lorsqu'on applique le principe avec sagesse et loyauté. Mais on sait trop qu'il n'en est pas toujours ainsi. Voyons donc à quelles conditions elle constitue un droit, et, en même temps, comment on peut dans l'application fausser ce droit, y substituer l'arbitraire et la violence, et déchaîner ainsi les pires catastrophes.

Comment on fausse un principe dans son application.

La grève doit avoir pour point de départ une réclamation précise.
La grève n'a de raison d'être qu'autant qu'elle est un moyen d'appuyer cette réclamation. Or souvent les ouvriers ne se rendent même pas exactement compte de la raison pour laquelle ils se mettent en grève. Ils obéissent à une vague injonction partie ils ne savent au juste d'où ni de qui.
Le maire d'une grande ville interrogeait, en 1893, l'un des délégués des cordonniers en grève: "En quoi avez-vous à vous plaindre de vos patrons?- Nous n'avons pas à nous plaindre; ils sont très bons pour nous; le mien, en particulier, m'a prêté de quoi m'acheter une petite maison.
- Alors pourquoi vous êtes-vous mis en grève?
- Nous nous sommes pas mis en grève, on nous y a mis."
A Carmaux, un journaliste demande à un ouvrier:
-"Pourquoi vous êtes-vous mis en grève?
- Est-ce qu'on sait! On nous a réunis au syndicat; on nous a dit de nous mettre en grève, et voilà!"
On a vu des grévistes déclarer qu'ils s'étaient mis en grève uniquement par esprit d'imitation. Un puits chôme, dans une mine, pour faire comme un autre puits. Enfin l'exemple n'est pas rare d'ouvriers qui commencent par cesser le travail et se réunissent ensuite pour voir ce qu'ils pourront demander.

La grève décidée on ne sait pourquoi, on ne sait par qui.

La grève doit être décidée par les ouvriers.
Ce sont les travailleurs qui, seuls,  peuvent déclarer s'ils travailleront ou s'ils ne travailleront pas. Or ceux qui imposent la grève aux ouvriers ne sont souvent pas eux-mêmes des ouvriers.
Dans une grève d'ouvriers mineurs de 1893, on a vu la continuation de la grève votée par un comité de 47 membres, comprenant 23 cabaretiers, 15 garçons marchands de vin, un marchand de nouveauté, 2 députés et 7 ouvriers.
Parmi ces éléments venus du dehors qui faussent le fonctionnement de la grève, la pire intrusion est celle des politiciens.



Un "meeting" politique, il y a vingt ans. La salle Graffard, à Belleville,
d'après le tableau de Jean Béraud.

Tout ouvrier a le droit absolu de refuser le travail lorsqu'il trouve qu'il
ne gagne pas assez. Mais les travailleurs ont tout profit à s'en tenir à des revendications précises et concernant directement leurs intérêts.
Beaucoup de grèves ont, au contraire, pris naissance à la suite de
réunions publiques dans lesquelles sont traitées des questions politiques
 étrangères à la condition des ouvriers.


Ces politiciens sont d'abord certains journalistes. Il y a des journaux qui n'ont qu'à gagner à des troubles fournissant la matière d'articles retentissants et d'informations abondantes.
Ce sont ensuite les meneurs envoyés pour jeter de l'huile sur le feu, souffler sur les braises, attiser la discorde. Ceux-là sont payés. Tandis que chaque jour de chômage se traduit pour l'ouvrier par une perte de salaire, il représente pour le meneur un bénéfice. Pendant les grèves d'Amiens, en 1893, le délégué envoyé par la Bourse du Travail de Paris touchait dix francs par jour et ses frais de voyage. Etonnez-vous qu'après cela les grèves se prolongent!
Ce sont enfin les aspirants députés. Ceux-là ne voient, dans les souffrances du monde ouvrier, qu'un moyen de préparer leur propre avenir politique. Ils se font une popularité au moyen des discordes qu'ils entretiennent. Leur intérêt évident est d'envenimer les choses et de prolonger le conflit. Aussi ont-ils soin "d'élever" le débat, comme ils disent; entendez par là "de déplacer la question". Tandis qu'on ne devrait s'occuper que des griefs professionnels et des intérêts relatifs à une industrie spéciale, ils se lancent dans les grandes abstractions du patronat et du prolétariat, dans les généralisations sur la guerre des classes.


La grève du Creusot, d'après le tableau d'Adler.

Excités par les meneurs, les ouvriers veulent tout faire pour amener le
patron à céder. Mais, s'il paye sa main-d'œuvre trop cher, le patron sera
obligé de demander des prix plus élevés, ne vendra plus ou vendra à perte.
Il sera alors contraint de fermer l'usine ou la mine. Les ouvriers se trouveront
donc sans travail. La ruine d'un seul chef d'industrie entraîne celle de
centaines de familles qui vivaient
par lui.


La grève devient un prétexte à la violence.

La grève doit toujours rester calme et pacifique.
Mais, déchaînée par une savante préparation, la violence ne peut manquer de naître au cours des grèves et de causer les plus déplorables excès. La grève, détournée de son objet qui est une entente plus juste entre le patron et les ouvriers, tourne à la révolte et se change en émeute.
Ce sont alors les menaces, les brutalités matérielles, les promenades de bandes vociférant des cris de haine; alors on fait appel aux plus mauvais sentiments de l'homme. On en vient aux mains. Les armes partent. On se bat. On assassine.
C'est d'abord contre le patron et ses collaborateurs, ingénieurs et contremaîtres, que se tourne la frénésie de la foule égarée.
On a vu, en 1882, un industriel de Roanne, M. Bréchard, blessé d'un coup de pistolet par un gréviste âgé de dix-neuf ans, qui sortait d'une réunion publique. Le commissaire de police disait devant le tribunal: "Les grévistes avaient d'abord été très calmes; des orateurs socialistes sont arrivés de Paris; ils ont organisé des réunions et surexcité les esprits". Si ce coup de pistolet a été tiré, la faute en est aux discours prononcés par les orateurs de la réunion.
Faut-il rappeler la grève de Decazeville (1884) commencée par l'assassinat d'un ingénieur, M. Watrin? Les ouvriers n'avaient contre lui aucun grief. Son seul crime était d'être au service de la Compagnie. Au nombre de douze à quinze cents, les grévistes, guidés par un repris de justice, envahirent la maison où se trouvait le malheureux ingénieur, et l'assommèrent à coup de barre de fer. Son supplice dura cinq heures et ses bourreaux firent preuve d'une sauvagerie inouïe.
Plus fréquentes encore sont les violences dirigées par les ouvriers contre leurs camarades. Notons-le, à ce propos, ceux qui dans cette lutte entre le capital et le travail sont les premières victimes des violences des ouvriers, ce sont les ouvriers, ce sont les travailleurs.


A Montceau: Grévistes attendant le retour des délégués
partis pour conférer avec le directeur de la mine.

Au milieu de la foule, on distingue les cuisiniers des "soupes populaires"
avec leurs bannières.



En effet, les ouvriers qui se mettent en grève ne tolèrent pas que leurs camarades continuent le travail. Ils s'empressent de flétrir ceux-ci des noms de traîtres, de renégats, de faux frères, de feignants.
Ces "faux frères", ils cherchent à les intimider; si l'intimidation ne suffit pas on emploie la force.
Un ouvrier charpentier expliquait, dans une enquête, pourquoi il n'avait pas osé travailler pendant une grève, bien qu'il en eût envie et que sa famille eût grand besoin de son salaire: "On ne me dira rien maintenant; mais, plus tard, on me fera tomber une poutre sur la tête, ou bien on dénouera les cordes qui soutiennent mon échafaudage."
C'est le régime de la menace préventive; c'est la tyrannie s'exerçant par la terreur.
Un habitant de la Haute-Vienne, décrivant une grève de terrassiers, disait, en parlant de la puissance d'intimidation déployée par les meneurs:" Cette oppression est atroce. J'ai vu de pauvres gens, me parlant de leurs enfants, pleurer à chaudes larmes, maudire la grève et... la suivre".
En Belgique, pendant les grèves des charbonnages, des groupes de grévistes stationnaient sur tous les chemins et interpellaient les ouvriers qui se rendaient au travail. Ils prenaient leurs noms. Un individu armé d'une hache s'était posté à l'entrée d'un puits et menaçait de fendre la tête au premier qui descendrait.
En cas de "désobéissance", c'est à dire vis-à-vis des travailleurs qui veulent travailler quand même et gagner leur pain en travaillant, on prend les grands moyens.
En 1893, dans le Pas-de-Calais, les mineurs Hollart, Clayance et Labuissière reprennent le travail. Des cartouches de dynamite font explosion dans leurs maisons. En 1892, lors de la grève des omnibus de Paris, les grévistes coupent les traits des chevaux, arrachent les cochers de leurs sièges, les traînent à terre, les maltraitent et en blessent plusieurs. En 1898, les grévistes du bâtiment, par petites bandes, courent les chantiers, brisent les outils de leurs camarades qui travaillent et les expulsent.
A Carmaux, en 1893, les grévistes, érigés en pouvoirs publics, font officiellement des patrouilles chargées d'interdire le travail. En 1900, nouvelle grève. Des ouvriers, désireux de travailler, sont assaillis et blessés à coup de pierres.
Dans ces violences exercées contre les travailleurs, personne n'est épargné, pas même les femmes. En 1899, à Tourcoing, des ouvriers trieurs faisant grève, vont attendre, à la sortie du peignage, les femmes qui ont travaillé, les huent, les bousculent, et font pleuvoir une grêle  de projectiles sur le tramway où les ouvrières se sont réfugiées.


Défilé des femmes de grévistes à Montceau-les-Mines (1901).

Pendant la dernière grève des mineurs, à Montceau, c'était un spectacle impressionnant que celui de ces longues files de femmes accompagnant
avec les hommes les délégations. Si elles ont à supporter les misères qu'entraîne
 le chômage, du moins faut-il que la cause de la cessation du travail soit juste et
que la grève ait chance d'aboutir.



Voulez-vous voir la grève dégénérer en bataille rangée? L'Amérique, où tout se fait en grand, nous offre le spectacle de ces grèves terribles.
A Pittsburg (Pennsylvanie), chauffeurs et mécaniciens pillent les boutiques d'armuriers, prennent d'assaut et incendient une des gares principales, enflamment un train de wagons remplis de pétrole, le lancent contre la gare de Pittsburg défendue par les soldats et fusillent ceux-ci au moment où ils sortent du brasier. A Reading, à Chicago, à Colombo, à Florence (Colorado), des soulèvements analogues ont eu un retentissement universel. En 1892, les ouvriers de l'usine Carnegie, sachant que le patron fait venir un bateau plein d'agents de police pour protéger son établissement, lancent sur l'eau des flots de pétrole enflammé. Dans l'Idaho, des mineurs fusillent les ouvriers qui ont accepté de les remplacer. A Nashville (Tennessee), les grévistes attaquent un régiment de milice et font prisonnier le colonel Anderson.
En France, nous n'avons pas, sans doute, de ces formidables batailles; mais nos humbles défenseurs de l'ordre tiennent un rang honorable dans le martyrologe de la liberté. En mai 1895, à Paris, douze gardiens de la paix sont blessés ou meurtris par les employés des omnibus en grève. En 1899, à Saint-Etienne, le bilan d'une seule journée donne douze agents grièvement blessés. Or, les agents, gardiens de la paix, gendarmes, soldats contre lesquels s'acharnent les ouvriers en grève, croit-on que ce soit des capitalistes? Ce sont, eux aussi, des prolétaires et souvent leur condition est beaucoup plus modeste que celle des ouvriers pour lesquels ils exposent leur vie.

La grève accumule les pertes matérielles.

Cependant, au cours du chômage, parmi ces scènes de violence, les ruines s'accumulent.
Les unes sont le résultat des destructions matérielles. Nous avons parlé d'outils brisés, de maisons abimées par la dynamite, de gares incendiées, de navire attaqués. L'ouvrier, normalement, est un créateur; la grève le transforme en destructeur; ces mains oisives, ces bras au repos ont besoin de casser, de briser, de détériorer, d'anéantir. Les bâtiments même de l'usine, les machines, du moment où on les abandonne, apparaissent à l'ouvrier comme les alliés, les complices du patron. Ces choses inanimées détournent sur elles une partie des colères que leur propriétaire s'est attirées.
Les dégâts les plus considérables sont encore ceux qui, sans l'intervention même de la violence, résultent du seul arrêt du travail. L'extinction d'un four à verrerie se traduit par une perte de vingt à cinquante mille francs. Dans les mines, l'arrêt des pompes d'épuisement déterminent l'inondation des galeries. Les grèves des cochers d'omnibus ont pour contre-coup une mortalité anormale parmi les chevaux qui, ne sortant plus, tombent malades. Or les chevaux d'omnibus coûtent sept à huit cents francs, et, à Paris seulement, la Compagnie en possède quinze mille. Comment oser prétendre qu'il est "de bonne guerre" d'infliger ces pertes énormes aux patrons? Détruire les capitaux d'où sortent les salaires est le plus sûr moyen pour compromettre ces derniers. Quand le travail aura repris, qui ne voit que l'effort pécuniaire que devra faire le patron pour réparer ses pertes éloignera d'autant l'époque où il pourra augmenter les salaires?

La grève est désastreuse pour l'ouvrier.

Car il est temps de le dire, il y a quelqu'un pour qui la grève est immédiatement un fléau: c'est l'ouvrier.
L'ouvrier, sa famille, sa femme et ses enfants, voilà ceux qui auront d'abord à souffrir du chômage. La misère s'abat sur des milliers de foyers. L'abîme de la dette se creuse, tel que souvent rien ne pourra désormais le remplir. Quel spectacle plus navrant que celui d'une cité ouvrière lorsqu'une grève se prolonge? La caisse de l'usine est fermée. Les petites économies du ménage sont bientôt dévorées. Les fournisseurs se lassent de faire crédit. Sans doute on a l'espoir d'un relèvement de salaire; mais d'abord la grève peut échouer; ensuite, même en cas de succès, il arrive, lorsque le chômage a duré longtemps, que la somme des salaires perdus et des dettes contractées représente plus que l'augmentation répartie sur une vie entière. Pour rattraper trois mois, il faut trente ans.


A Montceau: Les soupes populaires organisées pour venir en aide aux grévistes.

La solidarité ouvrière est une chose admirable. Encore ne doit-elle pas faire
 perde de vue aux travailleurs leurs véritables intérêts. Les secours de leurs camarades les aideront bien à ne pas mourir de faim pendant le chômage, mais
 les avantages matériels qu'ils retirerons de la grève compensero
nt-ils les pertes
 de salaire qu'ils auront subies?



Veut-on se faire une idée des salaires perdus? En 1899, la grève des houillères de Borinage a coûté aux mineurs 439 000 journées de travail, soit 1 675 960 francs de salaires. Après quoi ils reprirent le travail aux mêmes conditions fixées précédemment par les Compagnies. Les 674 grèves qui ont eu lieu en Angleterre en 1898 ont fait perdre, à 246 541 ouvriers, 14 565 000 journées de travail, soit 55 000 000 de francs de salaires.
Non seulement l'ouvrier perd des semaines et des mois de salaires, mais il arrive qu'il a perdu son emploi et que, la grève terminée, il n'y a plus de travail. Pendant la grève, en effet, l'industriel n'a pas pu prendre de nouvelles commandes, il n'a pas pu exécuter les anciennes, il a mécontenté des clients, il en a perdu. Conséquence: la grève une fois terminée, il n'y a plus assez d'ouvrage, et l'on congédie le surplus de travailleurs. Après la grève des mécaniciens anglais, lorsque ceux-ci, ayant épuisé leurs ressources, rentrèrent dans les ateliers, les patrons ne purent d'abord en occuper que 12 ou 15 pour 100. En 1895,  la grève de la verrerie Richarme, à Rive-de-Gier, laissa, une fois finie, plus de 300 ouvriers sur le pavé. L'ouvrier devient alors un déclassé. C'est la pente qui mène aux dernières déchéances.

La grève ne profite qu'à l'étranger.

La grève arrive à tuer ou à exiler une industrie. L'an dernier, à Marseille, plusieurs savonneries ont dû fermer leurs portes parce que la grève et les violences des ouvriers des ports et des charretiers ne permettaient plus le transport de leurs marchandises. Certains patrons transportent leurs fabriques ailleurs.
Mais tout se tient dans le monde du travail. La grève d'une industrie ne compromet pas seulement cette industrie spéciale, mais elle en frappe du même coup une foule d'autres.
Qu'arrive-t-il donc? les besoins d'une industrie ne cessent pas parce que certains ouvriers refusent le travail. Le client est donc amené à s'adresser ailleurs.
Ailleurs, c'est l'étranger.
Une fois les nouvelles habitudes prises, on les garde: les commandes, ayant pris un chemin nouveau, ne reviennent plus à l'ancien.
Il y a quelques années, la grève des ouvriers ébénistes, dans le faubourg Saint-Antoine, fut le signal d'une grande importation en France de meubles allemands. La grève fut passagère; l'importation allemande dure toujours. Depuis la grève des ouvriers des ports, plusieurs lignes de vapeurs allemand, anglais, italiens, au lieu de débarquer leurs marchandises à Marseille, vont les décharger à Gênes. Voilà le meurtre qui s'accomplit sous nos yeux. En fomentant les grèves, on est en train de ruiner un grand port français au profit d'un port étranger. Gênes prospère tandis que Marseille périclite.
Et c'est pourquoi on trouve si souvent dans les grèves les traces de l'intervention étrangère. La grève violente et prolongée est une bataille perdue par l'industrie nationale contre l'industrie étrangère;

Ou est le remède?

Qu'a-t-on imaginé pour remédier à ces désastres? Et que faut-il penser du système de la grève obligatoire?
Chaque groupe d'ouvriers travaillant ensemble serait considéré comme lié par les décisions de la majorité. Si la moitié plus un décide qu'il faut faire grève, tout le monde doit se croiser les bras, même ceux qui veulent travailler, qui ont besoin de travailler.
Les inventeurs de ce système disent: "C'est une application du suffrage universel. Puisque ce suffrage sert de règle en politique, pourquoi ne jouerait-il pas le même rôle dans les questions du travail?"
C'est faire une confusion. Le suffrage universel sert à trancher les questions de gouvernement, celles dont la solution doit forcément être la même pour tous. Un pays ne peut être à la fois en république et en monarchie: les vins et les cidres ne peuvent être à la fois grevés et dégrevés d'impôts. Mais il peut y avoir, à la fois,  des ouvriers qui travaillent et des ouvriers qui ne travaillent pas; il s'agit ici de droits purement individuels.
"Eh quoi! écrit à ce sujet M. Jules Roche, sur 1500 ouvriers, 751 pourraient donc imposer la grève à 749? Ou 1000 à 500? Ou 1499 à un seul? Qu'importe! La violation du droit et de la justice est aussi scandaleuse dans un cas comme dans l'autre. Le nombre ici ne peut rien modifier, car il ne s'agit pas d'un droit collectif, mais d'un droit individuel auquel nul pouvoir ne peut toucher, que son propriétaire lui-même ne peut aliéner."
La théorie de la grève obligatoire méconnait le droit au travail. Elle porte atteinte à l'indépendance du travailleur et aux droits de l'homme.


La grève des forgerons. Tableau de Brispot.

L'artiste s'est inspiré du poème fameux de François Coppée. Au cabaret,
 pendant une grève, un jeune forgeron a provoqué un de ses camarades
 qui, vieux et chargé de famille, voulait travailler. Armés chacun d'un
marteau, leur outil de travail, les deux hommes se sont battus: l'un d'eux
git maintenant à moitié m
ort.



Le remède est ailleurs. Il est dans une organisation de la grève qui permettrait à celle-ci d'être l'application régulière d'un droit juste dans son principe.
La grève devant servir à régler les différends entre les patrons et les ouvriers, il faut d'abord que les patrons et les ouvriers ne voient pas surgir entre eux, pour les empêcher de s'entendre, des hommes étrangers au monde du travail et qui y introduisent des préoccupations d'ordre politique.
Si en effet à certains égards les intérêts du patron et de l'ouvrier sont contraires, à certains autres, ils sont identiques. Tous deux en effet sont intéressés à la prospérité de l'industrie qui les fait vivre. Il y a donc un intérêt commun.
Les meneurs ne sont puissants que par la crédulité des ouvriers et par leur faiblesse. Dans la dernière grève de Carmaux, les ouvriers qui voulaient travailler formèrent un syndicat à eux pour défendre la liberté du travail. Ils furent étonnés eux-mêmes de se trouver bientôt 1700. L'attitude à prendre devant les meneurs se résument en deux mots: ne pas les croire et ne pas les craindre.
L'industrie française a d'âpres concurrents. Elle est serrée de près. On épie ses fautes, on est prêt à profiter de ses reculs pour les transformer en revers. C'est moins que jamais l'heure d'ajouter par des arrêts subits de la fabrication nationale aux difficultés de la situation. La grande famille industrielle française peut périr si elle est divisée. Unie, elle peut grandir le prestige et la fortune de la France.

Lectures pour tous, 1900-1901.

vendredi 30 septembre 2022

Fleurs de feu.

Grandeur et décadence des feux d'artifice.


Les plus brillants parmi les feux d'artifice auxquels nous avons pu assister dans ces derniers temps ne nous donnent aucune idée de ce qu'ils étaient aux siècles derniers, à l'époque de leur grande vogue. Ils représentaient alors des scènes savamment ordonnées et composaient un spectacle qui avaient une réelle valeur d'art. C'est là une tradition que nous avons laissée se perdre et à laquelle il y aurait lieu de revenir du moins en partie. Sans être plus coûteux, les feux d'artifice de nos jours pourraient être plus artistiques. Ils auraient ainsi leur utilité en contribuant à entretenir et à développer dans le peuple le sentiment du beau.



Une gerbe de fleurs de feu. Feu d'artifice tiré en l'honneur du dauphin en 1735.

C'était une véritable œuvre d'art qu'un feu d'artifice au siècle dernier.
Longtemps d'avance on en préparait la mise en scène d'un luxe merveilleux:
 des châteaux, des galeries, des constructions de bois étaient dressées qui
le jour de la fête s'embrasaient tous ensemble.

Le feu paraît avoir de tout temps exercé une fascination particulière sur l'esprit de l'homme. Après avoir commencé par trembler devant cet élément insaisissable et brillant, devant cette flamme mobile qui dardait sur lui ses langues innombrables, l'homme ne tarda pas à s'en rendre maître. Il s'empresse alors de l'utiliser. Puis il s'en amuse. L'art se met de la partie; il manie avec ingéniosité ce feu redoutable, et lui commande de tracer des figures et des ornements combinés d'avance. Les feux d'artifice faisaient, à n'en pas douter, partie des divertissements offerts au peuple de Rome dans l'amphithéâtre; un curieux passage du poète latin Claudien nous parle en effet d'échafaudages mobiles sur lesquels "courent des globes de feu dont les flammes semblables à celles d'un vaste incendie, escaladent les hautes tours, les enveloppent, puis les quittent, à un signal donné". Comment, par quels moyens  ces "feux automatiques", comme les nomment encore deux autres auteurs, étaient-ils obtenus? Sans doute avec des composants chimiques dont la base était le soufre, le salpêtre et la poix. Telle était aussi la recette du fameux feu grégeois qui apparut au Moyen âge et qui jetait pendant les guerres de cette époque la terreur dans les rangs des armées en présence.




Marque de fabrique des frères Ruggieri, 
artificiers en France depuis deux siècles.


Il venait de Byzance, et seuls quelques initiés en connaissait le secret; c'était, au dire des contemporains, un feu ailé, magique et infernal, que projetait un tube dissimulé dans la gueule des dragons et autres bêtes fantastiques en bois doré.
" La queue de feu qu'il traînait après lui, écrit Joinville, était bien aussi grande qu'un grand glaive; il semblait que ce fût la foudre du ciel." Plus loin, il ajoute: "Une autre fois, le cheval du roi (saint Louis) en fut tout couvert, on eût dit des étoiles tombant du ciel". C'étaient donc là de simples fusées, et rien de plus. N'est-ce pas une chose plaisante de voir apparaître chez nos pères les feux d'artifice comme une arme de guerre? Ils soupçonnaient de la magie dans ces pétards inoffensifs que tirait sur eux un ennemi un peu plus instruit en chimie; ces "pluies d'étoiles", qui font aujourd'hui l'amusement de la foule, leur semblait un nouveau produit des maléfices de Satan!
Ce fut également sous forme de pétards et de fusées volantes que la poudre à canon fit son apparition en Europe; seulement, au lieu d'utiliser sa force de projection, c'est avec des arbalètes qu'on lançait d'abord ces fusées enflammées de salpêtre et de soufre. On ne tarda pas cependant à découvrir la puissance redoutable du nouveau produit qui, à côté de son emploi destructeur, allait trouver dans les feux d'artifice une application de ses propriétés moins fâcheuses pour les hommes. Le feu d'artifice moderne, avec toutes ses ressources décoratives, date en effet de l'invention de la poudre à canon.


Les premiers feux d'artifice au XVIIe siècle, d'après une œuvre du temps.

Au XVIIe siècle, il n'y avait pas de réjouissance publique sans un feu d'artifice. Celui-ci fut tiré, en 1644, en l'honneur de Louis XIV encore mineur
 et de sa mère Anne d'Autriche.


Les feux d'artifice étaient jadis des spectacles d'art.

Ce divertissement eut dès son origine un éclat considérable. Les feux d'artifice que nous voyons aujourd'hui ne peuvent nous donner une idée de ceux qui étaient offerts en spectacles à nos pères par les rois et les grands seigneurs à l'occasion des évènements importants de la vie publique. Un feu d'artifice était un vrai spectacle, une œuvre d'art préparée longtemps à l'avance; un grand nombre d'acteurs et de figurants y prenaient part; la machinerie était des plus compliquée, et une fantaisie merveilleuse s'y donnait carrière. Ainsi l'an 1602, le 24 août, jour de la fête du roi (Louis XIII), une sorte de donjon en bois recouvert de toile peinte avait été élevée dans l'île qui, en avant du Pont-Neuf, partage la Seine, tandis que sur les rives du fleuve quatre petits fortins avaient été construits; enfin une longue corde, partant du Louvre, était tendue jusqu'à la Tour de  Nesle. L'heure du feu d'artifice arrivée, le roi paraît à son balcon et la "représentation" commence.
Les petits fortins se mettent à bombarder le grand château; ce dernier riposte; c'est pendant une demi-heure une véritable bataille d'artillerie, simulée par des fusées et des pétards innombrables. Cependant le grand château prend feu; il renfermait dans ses flancs un immense bouquet que l'incendie enflamme à son tour, et qui envoie au loin ses gerbes resplendissantes reflétées par l'eau du fleuve; les chiffres du roi et de la reine-mère apparaissent, surmontés d'une couronne, au milieu de soleils tournants. Finalement l'ossature toute entière de la "décoration" s'écroule au milieu des étincelles.


L'âge d'or des feux d'artifice.
Feu d'artifice tiré devant le palais épiscopal, en 1744,
à l'occasion du voyage de Louis XV.

A voir ce gigantesque panache de flammes, ces belles gerbes de feu
illuminant les bateaux qui portaient des groupes de statues en bois,
on se fait une idée de la magnificence à laquelle atteignaient
souvent les feux d'artifice au XVIIIe siècl
e.


Puis vint la seconde partie: tous les regards se posèrent sur la tour de Nesle. Le jeune roi en personne met le feu à une fusée volante; celle-ci, glissant le long du câble jusqu'à l'autre rive, y allume une étoupille qui retenait la détente d'une machine. Cette machine, déroulant ses puissants ressorts, met alors en mouvement une figure de Jupiter, qui s'élève vers le sommet de la tour en tenant dans ses deux poings deux foudres enflammées qui embrasent tous les artifices disposés sur la plate-forme supérieure. Une dernière fois la tour légendaire reflète sa silhouette dans les eaux rouges du fleuve. 
Les feux d'artifice sont alors si bien une œuvre d'art qu'ils suivent le caractère d'art et participent au style particulier de chaque époque. Ainsi les feux d'artifice du règne de Louis XIV ont le faste et la grandeur pompeuse qui est la note du temps. Lorsqu'une statue fut élevée au monarque par la ville de Paris, la "décoration" du feu d'artifice donné à cette occasion représenta le temple de l'Honneur; quatre statues personnifiant la Piété, la Fidélité, le Respect et la Reconnaissance, emblèmes des sentiments éprouvés par le peuple pour son roi, formaient le motif central; elles servaient de support et de soubassement à une autre statue, celle de Louis XIV, qui, après l'embrasement final, resta seule debout.




Feu d'artifice tiré en 1785, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, à Paris,
à l'occasion de la naissance du Dauphin, fils de Louis XVI,
d'après une gravure de Moreau le Jeune.

On conçoit, en voyant la foule énorme qui se presse sur la place, quels terribles désordres pouvait amener le moindre accident. Dans la fête donnée au moment
du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette, plus de 3 000 personnes
périrent en quelques minutes.

Lorsque, le 19 juillet 1660, le roi épousa  Marie-Thérèse d'Autriche, infante d'Espagne, le feu d'artifice tiré sur la Seine était disposé sur un bateau qui représentait le fameux navire des Argonautes partant avec Jason à la conquête de la Toison d'or, allusion à la Toison d'or d'Espagne que le roi recevait en épousant Marie-Thérèse. Quand naquit aux royaux époux un fils, le Grand Dauphin comme on disait,  les fusées du feu d'artifice semèrent dans les airs de petits dauphins, sorte de poissons lumineux "qui, dit la Gazette du jour, par leur éclat et leur tintamarre, éclairaient et chantaient le triomphe du nouveau-né, en faisant part au ciel des réjouissances de la terre."
Dans tous les feux d'artifice de cette époque nous retrouvons le même curieux symbolisme qui est la note dominante.

Le XVIIIe siècle, apogée des feux d'artifice.

Avec le XVIIIe siècle l'amour du feu d'artifice devint une véritable frénésie; tout le monde en tire: les grands seigneurs devant le portail de leur hôtel (on cite en particulier le duc d'Albe, ambassadeur d'Espagne, qui, au milieu des fusées, fit jeter à la foule des pièces d'argent), les bourgeois dans la cour de leur maison, les communautés religieuses elle-même, et les couvents!
Cependant, ce plaisir s'affine: à coté des fêtes populaires et tumultueuses, d'autant plus belles que les fusées sont plus nombreuses, les esprits délicats demande au feu d'artifice un divertissement tout aristocratique, où la note d'art se précise et s'affirme davantage. Les procédés matériels se sont perfectionnés, de nouvelles combinaisons chimiques donnent des effets nouveaux, et les cinq frères Ruggieri, mettant leur talent en commun, sont venus en France apporter d'Italie des jeux pyrotechnique inconnus. D'autre part, Versailles a surgi du sol avec son palais et ses statues, avec son parc immense et enchanteur. C'est là, dans son enceinte fermée au profane vulgaire, que les fleurs de feu vont s'allumer pendant les nuits embaumées du printemps, illuminant de leur fugitif éclair les pâles divinités de marbre, souriantes parmi les charmilles.
Un théâtre a été dressé sur le Tapis-Vert pour le spectacle du feu d'artifice. Les invités enrubannés descendent les escaliers du bassin de Latone dont les jets d'eau sont imprégnés de mille reflets par les "feux aquatiques" qui brûlent dans les vasques dorées; lentement les groupes gracieux prennent place; le roi et la reine sont assis chacun dans un fauteuil légèrement surélevé. Une décharge de huit cents grosses bombes annonce l'ouverture du spectacle. Vulcain d'abord apparaît, suivi bientôt par les Cyclopes; devant lui, à chaque pas qu'il fait, des flammes sortent du sol. Avec ses forgerons monstrueux, il s'installe à sa forge, et tous, à tour de bras, ils frappent en cadence sur leur enclume; le claquement strident des cymbales imite le bruit du fer frappant le fer, et des gerbes d'étincelles en sortent chaque fois, les enveloppant d'une pluie d'étoiles. Mais une douce symphonie se met à résonner: Vénus descend du ciel, sur un char, au milieu d'un nuage lumineux; l'Amour et les Grâces l'accompagnent. Puis c'est une marche guerrière: Mars, dieu de la Guerre, vient rendre visite à Vulcain, qui lui remet les armes merveilleuses fabriquées pour lui. Tandis que Vulcain est tourné vers sa forge, l'Amour décoche son dard fatal au farouche dieu Mars, qui tombe aussitôt aux genoux de Vénus. Mais Vulcain s'est retourné; une furieuse colère l'anime, et Vénus se sauve avec son cortège effaré.
Les deux rivaux restés face à face se provoquent; ils luttent et Vulcain va être vaincu, quand les Cyclopes accourent à son aide; avec leurs énormes soufflets, ils attisent les flammes qui, de toutes parts, enveloppent Mars; de partout jaillissent des bombes qui éclatent, l'embrasement est général, et tous les figurants de la pantomime disparaissent dans un gouffre de fusées et de serpenteaux.
Alors, derrière le théâtre consumé lui-même, le bassin d'Apollon et le Grand Canal dessinent soudain dans la nuit leur immense perspective, illuminée toute entière en un instant par des milliers de pots à feu auxquels une corde soufrée a communiqué la flamme. Un apaisement délicieux s'étend sur toute la nature, et l'on entend plus que le chant des violons dans les bosquets, tandis que la Cour remonte à la suite de Leurs Majestés vers le château, sur les terrasses duquel ruisselle une dernière cascade de feu, éblouissante et silencieuse comme un céleste météore.




Sous le premier Empire. 
Bouquet du feu d'artifice tiré pour la naissance du roi de Rome.

Le style "Empire", si caractéristique, se traduit jusque dans ce feu d'artifice: 
au milieu de deux cartouches lumineux apparaissent les initiales de l'Empereur 
et de l'impératrice Marie-Louise.

Cependant, cette passion des feux d'artifice n'était pas sans danger; si, dans les jardins de Versailles, toutes les précautions étaient prises pour éviter les accidents, il n'en était pas toujours de même dans les fêtes populaires; beaucoup de gens, ignorant le maniement des fusées, s'estropiaient ou même estropiaient les autres. Le métier d'artificier était des plus dangereux; l'artificier était une sorte de soldat qui devait risquer sa vie.
On sait la terrible catastrophe dont fut la cause le feu d'artifice tiré le 16 mai 1770, à l'occasion du mariage du Dauphin, plus tard Louis XVI avec Marie-Antoinette. Une foule immense s'était portée place Louis XV (aujourd'hui place de la Concorde); une fusée mal dirigée vint tomber dans le corps de réserve des artifices et l'enflamma. une lueur fulgurante jaillit aussitôt, et tout éclata à la fois en un immense bouquet, fantastique et formidable. Croyant que c'était à dessein, le roi, la reine et tous ceux qui ne se rendent pas compte de la vérité applaudissent; pendant ce temps, ceux qui sont sous le volcan en éruption poussent des cris d'épouvante et de douleur; une effroyable panique se produit; il y en a qui mettent l'épée à la main pour se frayer un passage. Pendant une semaine, on porta au cimetière de la Madeleine les cadavres brulés, piétinés, défigurés.
Cet événement parut un sinistre présage: vingt ans après, en effet, la guillotine se dressait sur cette même place, chaque jour ensanglantée.
On tira peu de feux d'artifice sous la Révolution; mais, sitôt l'Empire proclamé, on revint à la traditionnelle coutume; le mariage de Napoléon et de Marie-Louise, ainsi que la naissance du roi de Rome, furent, entre autres, célébrés par de brillants feux d'artifice. La Restauration fit de même; mais d'autres temps étaient venus, et, peu à peu, la note d'art disparut complétement de ce divertissement dont l'ordonnance est aujourd'hui moins ingénieuse et moins artistique.


Pièce montée moderne, dite "La Salamandre."

La disposition et la couleur des pièces montées varie suivant la forme
des fusées, suivant les matières chimiques dont on les charge.


Préparation d'un feu d'artifice; la fabrication des fusées; ouvriers en cellule.

L'usine d'un artificier n'en est pas moins demeurée une des choses les plus curieuses que l'on puisse voir: amas de matières explosives et inflammables au premier degré, elle est reléguée par des règlements de police sévères loin du périmètre habité des villes, en des terrains vagues dont les voisins s'écartent avec terreur. Nulle autre industrie n'est astreinte à des précautions semblables. Ce n'est pas même une usine a proprement parler,  ce sont des quantités d'usines minuscules, de petites cahutes où travaillent séparément un ou deux hommes au plus, en sorte que, si le feu prend dans l'une d'elles, il ne puisse se communiquer. Rien n'est bizarre comme de voir travailler chaque ouvrier dans sa cellule, pareil à un reclus; toutes ces petites cellules sont en outre séparées les unes des autres par de hautes fascines de terre et d'osier qui, en cas d'explosion, amortissent le choc. On se croirait au milieu des remparts d'une place forte.


Artificier travaillant au chargement des fusées;

Les ouvriers sont isolés dans de petites cahutes séparées par de hautes "fascines" de terre et d'osier. en cas d'explosion, le feu ne peut se communiquer d'une cellule à l'autre. (Photographie de M. P. Grayer.)


Dans ces maisonnettes s'exécutent les travaux les plus divers. C'est d'abord la construction des tubes qui constituent l'enveloppe de la fusée; ils sont faits de papier semblable à du papier d'emballage roulé autour de cylindres de bois dont le calibre varie selon la grosseur de la fusée et encollé à mesure, de façon à former un carton qui possédera une force bien supérieure à celle d'un tube correspondant en métal; on a vu des artifices faire éclater un canon de fusil et laisser indemne, sous la même charge, un tube de carton. Cela montre, soit dit en passant, à quel danger s'exposent les amateurs qui croient pouvoir jouer à l'artificier. Au fond de ce tube, on commence par entasser un peu d'argile, qui sera comme le repoussoir naturel de la cartouche lorsqu'elle s'enflammera, et qui lui permettra de prendre son vol sans qu'il soit nécessaire d'aucune autre force de projection; ensuite on bourre la fusée de composition variées, selon l'effet désiré; on la ferme en l'"étranglant" par un nœud coulant de forte corde qui ne laisse passer que la mèche, et l'on ajoute une baguette. Cette baguette, longue tige de bois rigide, est à la fusée ce que le gouvernail est au navire; si elle est bien droite, la fusée s'élèvera verticalement vers la voûte du ciel; si elle est courbée, ou tordue par l'explosion, la fusée, au contraire, déviera de sa route normale, et ira l'on ne sait où causer des accidents.
Pour les bombes, l'enveloppe est formée d'une sorte de calotte double qui, refermée après qu'on y a mis la charge pyrotechnique voulue, représente assez bien un œuf d'autruche; mais cet œuf peut atteindre des proportions formidables; certaines bombes ne pèsent pas moins de 30 kilogrammes! Aussi pour les lancer, faut-il de véritables obusiers enfoncés en terre jusqu'à la gueule.


Les feux d'artifice modernes.
Bouquet tiré en l'honneur des souverains russes, à Paris, en 1896

Les beaux feux d'artifice occasionnent de grandes dépenses. Le feu d'artifice
tiré en l'honneur de l'empereur Nicolas II revient à plus de 30 000 francs. (Photographie d'après nature communiquée par la maison Ruggieri
.)


La composition intérieure des bombes et des fusées est variable, suivant le genre d'éclats et d'étincelles, selon la couleur que l'on veut obtenir; mais la base en est, comme celle de la poudre à canon, un mélange de salpêtre, de soufre et de charbon fin, légèrement pulvérisés, puis triturés ensemble dans un tonneau pendant dix heures au moins. En chargeant la fusée, on y ajoute des produits divers qui en colore la flamme: l'antimoine donne des feux blancs; le nitrate de strontiane des feux rouges; le nitrate de plomb produit des pluies d'or. Avec la limaille de cuivre, on obtient des teintes verdâtres, avec le chlorate de potasse et de baryte les verts vifs. Quant aux bleus, inconnus autrefois, et qu'à fait rechercher et découvrir la nécessité de représenter dans les feux d'artifice notre troisième couleur nationale, ils sont obtenus par des chlorures de cuivre ou de la cendre bleue. La plupart de ces compositions sont, il est à peine besoin de le dire, des plus dangereuses à manipuler: le chimiste Chertier, à qui l'on doit des études remarquables sur les feux colorés, faites au milieu de ce siècle, mit le feu à son appartement en faisant des expériences dans le foyer de sa cheminée. Si l'on veut mélanger les colorations de ces diverses substances, on fait des petites pastilles que l'on mêle ensemble dans le corps de la fusée ou de la bombe et qui, en s'allumant, produisent des effets merveilleux de variété. C'est ainsi notamment que sont composées les fusées dites "chandelles romaines" que tout le monde connait.
Deux inventions récentes sont celles des fusées sifflantes et celles des fusées parfumées. Le picrate de potasse jaune est employé pour les premières, poudre impalpable et vénéneuse, qui s'infiltre par les pores de la peau, est absorbée par la respiration, et détruit l'organisme des malheureux ouvriers occupés à sa manipulation; aussi un sentiment d'humanité bien compréhensible restreint-il l'usage de ces fusées. Les fusées parfumées, ou feux de senteur, sont au contraires des plus inoffensives; du benjoin et du bois de cascarille en poudre, mêlés et triturés avec la charge lumineuse, entrent seuls dans leur composition.
Les feux d'artifice sont généralement annoncés par des salves de petites bombes dont la détonation en l'air produit un son très sec assez particulier; ce sont les "marrons". Rien de curieux comme leur fabrication, dans laquelle, la moindre négligence peut entraîner de graves accidents. Il y a deux choses en effet dont il faut être certain, c'est d'abord que le "marron" n'éclatera pas dans le mortier qui le projette, ensuite qu'il éclatera bien en l'air. Dans le premier cas, il ferait sauter le mortier; dans le second, il retomberait sur les spectateurs avec un égal danger. Dans de petites boîtes cylindriques de huit à dix centimètres de diamètre, on met de la poudre de mine semblable à celle dont on se sert dans les carrières pour faire sauter les pierres et les rochers; on referme la boîte qu'on enveloppe avec du papier et que l'on corde en tous sens avec de la ficelle serrée le plus qu'il est possible; après quoi, le tout est trempé de nouveau dans de la colle forte. La mèche, entré alors avec un poinçon, est calculée de façon à mettre le feu aux matières inflammables au moment où le "marron" est en l'air; plus la ficelle sera solide et serrée, plus la colle forte l'aura agglutinée, plus aussi l'explosion sera violente.



Montage des "Soleils tournants".
(Cliché de M. Paul Gruyer.)


N'oublions pas encore de mentionner, pour leur ingéniosité et leur effet charmant, les fusées à parachute; elle sont formées d'une espèce de bombe qui, en éclatant en l'air, développe un léger parachute de papier de soie auquel est suspendue une longue chenille lumineuse que le vent promène et emporte avec lui au milieu du ciel. Quant aux fusées nautiques, elles sont pourvue d'un flotteur qui leur permet de se maintenir sur l'eau, et, lorsqu'elles sont enflammées, leur recul naturel les fait se mouvoir capricieusement; par le même recul également, les "soleils" se mettent à tourner autour du pivot des roues de bois qui leur servent de monture. Quant au "bouquet", ce couronnement obligatoire de tous les feux d'artifice, rien n'est plus simple que de l'obtenir; les fusées sont alignées en rangs nombreux et réguliers les unes à côté des autres et à l'aide d'une mèche soufrée on les allume toutes à la fois.
Les prix de revient des feux d'artifice est très élevé; certaines grosses bombes coûtent jusqu'à 150 francs l'une. Il faut compter pour les petits "marrons" détonants 1 franc pièce; une bombe à pluie d'or coûte 5 francs, une petite fusée à parachute 2 francs. La grande "Salamandre" ou le "Serpent et le Papillon", pièce mouvementée avec jeu de couleurs variées accompagnées de six rosaces, et dont nous donnons une reproduction, revient à 70 francs.


Pour le bouquet, il ne faut pas compter moins d'un millier de fusées;
Les beaux feux d'artifice du siècle dernier coûtaient couramment 30 ou 40 000 francs pour la seule partie pyrotechnique; mais en outre la partie de "décoration" était payée à part aux machinistes, constructeurs et décorateurs, et un feu d'artifice complet atteignait facilement une centaine de mille francs.
Actuellement, pour un des feux d'artifice du 14 juillet, l'artificier doit s'en tirer avec 3 000 francs. Le feu d'artifice tiré en l'honneur des Souverains Russes atteignit seul un total de 30 000 francs.



Un feu d'artifice moderne. Photographie d'après nature.


Nos modernes artificiers ne sont pas inférieurs à leurs ancêtres au point de vue de l'ingéniosité et de la fabrication matérielle: la pyrotechnie, participant de plus en plus au contraire, des découvertes chimiques de notre siècle, n'est pas encore en décadence; mais ils disposent de ressources infiniment plus restreintes, et surtout ce qui a disparu, c'est le sentiment d'un art qui présidait autrefois à ce spectacle, qui le coordonnait avec un résultat capable de contenter les délicats, tout en divertissant la masse. Sans doute les conditions de vie et les mœurs d'une société plus aristocratique que la nôtre étaient plus favorables à ce résultat, mais ne peut-on pas tenter l'éducation artistique du peuple, en lui montrant autre chose que les produits de la banalité ou du mauvais goût, et en tâchant d'éveiller en lui, même dans ses amusements, le sentiment du beau?

Lectures pour tous, 1900-1901.

dimanche 18 septembre 2022

 Physiologie des buveurs.

Les buveurs de vin bleu.


- Qu'est-ce que le vin bleu*? direz-vous.
- C'est un vin qui n'est pas du vin.
Comme il y rentre de tout, je ne voudrais pas cependant affirmer d'une manière absolue qu'il n'y rentre pas quelques gouttes de jus de raisin: cela n'est pas impossible; mais, s'il en est ainsi, la dose est tellement homéopathique, que ce n'est pas vraiment la peine d'en parler. On en met tout simplement pour dire qu'il y en a.
Le vignoble qui produit le vin bleu est situé, au moins en grande partie,  entres les fossés qui marquent du sud au nord, de l'ouest à l'est, l'enceinte de Paris. Quoique cette espèce de culture, plus ou moins vinicole, ne soit aucunement protégée par l'administration, bien au contraire, attendu qu'elle nuit également aux intérêts du fisc et à la santé publique, elle n'en prospère pas moins. Chose remarquable, et que les magiciens du Pharaon égyptien auraient sans doute seuls pu expliquer, la température n'exerce aucune influence sur la vendange d'où sort le vin bleu. Que l'été soir radieux et resplendissant de soleil, ou pluvieux et triste, la récolte est toujours la même, et les buveurs de vin bleu n'ont pas à s'inquiéter de l'incertitude des saisons. Ils ont un autre avantage, le prix du vin bleu ne varie guère: tandis que les vins de Bourgogne et de Bordeaux, ces aristocrates de la cave, éprouvent des baisses et des hausses considérables, selon que l'année a été favorable ou contraire, le vin bleu, comme un farouche démocrate, refuse de se régler sur les exemples de ses insolents voisins. Il est sui generis, et, quoi qu'il arrive autour de lui, il maintient son prix sous le niveau d'une sévère égalité. C'est un bleu, qui pour rien au monde ne voudrait être blanc, et qui dédaigne d'être rouge, parce que le chambertin et le clos-vougeot sont de cette couleur.
Ici, je demande la permission de faire une petite digression à l'appui de la compagne remarquable opérée il y a quelques années par M. Eugène Pelle contre la popularité de ce faux bonhomme de M. de Béranger. Le chansonnier a bien chanté les gueux, il est vrai:

Les gueux, les gueux
Sont des gens heureux;
Ils s'aiment entre eux;
Vivent les gueux!

Mais où donc ce prétendu chansonnier du peuple et des gueux a-t-il chanté le vin bleu? j'ai beau chercher, je cherche en vain. Et je l'entends ici crier:

Chantons, amis, l'aï nous inspire.

Dans une autre chanson, je rencontre ce refrain:

Le vin charme tous les esprits.
Qu'on le donne 
Par tonne!
Que le vin pleuve dans Paris
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Mais vous pouvez être sûr que M. de Béranger aurait ouvert son parapluie s'il avait plu du vin bleu. S'il a pris Diogène pour patron, il a eu soin de crier au loin:

Dans l'eau, dit-on, tu puises la rudesse;
Je n'en bois pas, et censeur plus joyeux,
En moins d'un mois, pour loger ma sagesse,
J'ai mis à sec un tonneau de vin vieux.

S'il s'était agi d'un tonneau de vin bleu, M. de Béranger aurait mis plus de temps à le boire, je ne crains pas de l'affirmer.
Circonstance aggravante, il dit ailleurs:

Amis, égayons la vie
Par le champagne et les chansons.

Puis, pour ne laisser aucun doute, il ajoute dans une autre chanson:

Pour des vins de prix
Vendons tous nos livres.

Enfin il couronne les adulations qu'il a prodiguées aux vins aristocrates par la chanson adressée à des Saumurois qui lui avaient envoyé en prison du vin de Chambertin et de Romanée, en lui ordonnant des douches intérieures pendant son séjour à Sainte-Pélagie*:

J'espère
Que le vin opère.
Oui, tout est bien; même en prison,
Le vin m'a rendu la raison.
Après un coup de Romanée,
La douche ayant calmé mes sens,
J'ai maudit ma muse obstinée
A railler les hommes puissants.
Un accès pourrait me reprendre,
Mais du topique effet certain,
J'aurais de l'encens à leur vendre
Après un coup de Chambertin.

Vous entendez, du vin de Chambertin, du vin de Romanée, voilà ce qu'il faut à ce tribun gastronome, dont la muse gourmande se désaltère du meilleur cru. Du vin bleu, fi donc! cela est fait pour le populaire. La muse de Béranger aime mieux boire à la santé du peuple que de boire avec lui, et, si ce nouveau Diogène prête son tonneau quand les fûts manquent à la vendange, n'allez pas croire n'allez pas croire au moins qu'il soit ici question de la vendange de vin bleu, à qui les fûts ne manquent jamais, attendu qu'on le fabrique au fur et à mesure de la consommation.
Le vin bleu eut d'autres chantres, moins difficiles et moins hauts grimpés sur le Parnasse. On chante encore dans nos rues le refrain suivant, qui est peut-être de Delraux ou tel autre chansonniers des cabarets:

Heureux qui mourut sous les coups
Sous les coups du vin à quatre sous.

Je crois que ce bonheur est moins grand qu'on veut bien le dire, et qu'il ne faut pas prendre plus au sérieux les joies de l'ivresse du vin bleu que les agonies païennes couronnées de myrthes frais, chantées de nos jours par Casimir Delavigne. L'agonie est une chose triste et lugubre que la religion seule peut consoler. Quant à l'ivresse du vin bleu, c'est la plus effroyable de toutes les ivresses. L'ivresse de bière, avec son sommeil de plomb, est quelque chose de spirituel et de riant en comparaison. Le vin bleu, en effet, est à la bière et au cidre ce que la bière et le cidre sont au aux vins du Clos-Vougeot et de Chambertin. Quand les buveurs se sont ingurgités des masses de ce breuvage bleuâtre composé en grande partie avec du bois de Campèche, de l'eau de la fontaine voisine et de la lie de gros vin de Cahors, parfois avec une dose de vin de Brie, de Suresne ou d'Argenteuil, l'estomac succombe sous le poids indigeste de ce liquide perfide et nauséabond. Peu à peu de grossières fumées montent au cerveau, les yeux s'injectent, les idées s'obscurcissent, la physionomie du buveur prend une expression stupide, sa prononciation s'altère. Le vin bleu n'a pas cette riante couleur du vin chanté par le poëte, plus habitué encore à se désaltérer au Caveau qu'à la fontaine des doctes sœurs, et qui

Prête son charme à toute la nature.

Il tire un voile sombre sur les yeux du malheureux qui va  lui demander l'oubli des maux du présent et surtout l'oubli des inquiétudes du lendemain. C'est là, en effet, l'explication de la passion qu'on retrouve chez tous les peuples et dans tous les temps pour les boissons fermentées, pour le hatchich et l'opium en Orient, pour la bière et le wisky en Angleterre, pour le vin, la bière, le cidre et hélas pour l'absinthe ou le trois-six* en France, le trois-six qui me paraît destiné à détrôner le vin bleu aux barrières, au détriment de la santé publique menacée d'un plus grand péril. Il y eu un temps où, selon la chanson classique du chiffonnier, le vin se vendait trois sous aux barrières:

Un vieux chiffonnier, barrière du Maine
Du temps où le vin se vendait trois sous,
Et qu'à quart de prix l'on avait sans peine
Un plat de goujons et du lard aux choux.

Je demande pardon aux lecteurs de mettre sous ses yeux cet échantillon de littérature faubourienne, mais ils ne s'attendent point à ce que je leur cite des vers de Racine, ce nectar de la poésie, à propos du vin bleu.
A cette époque donc, il arrivait que l'ouvrier emmenait le dimanche sa femme et ses enfants à le barrière. On y buvait du vin bleu, il est vrai, et un aïeul invalide se mettait quelquefois de la partie, et, tout en racontant ses campagnes, payait une tournée à sa bru et à ses petits enfants; mais il y avait à cela un double avantage: les hommes buvaient moins de vin bleu, et la femme et les enfants, qui pendant toute la semaine s'étaient abreuvés d'eau claire, revenaient avec une illusion: celle d'avoir bu du vin. 


Un cabaret à la barrière.



Je ne dis pas que cet usage soit complètement perdu: les honnêtes ouvriers, ceux qui sont de bons pères de familles, continuent à le suivre, et c'est ainsi qu'on voit quelquefois des femmes et des enfants attablés autour de longues tables de bois qui ont sauté des anciennes barrières aux nouveaux cabarets établis au delà de la ligne des fortifications, depuis que Paris a élargi sa ceinture. Que le vin bleu leur soit léger, c'est ce que je leur souhaite en récompense de leur bonne intention et de l'usage qu'ils ont gardé de s'empoisonner en famille.
Je le souhaite, mais je ne l'espère guère.
Sans doute le vin bleu est un poison moins violent que l'absinthe, mais c'est un poison. Il fut l'un des plus puissants alliés du choléra-morbus. Dans la terrible irruption du fléau, en 1832, les buveurs de vin bleu se réveillèrent cholériques, et moururent en demeurant de la couleur de leur sujet. Dans les troubles civils, le vin bleu a toujours joué un grand rôle. Il coulait à flots quand, selon les ïambes d'Auguste barbier:

La sainte populace et la grande canaille
Se ruaient à l'immortalité.

Dans les horribles massacres de septembre 1792, les libations des égorgeurs aux furies de la Révolution se faisaient avec cette liqueur, et, sur les papiers que M. Mortimer-Ternaux a interrogés et sur lesquels ils donnèrent quittance du salaire qui leur fut distribué pour leur besogne de meurtre, on découvre souvent à côté d'une tache de sang une tache de vin bleu.

                                                                                                            Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 28 mai 1864.

* Nota de célestin Mira: L'orthographe originale a été respectée.

* Vin bleu: Le vin bleu était un vin rouge  de mauvaise qualité et peu onéreux, servi dans les cabarets proches des fortifications. Ces vins provenaient des vignes situées autour de Paris, Argenteuil, Meudon, Ruel, Montmartre, Suresnes, Bagneux entre autres ainsi que de vignes proches de la région d'Orléans ou de Brie. Il était surnommé "petit bleu" ,"gros bleu" ou "gros bleu qui tache". Ces vins étaient de plus souvent trafiqués par des ajouts divers.

* Sainte Pélagie: Crée par la Fondation des Filles repenties en 1662, elle devint rapidement une prison pour filles et femmes débauchées. Puis, elle fut dédiée aux affaires de mœurs, de dettes et enfin aux politiques. A condition d'avoir de l'argent, on pouvait recevoir des amis et des provisions et même y faire la fête, témoin la scène ci-dessous dans une cellule de Saint-Pélagie.



* Trois-six: Le Trois-six est une eau-de-vie fabriquée en Normandie, portant ce nom pour signifier « trois mesures d'alcool et trois mesures d'eau ».
Le degré d'alcool du trois-six était compris entre 92 et 95°.
Pour vérifier que c'était bien des barriques de trois-six que l'acheteur avait devant lui, il faisait le mélange 3/6e. Le degré du mélange était alors de 45°, les alcoomètres n'existant pas,  il devait s'enflammer, contrairement à d'autres alcools moins forts. La démonstration était faite sur place.