Croquis d'après nature.
Maître Rativeau, notaire, rue Joquelet, s'appelle Armand de son petit nom: c'est un notaire à l'eau de rose, un notaire jeune encore et très bichonné. Lorsque quelqu'un, le relançant au fond de son étude où il lit les journaux des boulevards, lui demande un instant d'audience, il répond presque toujours:
- Adressez-vous à mon second clerc;
- Permettez, monsieur Rativeau, c'est que l'affaire est importante; j'aurais préféré que vous-même...
- Alors, c'est bien différent. Parlez à mon premier clerc.
Le premier clerc, M. Guignard, est l'âme de la maison. Il a toute la confiance de M. Armand, pardon, de maître Rativeau, et la mérite absolument, comme il a eu et mérité celle des patrons qui ont précédé celui-ci. C'est dans son cabinet à lui que s'élaborent les travaux de conséquence. Il y a vu passer plusieurs générations de clients. Il les connait ou les a connus par leurs noms, et, quoique presque sexagénaire, il se rappelle par le menu l'histoire de leurs intérêts, c'est à dire en somme leur propre histoire.
La sienne, à lui, dame! elle tient ou paraît tenir dans ces deux mots: travail et prosaïsme.
Un matin de l'été dernier, il était dans son fauteuil de maroquin vert, devant un large bureau où s'amoncelait le papier timbré. Bien seul et bien tranquille, il réfléchissait mollement à une donation entre vifs dont il s'était chargé de rédiger l'acte. Ses regards, éteints par une vague somnolence, se promenaient machinalement sur les cartons verts qui cachaient les murs. Il ne se sentait pas en train. Son déjeuner lui pesait un peu. Le temps lourd le faisait souffler. Les petites misères du célibataire qui ne "se fait pas tout jeune" et qui s'alourdit le préoccupaient au moins autant que la donation entre vifs. En sorte que, pour le moment, la formule: travail et prosaïsme ne se réalisait qu'à moitié; le travail languissait; mais, en revanche, le prosaïsme, plus florissant que jamais, s'étalait avec magnificence sur la personne du maître clerc, depuis l'opulent abdomen jusqu'aux bouffissures des joues.
On frappa discrètement à la porte.
- Entrez! dit M. Guignard en réprimant au bâillement.
Une dame parut, une bonne dame d'une cinquantaine d'années, mise avec goût mais sans recherche.
- Madame Cardy! s'écria le gros homme un peu réveillé.
Il fit un effort, se leva, avança au fauteuil.
- Je vous dérange?... demanda Mme Cardy en s'asseyant.
- Oh! nullement, chère madame. J'ai toujours du plaisir à vous voir. Très sincèrement. Cela me rajeunit. Et ce plaisir n'est que trop rare...
- C'est votre faute, monsieur Guignard. Vous m'avez si bien conseillée, si bien dirigée dans le débrouillement de mes affaires depuis la mort de mon mari, que maintenant je commence à voir clair dans cette affreuse bouteille à l'encre, et n'ai plus besoin de vous importuner aussi souvent.
M. Guignard fut sur le point de répondre une galanterie. Il se retint:
- J'ai fait, dit-il simplement, comme j'aurais fait pour ma sœur.
- Je ne sais comment vous remercier.
- Tout entier à votre service. Dire que je vous ai vue à quinze ans!... Voyons, parlons affaire. Qu'y a-t-il de nouveau?
Il s'enfonça dans le dossier de son siège, joignit les mains sur la proéminence de son vaste gilet, fit tourner lentement ses pouces et, la tête un peu renversée, ferma les paupières à demi. C'était son attitude officielle, celle d'un homme prêt à écouter et à se recueillir. Le simple mortel faisait place au maître clerc, et le maître clerc devenait machine à consultations.
- Voici la chose, dit Mme Cordy. mon fils aîné sera majeur dans trois semaines. Je suis sa tutrice. J'ai des comptes de tutelle à rendre, n'est-ce pas? Quelles formalités me faut-il remplir.
- Article 469, dit aussitôt M. Guignard en nasillant un peu: tout tuteur est comptable de sa gestion lorsqu'elle finit... Article 471: le compte définitif de tutelle sera rendu aux dépens du mineur lorsqu'il aura atteint... Ah! çà! mais, s'écria-t-il tout à coup en changeant de ton, votre fils a donc ses vingt et un ans?
- Mais certainement, cher monsieur.
- C'est inouï: comme les années passent! comme elles passent!...
- Hélas! vous ne savez donc pas que je pourrais avoir une fille de vingt-six ans si la mort?...
- Oui, je me rappelle, chère madame. Mon Dieu! mon Dieu!... Tout cela ne nous fait pas jeunes!...
Il songea de nouveau durant quelques secondes. Puis reprenant son nasillement:
- Il faut convoquer le conseil de famille. Ce conseil, article 407, sera composé, non compris le juge de paix, de six parents ou alliés... Moitié du côté paternel, moitié du côté maternel.
- Ah! voilà la difficulté, monsieur Guignard. De mon côté, je ne vois plus de parents ni d'alliés. Je n'ai plus personne.
- C'est comme moi. Seul au monde, chère madame. Vous, du moins, vous avez des enfants. Ils vous font un passé et un avenir. Et puis... et puis... vous êtes encore une jeune femme!
Il dit cela comme se parlant à lui-même. Il le dit sans la moindre intention de galanterie. Ces mots "jeune femme" partaient d'un sentiment sincère. Il voyait Mme Cardy à travers ses souvenirs. Ses souvenirs, ce jour-là lui revenaient à l'improviste et il s'y laissait aller bonnement.
Non, certes, elle n'était plus jeune, la bonne dame. Elle paraissait son âge, ni plus ni moins: cinquante ans ou bien près. Mais, il faut le dire, son visage était resté agréable. Ses yeux d'un bleu très clair et sans fadeur, donnait un je ne sais quoi de limpide et de bien vivant à sa physionomie. on y lisait comme à livre ouvert un cœur droit, un esprit sans visées extraordinaires, mais sain et cultivé, une existence qui pouvait avoir des ombres, mais nulle tache. Sur cette figure de petite bourgeoise, souriait une finesse tempérée de bonté, une pointe de cet enjouement naturel dont l'âge ne détruit point la grâce. Dans la bonne femme, il y avait de la parisienne, et dans la Parisienne il y avait de l'honnête femme.
Au reste, il n'est pas impossible qu'elle eût été très jolie.
Elle fut un peu décontenancée par les derniers mots de M. Guignard, qu'elle prit pour un compliment. Elle se tut, et laissa le maître clerc continuer;
- Le conseil de famille, reprit-il, se tiendra au domicile du mineur: Neuilly, n'est-ce pas?... Neuilly!... C'est là aussi que j'ai été mineur (et il souriait tristement), et vous également, chère madame. A défaut d'alliés, on prendra des amis de la famille. Vous avez bien des amis, j'espère?... moi, par exemple, me voulez-vous?...
- Certes, monsieur Guignard! Je ne sais comment...
- Me remercier, c'est convenu. Vous me désignerez les autres, et je leur écrirai sans préjudice de la démarche de politesse que vous leur devrez. Neuilly, cela leur fera faire une promenade; et à moi, cela me fera un pèlerinage. C'est là-bas que nous nous sommes connus gamins, tout gamins, vous rappelez-vous? Oh! Dieu, quand je pense que je vous ai tutoyée! Je faisais déjà mon droit que vous étiez encore en pension. Mais il y avait les vacances, il y avait le grand jardin, où nos deux familles se réunissaient en été, le soir, pour voisiner... j'étais un grand fou, un grand sot... j'ai manqué ma vie...
Ici, sa voix se mit à trembler légèrement.
- Que voulez-vous? continua-t-il. Les bévues de la jeunesse!... Je suis resté seul avec mes belles idées d'indépendance. Vous vous êtes mariée. Chacun est allé de son côté... Comme tout cela est loin! Et comme je me le rappelle! et comme vous étiez jolie!...
- Oh! monsieur Guignard, interrompit Mme Cardy un peu troublée, quelle illusion voulez-vous me donner là? des illusions à notre âge!...
- A mon âge, voulez-vous dire. Vous avez raison, ce serait ridicule, si c'était illusion de ma part. Je ne sais pas ce que j'ai, aujourd'hui, de remuer tous ces souvenirs. c'est plus fort que moi...
Alors, d'un mouvement qui ressemblait à un élan contenu, il prit la main de sa visiteuse:
- Madame, chère madame... il y a un détail que vous ne connaissez pas: c'est que je vous ai aimée, bien aimée, longuement aimée... lorsqu'il n'était plus temps! Est-ce drôle, hein?... un clerc de notaire!
Et, tout à coup, Mme Cardy qui, de ses yeux limpides, le regardait avec une surprise profonde, vit briller quelque chose au coin de ses paupières: c'était une larme.
Et cette larme lui parut si touchante, si bonne, si cordiale, et il mit tant de choses dans l'émotion discrète de cet aveu si tardif, qu'elle aussi, à son tour, elle aperçut le bonhomme à travers ses souvenirs: plus de rides, plus d'embonpoint, plus de difformités vulgaires... Dans l'atmosphère lourde du cabinet, entre ces deux vieilles personnes, passe comme un souffle de renouveau, venu du jardin de Neuilly!
Cela ne dura que deux secondes, deux secondes d'attendrissement très pur et très doux, pendant lesquelles la visiteuse laissa sa main gantée dans celle du vieil ami.
- Je ne croyais pas vous conter jamais jamais cet enfantillage, reprit-il un peu confus. Je vous l'ai caché même lorsqu'arriva votre veuvage; j'étais déjà un vieillard. Ma vie est finie maintenant...
- La mienne aussi, dit la veuve.
- Chère madame, chère amie... tachez de ne pas rire de moi... et revenons à votre affaire.
Ils y revinrent en effet, et, d'un ton franchement reposé, convinrent des dispositions à prendre. M. Guignard se chargea, bon gré mal gré, de toutes les démarches nécessaires. Il n'était plus très ingambe ni très actif, mais il ferait pourtant diligence. Elle le remercia de son mieux.
Quand ce fut fini, il y eut un serrement de main tout amical et sans embarras. Il la reconduisit jusqu'à la porte de l'étude. Comme elle s'éloignait déjà, il lui dit:
- Ah! j'oubliais, chère madame... mes amitiés à vos enfants.
Et, bientôt après, le vieux monsieur et la vieille dame, repris par le train de la vie, se remettaient chacun de son côté à la tâche quotidienne, un peu rajeunis au fond du cœur par cette fugitive étincelle de poésie qu'un souvenir avait fait briller sur la prose de leur existence.
Gabriel Liquier.
La Vie populaire, jeudi 29 octobre 1885.
Nota de Célestin Mira: