Les mémoires du dernier cheval de fiacre.
Fantaisie humoristique.
Depuis que voitures à vapeur, tramways électriques, automobiles se multiplient, menaçant de remplacer définitivement les anciens modes de locomotion, peut-il être permis de prévoir ou du moins d'imaginer le temps où le cheval de fiacre ne sera plus qu'une espèce disparue, un souvenir lointain. Telle est l'origine de l'amusante fantaisie qu'on va lire. Nous avons donc une raison de plus de tenir à nos chevaux de fiacre, puisque ce sont des vrais Parisiens, pleins d'esprit, de gaieté et de railleuse bonhomie!
Devenu très vieux et sentant sa fin prochaine, le dernier cheval de fiacre résolut d'écrire son testament. Voici quelques fragments de ces curieuses confidences.
"... Par ce beau jour printanier, qui ne sera pas suivi pour moi de beaucoup d'autres, le désir m'a pris de laisser quelques souvenirs du pauvre animal que je fus. Ne suis-je pas un des derniers représentants d'une race qui va disparaître? Le temps est proche où l'on parlera du cheval de fiacre comme on traite à présent les espèces tertiaires et quaternaires dans les ouvrages spéciaux. Alors on racontera comme une bizarrerie qu'il y eut une époque très primitive où les hommes adaptaient à leurs véhicules des quadrupèdes vivants qu'ils dirigeaient au moyen de lanière de cuir et qu'ils excitaient au moyen de fouets. Et des savants rédigerons des mémoires sur ces vestiges singuliers d'un passé fabuleux... Car nous aurons été supplantés ici-bas par une espèce nouvelle et fort encombrante, celle des automobiles!
"Comme nous ne serons plus utiles à l'humanité, l'humanité nous laissera dépérir. Et tu ne seras, sans doute, ô toi, le dernier de mes petits-fils, qu'une pauvre bête un peu sotte et fort dégénérée qui passera dans un pâturage les dolentes journées de l'agonie d'une race!
"Certes, elle fut pourtant glorieuse, la race des chevaux de fiacre! Elle remonte au plus lointain passé. Nous comptons, parmi nos ancêtres, Pégase, le cheval ailé qu'enfourchaient les poètes, et aussi les coursiers prodigieux qui jadis traînaient le char embrasé du soleil... Sur terre, ensuite, nous traînâmes le char de Gordius, qui fut roi de Phrygie. Puis, nous emportâmes au combat les rois Assyriens, nous promenâmes Sémiramis à travers les provinces de son immense empire... A Rome, à Byzance, notre métier devint un sport. Dans les cirques très vastes, nous courûmes avec frénésie, heurtant contre les bornes dangereuses les roues de nos chars, nous écrasant et nous broyant aux acclamations délirantes des peuples émerveillés.
" Quand nous étions fourbus pour avoir fourni de trop furieuses courses, on nous vendait à des pauvres gens, et bon nombre de nos magnifiques aïeux, sur leurs vieux jours, ne dédaignèrent pas de traîner doucement la charrette de quelque humble marchand de légumes latins qui, dès l'aube, apportait de la campagne romaine au marché de la ville le produit savoureux de ses vergers et de ses potagers.
" Mais je me laisse aller à l'évocation de ces époques lointaines. Ah! qui jamais écrira notre histoire? Depuis un siècle seulement, combien notre sort fut varié, notre rôle divers!... Te dirai-je, ô mon petit fils, les drôles de voitures que nous traînâmes dans cette courte période de notre passage sur terre? Il y en eut de lamentables, il y en eut de très belles. De très belles surtout après la Révolution. On vendit alors à bas prix les biens des émigrés, et leurs carrosses dorés devinrent des fiacres. Ah! quels fiacres! Ils étaient laqués et peints de sujets gracieux où de petits amours roses voltigeaient malicieusement autour des nobles armoiries. Mais ils se disloquèrent. Les vitres se brisèrent et durent être raccommodées tant bien que mal avec du papier collé. Les ressorts se fatiguèrent, les essieux se cassèrent, les marchepieds prirent des airs penchés.
Quels fiacres tiraient alors nos ancêtres? C'étaient de vieux carrosses, jadis peints et armoriés, mais dont les carreaux cassés et les éraflures racontaient la déchéance. |
Quand il fallu enfin mettre au rencart ces riches voitures, tu ne saurais imaginer les extraordinaires véhicules qu'on inventa, des gros et des petits, de forme bizarre et très lourds. Mon arrière-grand père, après dix ans de service, en avait les épaules malades... c'est ainsi que nous traversâmes la restauration, la Monarchie de juillet et l'Empire. On avait l'habitude assez naturelle de transformer en fiacres les "voitures de maîtres" qui cessaient de plaire à leurs fortunés possesseurs. Aussi le fiacre fut-il, pendant le cours de ce siècle, un étrange véhicule, toujours en retard d'une vingtaine d'années sur la mode élégante.
" Ce qu'il y a de tout à fait amusant, c'est que la mode des voitures et la mode des costumes ne suivaient pas les mêmes variations.
"Le costume féminin change fréquemment, et quand les belles dames se sont plu pendant quelques années à porter des robes très amples, elles prennent tout à coup le goût plus vif pour des ajustements très collants. L'humeur capricieuse des élégantes passe alternativement de l'emphatique crinoline à la jupe serrée en fourreau de parapluie. Or il faut des voitures diverses pour l'emphatique crinoline et pour la jupe étroite. Qu'arriva-t-il donc?
" Il arriva que nous dûmes transporter dans de très petits coupés les volants infinis que de larges cerceaux tendaient et boursouflaient; il fallut serrer, tasser, réduire à sa plus simple expression ces ornements excessifs.
Comment, dans les fiacres que nous traînions allégrement, car ils étaient très petits, les dames pouvaient-elles placer leurs crinolines monumentales? C'est ce que je me suis toujours demandé. |
Les pauvres femmes ne savaient comment faire; elles poussaient des petits cris et pensaient se trouver mal quand l'automédon travailler à "charger" ce splendide attirail, et résolvait par la violence l'impérieux problème d'introduire dans un contenant étriqué le plus disproportionné des contenus.
" Quelques années plus tard, les dames eurent à leur disposition d'immenses berlines où se perdaient ridiculement leurs robes collantes et leurs toilettes menues... C'était plus commode, et si comique!
Mon ami n'était pas dupe de ma comédie; mais il faisait semblant. Et nous avons ainsi, tous les deux, débarqué pas mal de clients désagréables L'union fait la force; et nous avions ensemble un pareil intérêt à travailler le moins possible et dans les conditions les plus avantageuses.
" Mon pauvre vieil ami! je le vois encore. il était gros comme un tonneau; c'est tout ce que j'avais à lui reprocher, mais il était un peu plus lourd que je ne l'eusse souhaité.
Pour moi, je n'ai pas eu à me plaindre. Mon cocher, brave homme, n'avait qu'un défaut: c'était d'être lourd. |
Quand il grimpait sur son siège, les ressorts de la voiture, bien que résistants, s'écrasaient, et le coup d'épaule, pour démarrer, n'était pas facile. Sauf ce défaut, dont il n'était pas responsable, je ne lui connu que des qualités, ou du moins s'il eut quelques travers, je n'avais pas personnellement à en souffrir: c'était tout ce qu'il me fallait et j'aurais été ridicule en me posant à son égard en moraliste intransigeant.
" Il aimait boire: c'était son goût. Je l'ai tiré plus d'une fois d'aventures fâcheuses. Il lui arrivait de temps en temps, de ne pas être extrêmement solide sur son siège; alors j'avais soin de ne pas trop le secouer, j'évitais les chocs et je prenais une allure modérée. Il croyait me conduire, parce qu'il tenait ses guides dans ses mains; mais ses mains étaient molles et la faculté de la direction s'obscurcissait dans son esprit: c'était moi qui le conduisais. Je savais mon chemin, et, si je me trompais un peu, j'avais en tout cas la consolante certitude de moins me tromper qu'il n'aurait fait lui-même si je m'étais abandonné paresseusement à ses troubles inspirations.
"Il nous arrivait de marauder. On fait ce qu'on peut dans ce bas monde pour gagner sa vie de son mieux. Nous avions alors, très souvent, maille à partir avec les sergents de ville. Ceux-ci voulaient nous envoyer à la station. Mais on s'ennuie à la station; on perd son temps à prendre la file, et nous n'avions de patience ni l'un ni l'autre. mon ami répliquait hardiment: " Je vais relayer! un cheval malade..."
"Je rentre au dépôt, mon cheval est malade..." disait mon cocher quand un agent nous surprenait en maraude. Alors je boitais, je soufflais, je faisais semblant d'être très las. |
J'affectait alors une effrayante lassitude; je penchais la tête, je boitais, je soufflais, si bien que le représentant de l'autorité nous laissait aller. A peine avait-il le dos tourné, je me remettais à marcher d'une allure engageante afin de tenter le client sérieux.
" Il faut savoir le dénicher, le client sérieux. Il se dissimule souvent, entre cinq et sept heures du soir, dans la foule des pauvres diables qui attendent l'omnibus au bureau. Il a le numéro 360, par exemple, et tous les omnibus passent complets. Il en a déjà vainement guetté huit ou dix. Mais il s'acharne; il s'est solennellement promis à lui-même d'entrer à partir d'aujourd'hui dans la voie des économies. Deux ou trois omnibus passent encore, également bondés depuis la tête de ligne. Alors son courage faiblit; il réfléchit qu'il va rentrer en retard, que sa femme lui fera sans doute une scène, que son rôti sera brûlé. Un fiacre allègre longe le trottoir. O tentation!... Le client sérieux tâte son gousset. Il a juste la monnaie qu'il faudrait pour payer sa course, de cette futile petite monnaie qui ne compte pas, de l'argent de poche. Et allez donc! Le fiacre est pris...
" Ces manèges divers transforment en un art délicat et charmant le métier de cocher de fiacre, et le cocher de fiacre ingénieux sait associer son cheval à ses manigances. Ah! j'ai passé des heures subtiles avec mon ami! Le souvenir m'en est encore présent. Nous avons spéculé tous deux avec une habileté remarquable sur les passions humaines. Nous avions l'air tout simplement d'un cheval et de son cocher; mais nous fûmes des psychologues.
" Et c'est nous que vont tenter de remplacer désormais de stupides machines, plus résistantes que ne peut l'être un animal, sans doute, mais dénuées de savoir-faire, brutales et sottes.. Et laides encore, par dessus le marché!
" Ah! cette heure est mélancolique. Le soleil se couche dans la brume. Le pâturage où je rêvasse est triste à cette fin de jour. Je me sens vieux extrêmement, vieux de toute ma vieillesse et de toute la vieillesse d'une race dont je suis l'un des derniers représentants. Je ne tarderai guère à mourir; Et ma race est condamnée. Il me semble que je meurs plus complètement, avec cette pensée amère de mon espèce qui s'en va. Et mes rêveries se dirigent vers toi, qui sera tout à fait le dernier des chevaux, misérable petit-fils dont j'évoque avec désespoir la falote silhouette.
André Beaunier.
Lectures pour tous, 1900-1901.