Le patineur d'été.
Quand, par une de ces belles soirées que le mois de juin ramène, vous allez chercher un peu d'air sur la terrasse qui domine la place Louis XV*, animée à cette heure par le mouvement des innombrables voitures qui conduisent les oisifs au bois de Boulogne, vous apercevez, à vos pieds, sur l'asphalte, un spectacle singulier. Un groupe cosmopolite s'est peu à peu formé. Il y a là des beautés à la mode portant le catogan en sautoir, la botte à gland que laisse voir une jupe retroussée par des tirettes, sur un jupon couleur sang, le péplum renouvelé de l'antiquité, le chapeau imperceptible qui ceint la chevelure sans couvrir la tête, téméraire! j'allais dire la cervelle, et qui est retenu sous le menton par un large ruban, l'en-tout-cas* indiqué par la saison sans cesse mêlée de pluie et de soleil. Puis, à côté de la bonne traditionnelle des Tuileries, tenant dans ses bras le perpétuel bébé qui sans doute se renouvelle avec les générations, mais qui a l'air d'être toujours le même, j'aperçois le Jean-Jean* des caricatures de Charlet* que le soleil d'Afrique ou d'Italie a cuivré et qui est devenu un vrai soldat à Solférino, comme l'atteste la médaille militaire attachée à sa poitrine. Quelques ouvriers qui ont fini leur journée, ou qui ne l'ont pas commencée, car on ne peut répondre de rien à cette époque de grèves, font nombre. Il y a là aussi des larges faces à lunette qui sentent la bazoche, de beaux fils à la fine moustache, coiffés du feutre gris, qui me font l'effet de douzièmes d'agent de change et qui portent la rose à la boutonnière et leur montre dans la poche de leur gilet. Je ne voudrais pas jurer qu'il y ait aussi dans ce groupe quelque pickpocket anglais en vedette; le coupeur de bourses et le voleur à la tire jouent à peu près dans les foules le même rôle que jouait la muscade dans le fameux dîner de Boileau: c'est l'assaisonnement obligé de toutes les réunions; seulement on n'est pas obligé d'en mettre partout, ils y vont d'eux-mêmes. Mais j'entrevois là-bas, sous les larges bords d'un chapeau gris, à la forme basse, décorée vulgairement du nom de melon, une figure au nez crochu, qui me donne des inquiétudes. C'est certainement une figure de l'autre monde. Serait-ce le représentant des mormons qui vient, dit-on, d'arriver du pays des saints des derniers jours dans notre capitale pour visiter l'Exposition universelle de 1867? Quelque chose ou quelqu'un, comme vous l'entendrez, aurait manqué à notre Babel industrielle et morale si l'on avait pas vu au moins un échantillon, on nous assure qu'il y en a deux, de cette association de communistes et de polygames fondée par Joseph Smith, en 1833, dans l'Ohio, puis transférée dans le Missouri, et, de là, dans l'Illinois, car la pudeur américaine s'effaroucha à bon droit de la morale plus qu'indépendante des "saints des derniers jours"; enfin, conduite par le charpentier Brigham Young, successeur de Smith lynché en 1844 par la multitude dans sa prison, et installée au sud du lac Utah. Etrange époque que la nôtre où les Mormons ne sont qu'un accident dans l'Exposition universelle de 1867.
Tout cela ne nous dit pas pourquoi ce groupe s'est formé sur l'asphalte de la place Louis XV et pourquoi il grossit de moment en moment.
Le vice-roi d'Egypte, qui est logé, vous le savez, aux Tuileries, va-t-il passer? S'agit-il du bey de Tunis? Ou bien le Grand Turc qui, dit-on, a la prétention de transformer la terre française en terre musulmane par le seul fait de son séjour, fiction qui, d'après la loi de son pays, peut seul l'autoriser à résider à Paris, ce qui donne aux bourgeois de cette ville l'espoir d'être promus, comme M. Jourdain, à la dignité de mamamouchi, le Grand Turc ferait-il aujourd'hui son entrée? Non. Quoique la curiosité publique soit un peu émoussée par l'empereur de Russie, le roi de Prusse et M. de Bismark, il y aurait plus de monde pour l'entrée de sa hautesse, que les parisiens ne connaissent guère que par l'odeur des pastilles du sérail* et par la lecture des Mille et une Nuits. Sur cette place, on verrait une multitude, et je n'aperçois qu'un groupe.
En suivant les regards des personnages qui forment ce groupe, je découvre l'objet de leur curiosité: c'est le patineur d'été.
Le patineur d'été est un de ces types d'excentricités comme on en voit tant à Paris, où le bonheur suprême est de faire ce que personne ne fait. Armer ses pieds de patins et courir avec une vitesse de chemin de fer sur le lac du bois de Boulogne, quand il gèle à pierre fendre, cela se comprend encore. Cet exercice violent peut être salutaire, quand il n'aboutit pas à une fluxion de poitrine ou à une jambe cassée. Mais courir avec des patins à roulettes sur l'asphalte mis presque en fusion par une température de trente degrés, voilà qui est un peu moins raisonnable, et par conséquent beaucoup plus digne d'un homme qui veut produire de l'effet, comme c'est le but de l'amphitryon des pigeons que vous avez pu voir dans les allées des Tuileries, conviant ses hôtes emplumés au festin accoutumé. Celui-là n'est pas plus fier de se transformer en pigeonnier vivant, couvert de volatiles qui lui mangent de la mie de pain, qui dans la bouche, qui sur l'épaule, qui dans la main, et se permettent sur lui tous les genres de privautés, que ne l'est le patineur d'été d'inscrire ses spirales allongées sur l'asphalte chauffé par le soleil de toute la journée.
Voyez avec quel air imposant il accomplit sa tâche. On dirait qu'il porte les destinées d'un empire, tant le port de sa tête qu'il rejette en arrière est grave et majestueux! Napoléon au bivouac d'Austerlitz croisait ses mains derrière son dos avec moins de dignité; le patineur d'été les croise sur sa poitrine, ce qui prouve qu'il ne faut pas disputer des goûts des grands hommes. Mais certes Napoléon ne régnait pas d'une manière plus absolue sur l'Europe que le patineur d'été ne règne sur l'asphalte de la place Louis XV. Les deux royaumes ne sont pas précisément de la même taille, j'en conviens; mais vous savez que César, ce napoléon romain, aurait mieux aimé être le premier dans un village que le second à Rome. J'avoue aussi que le patineur d'été, s'il eût été à la place de Napoléon, n'aurait peut-être gagné la bataille d'Austerlitz; mais à coup sûr le grand Napoléon eût été fort empêché s'il avait fallu patiner sur l'asphalte. A chacun son champ de bataille. Si celui-ci est moins glorieux que le champ de bataille d'Austerlitz, il est moins glissant que celui de Waterloo, et le patineur de l'asphalte, depuis qu'il manœuvre sur la place Louis XV, n'est pas encore tombé. Ne pouvant se faire un parterre de rois et de peuples, il prend son parterre tel qu'il le trouve: des bonnes d'enfants, des bébés, Jean Pacot, caporal en activité au 22e; M. Biroteau, épicier en retraite; Mme Adolphine, artiste du corps des ballets de la Gaîté, et Mme Amanda, la chanteuse du café-concert des Champs-Elysées, sans préjugé des douzièmes d'agent de change, des ouvriers flâneurs, des provinciaux en visite à Paris qui veulent pouvoir dire en retournant chez eux:" J'ai mangé de la galette du Gymnase, j'ai assisté à l'entrée de M. de Bismark, j'ai vu le Luculus des pigeons des Tuileries et le patineur de l'asphalte de la place Louis XV."
C'est pourquoi, si Juvénal eût vécu de notre temps, il eût crié à ce dernier ni plus ni moins qu'au redoutable Annibal:
I nunc et sævas curre per Alpes
Ut pueris placeas et declamatio fias.
Ce que je traduirai librement:
"Va, malheureux, patine à outrance dans l'Arabie pétrée de la place Louis XV, pour divertir les passants, fournir un sujet de dessin à Bertall et un thème d'article à Félix-Henri."
Peut-être me demanderez-vous, l'origine et les précédents du patineur de l'asphalte. Je serais très-embarrassé de faire une réponse catégorique à cette question. Il y a plusieurs versions contradictoires qui circulent.
Les uns prétendent que c'est un savant mathématicien qui cherche la quadrature du cercle en traçant avec ses pieds des lignes géométriques, tandis que sa tête nage dans les abstractions des mathématiques transcendantes. Les autres assurent que c'est un héritier de l'abbé de Saint-Pierre qui poursuit dans l'espace l'utopie de la paix perpétuelle et universelle. Il y en a enfin qui insinuent que c'est l'auteur de la dernière tragédie écrite en vers hexamètres, qui porte à sa manière le deuil de la famille des Atrides désormais perdue pour le théâtre français.
Félix-Henri.
La Semaine des Familles, samedi 29 juin 1867.
* Nota de Célestin Mira
* Place Louis XV: ancien nom de la place de la Concorde.
* En-tout-cas: large ombrelle pouvant servir de parapluie.
* Jean-Jean: conscrit fraîchement incorporé dans l'armée:
* Charlet: Nicolas-Toussaint Charlet est un peintre et graveur français:
* Pastilles du Sérail: Pastilles en provenance de Constantinople, destinée à parfumer une pièce en les faisant brûler à la façon de l'encens.